Anna Sinyakina In Paris

Une présence fantomatique en chemise blanche sur la scène noire. C’est lui, murmure-t-on dans le brouhaha de l’attente. C’est lui qu’on croyait attendre mais en fait, c’est Baryshnikov qui nous attend, bras croisés, bras décroisés, pendant qu’on s’installe. Il n’y a pas de rideau pour s’ouvrir sur une vie à venir, seulement un plateau pour constater qu’on en est là, ici, de cette vie d’émigré qui n’est plus à vivre mais à raconter. Il écrit, nous dit-il, sur les deux guerre qu’il a traversées, ancien général de l’Armée blanche. On ne le verra pourtant pas écrire, car Baryshnikov n’écrit qu’avec son corps et c’est ici sa voix qu’il prête à Nikolaï. Il n’écrit pas : il sera donc traversé par les mots qui défilent du bas jusqu’au fond de la scène, éclairé par une hampe, laissé dans l’obscurité entre les lignes. Je déchiffre les lettres informes, je les lis lorsqu’elles sont projetées et, toujours désynchronisée à vouloir absorber le texte anglais, je prends de court ou du retard sur sa traduction parlée. J’ai peur de manquer des mots, escamotés par l’accent russe, et ne commence à comprendre que lorsque je les oublie. Je m’en remets à la voix, une voix qui a de la gueule. Tête d’affiche, Baryshnikov est notre ami : il sera donc notre narrateur.

Il attrape des photos pour donner corps aux petites annonces qu’il comprend trop bien et dont il souligne d’une répétition désabusée les folles attentes (« Russe sensible ») ou l’absence d’espoir (« qualités intellectuelles non requises »). Nikolaï – car c’est ainsi qu’il nous faut désormais l’appeler – est presque un Parisien à ceci près qu’il est émigré, seul et russe. Il ne connaît personne, sauf la solitude qui défile dans le silence et toutes les langues au fond de la scène – profusion de paroles tues. La solitude emplit l’espace mais elle n’a pas de corps ; la femme nue vidéo-projetée de dos sur un carton que tient Nikolaï n’a pas plus de consistance que les photographies précédemment exhibées, pas de peau pour opposer de la résistance à ses caresses et faire exister une main qui disparaît sous l’image rêvée. Pour étoffer son existence, il lui faut revêtir chapeau et manteau, qui lui redonnent de la carrure, quoique militaire en temps de paix. Mais cette armure ne tient pas et accrochée au mur d’un café où il vient d’entrer, tombe dans un tragi-comique de répétition. Le chœur, composé de garçons de café et de serveuses plus enclins à lui parler festin que destin, lui chantent toujours la même chanson, dont il attend d’être accompagné pour aller une fois encore raccrocher ses chaussons son chapeau et son manteau à la patère. Une dernière fois et il tape des pieds flamenco pour que cela cesse ; rien n’est bien fixé sur les souvenirs, il faut laisser les affaires glisser le long de ce mur, photo renversée comme les idoles du passé.

À présent, il est dans un café, seul une fois que le garçon a fini son mime et nettoyé la vitre imaginaire qui sépare la scène de la salle. Et c’est là que j’entre en scène. Vous ne le saviez pas et moi non plus, mais j’ai un petit rôle dans cette pièce, très simple : j’avance en couinant vers Micha-Nikolaï qui chausse ses lunettes en se demandant ce que je fiche ici. Mais voilà que je me fais voler la vedette : Anna Sinyakina plante le décor une table au-dessus de moi, m’attrape par la queue, me montre à ce monsieur et m’envoie valdinguer en cuisine ; je suis verte. N’empêche que grâce à moi, la rencontre peut avoir lieu, inattendue, en lieu et place de l’habituelle juxtaposition entre serveuse et client. Les deux exilés s’apprennent par le menu et la conversation, timide, pleine de potage aux cornichons salés et d’hésitations à retourner en cuisine, tombe dans la soupe au choux. Grâce au micro (qui gêne les puristes mais que j’oublie vite), les voix peuvent chuchoter, douces comme le dessert qui ne vient jamais. Tandis qu’il avale sa soupe et qu’elle se tient à ses côtés, une bulle en carton apparaît, portée par un homme en noir, et on peut y lire tout l’attrait que le vieil homme conçoit pour la jeune femme.

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Elle est belle, belle d’une beauté brisée, diffractée sur tous les débris de sa vie – sa manière à elle d’être rayonnante. Sa voix, cristalline comme une pampille de lustre, éclaire la pièce de sa mélancolie diffuse, servie par le contrepoint du garçon de café. 

De la BD, on tombe dans la peinture cubique lorsque Nikolaï retient la table(eau de Picasso), retenant par la même occasion Olga. Elle ne bouge plus sa main, comme pour préserver l’équilibre rattrapé de la table, mais c’est davantage pour ne pas détruire la proximité qui vient de se créer entre eux deux ; lorsqu’il lâche prise, tout bascule sauf le pichet en papier mâché, qui reste collé à la table tandis qu’elle la prend distraitement sous le bras.

Après quelques jours et gargouillis de conversation, rendez-vous est pris. Chacun se prépare devant le grand miroir du public qu’il s’imagine témoin de quelques mouvements de boxe ou de poses dramatiques. À la lenteur de Nikolaï se joint l’insolence de Baryshnikov qui ne doute pas, lui, d’être observé. Aux gestes maladroits de son personnage pour se refagoter, il préfère la provocation pudique et laisse tomber son pantalon plutôt que d’y rentrer sa chemise : impossible du coup de croire l’épier. Il s’impose jusqu’à l’agacement, interdit au spectateur de se raser car c’est à lui de le faire, lame à la main, comme s’il avait rendez-vous avec Roland Petit. Olga, cependant, se livre à une séance d’habillage et de déshabillage avec l’inventivité sans entrave de qui joue son répertoire de grimace au miroir de la salle de bain. Le tablier de serveuse devient tour à tour haut de robe, sac à main (les liens en anse) et pochette de soirée tandis que défile en fond de scène la partition chantée a capella par son double, qui serait sa confidente si l’on était dans une tragédie classique. Mais la tragédie n’est que celle d’un pauvre quotidien et les coupes qui survienne dans la Havanaise en soulignent tout le dérisoire : arrivée à « Mais si je t’aime, si je t’aime… », elle enchaîne directement sur le refrain « L’amour est enfant de Bohême, il n’a jamais, jamais connu de loi, si tu ne m’aimes pas, je t’aime » ; comment un être si fragile pourrait-il menacer de quelque façon que ce soit l’homme qu’elle s’apprête à aimer, pour qui les deux choses les plus difficiles à reconnaître sont « un bon melon et une femme de bien » ? Tous deux prennent le pari de s’aimer sans réelle crainte de perdre : que peuvent-ils espérer gagner si ce n’est de partager leur solitude comme on partage un gâteau ? Leur tendresse se nourrit de leurs illusions perdues, qu’ils promènent dans un Paris de carte postale. Une grande carte postale en forme d’auto, où les fenêtres créent un texte à trou : c’est le prix de l’affranchissement. Ce taxi de façade fait un petit tour de manège grâce à la scène mobile et manque d’écraser un chien frétillant comme la peluche à pile qu’il est : le drame de fait divers achève de tourner toute tragédie en dérision lorsque le chien urine sur la roue de son agresseur.

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Au cinéma, les traits du général se confondent avec Chaplin, et la scène de vaudeville, avec celle qui hante les mémoires. Les bouches se déforment sur l’écran comme sur des miroirs déformants et de ces béances grotesques se mettent à hurler les sirènes, celle de l’horreur et de la guerre ; Nikolaï pourfend la toile, son parapluie pour toute épée et repars avec sa dame de cœur pour Montparnasse. Il est encore question de melon et, chez vous ou chez moi ?, aucun ne veut accueillir leur union chez soi, chacun désirant investir la solitude de l’autre, qu’il espère moins déserte que la sienne.

Les années passent en quelques minutes et Olga s’envole comme une Willis, échappe à l’étreinte de Nikolaï qui entame sa dernière danse. D’une phrase, il est mort dans le métro et, Olga, toujours en suspension, qui chante la tête en bas, assiste à son exécution. Baryshnikov brave avec Bizet le spectre de sa virtuosité, et tombe de la hauteur, si imposante, avec laquelle il a mis à mort Basil. Le comédien triomphe. La voix se tait avant que les chœurs n’aient exulté. Et, petite souris incongrue, je viens une dernière fois lui serrer la main, désolée de mettre fin à la rencontre. 

 

Dmitry Krymov, le metteur en scène, tire son argument d’une nouvelle d’Ivan Bunin, dont je n’avais jamais entendu parler mais que je lirais bien. En attendant de faire un tour à la librairie, d’autres lectures sur le net : une « comptine russe suspendue dans le temps » (Danse en seine) ; bittersweet… a whimsical note… conjuring images of bravura ballet (Bella Figura) ; « La mise en scène est pleine de petites trouvailles. Le spectacle est plein d’humour et alterne à merveille gravité et légèreté. » (Danse opéra) ; « L’émotion et la poésie côtoient l’absurde ou le trivial (…) Dans ces bras qui se tendent en vain pour tenter de saisir une silhouette fuyante, il y a toute la solitude du monde. » (Fab’) ; Amélie, plus dubitative. Et aussi The New York Times, Le Monde, surtout pour les anecdote sur la langue.

Dark city

[À moins que vous n’habitiez cette dark city, ne lisez pas avant d’avoir vu le film – soit dit en passant, merci à ma DVDthèque privée de m’avoir conseillé ce que je n’aurais pas spontanément choisi de visionner.]

Dark city débute par une sombre histoire d’assassinat, embrouillée au possible. L’obscurité n’est éclaircie que pour apercevoir le demi-visage d’une femme fatale, l’autre moitié retranchée derrière le rideau de tôle ondulée de ses cheveux de jais, ou l’ellipse d’un feutre incliné de manière à laisser le regard dans l’ombre. On avance à tâtons et, n’étant pas dans une salle obscure, j’ai la tentation d’éteindre la télévision. C’est alors que le film noir annonce la couleur comme une conséquence de la science-fiction : un groupe d’extraterrestres cherchant à comprendre l’âme humaine maintient la ville dans une nuit indéfiniment répétée. À chaque minuit, ils ouvrent un abîme entre hier et demain et y précipitent toute continuité spatio-temporelle. Les immeubles poussent comme des champignons et les existences des habitants sont manipulées. Tel couple de classe ouvrière est bombardé aristocrate, tandis que tel individu honnête se voit injecter en une seringue les souvenirs d’un meurtrier (John Murdoch – like the gothic novelist – as an occasional murderer). La permutation des existences permet au film de réaliser une belle expérience de pensée : un passif criminel fait-il de l’homme un meurtrier ? Plus largement : l’individu est-il déterminé par son passé ? Est-il possible de distinguer une vie de celui qui la mène ? Ou l’homme n’est-il que la somme de ses souvenirs ? Le film répond à sa manière lorsque Murdoch indique son front : ce n’est pas (uniquement) là, dans la raison et la mémoire, que loge l’âme humaine. Et de suivre son cœur pour organiser une nouvelle rencontre avec celle qui a perdu la mémoire après l’avoir aimé quand lui-même avait perdu le souvenir de leur histoire – la sensation contre l’illusion.

 

La piel que habito

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[À teneur fortement réduite en spoilers. Du 0% avec astérisque.]

Analyser le dernier film d’Almodovar reviendrait à le dévisager. À défaire les scènes pour mieux les habiter, on finirait par perdre leur identité et se comporter comme Robert, chirurgien, qui traite chaque partie du corps de sa patiente séparément, jusqu’à en oublier l’individu auquel il fait peau neuve. Les marques qui délimitent les tronçons de membres auxquels s’étend chaque greffe tiennent tout autant des morceaux comestibles à découper dans le bœuf ou le cochon que des coutures de vêtement – déconstructions réassemblées. Détruire ou reconstruire, on hésite, à moins qu’il ne s’agisse de détruire pour reconstruire (une vie, une vraie, Vera, la patiente) ou de reconstruire pour mieux détruire (patient vient du latin patior, souffrir). L’identité de cette patiente enfermée chez le chirurgien a disparu non pas derrière mais sur son visage, qui, nu, en cache beaucoup plus que le masque de l’affiche.
 

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La beauté d’Elena Anaya rend le spectateur incapable de dévisager Vera, qu’elle incarne, et il ne peut que la contempler comme Robert contemple cette Venus sur son écran de surveillance devenu tableau, sans plus surveiller le déroulement des opérations.
    

 

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[Elle, allongée comme un nu]
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[Lui, spectateur de l’écran-tableau, y entre comme dans la toile des Ménines]

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[Rapprochements sûrement tirés par les cheveux. On trouvera beaucoup plus facilement des allusions à Titien (sa Vénus est accrochée dans l’escalier) ou Dali (Vera allongée sur une grosse balle comme une montre molle ; le fils de la domestique déguisé en tigre). Quoiqu’il en soit, les références picturales sont trop nombreuses pour être anodines : cette forte esthétisation contribue à suspendre le jugement critique du spectateur ; la morale est supplantée par l’esthétique. Le spectateur est alors libre d’associer et assimiler les rapports abracadabrants établis ou suggérés par le film.]

La vengeance de Robert est de toute manière trop folle pour qu’on puisse la deviner sous les traits profondément humains d’Antonio Banderas, et même lorsque le flash-back est assez avancé pour que l’identité effacée de Vera se laisse deviner sans difficulté, notre curiosité croit encore au suspens. La violence de cette vengeance s’apparente au viol et la personne privée de son identité prive aussi le spectateur d’une distinction claire entre victime et bourreau. Fasciné, on ne surveille ni ne juge plus ; il en va de même du spectateur avec le film que du chirurgien avec sa captive : il l’a dans la peau. 

Un jour

La fable, le sujet et la comédie romantique

 

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[Difficile d’analyser sans spoiler, à plus forte raison quand c’est par la fin que tout commence.]

Après quelques images de notre héroïne du jour, un compteur s’installe en bas à gauche de l’écran (un peu comme dans 500 jours ensemble, ce qui, avec l’italique bien anglaise bien niaise, m’a fait un peu peur) et entreprend de nous faire remonter le fil des ans. Vu le flashback, le spectateur se doute bien que le début du film correspond à la fin ; ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il ne s’agit pas de l’happy end de la comédie romantique mais de la fin d’une histoire amour (quand je vous disais que l’amour n’a pas de fin heureuse car l’amour heureux prend alors fin), qui ne coïncide pas elle-même avec la fin du film. Trois fins : celle de la comédie romantique, celle de l’histoire d’amour et celle du film qui n’est donc ni tout à fait une comédie romantique ni tout à fait une histoire d’amour.

 

Un jour, mon prince viendra

Pour remettre un peu d’ordre dans tout cela, revenons au flashback, à l’intérieur duquel la chronologie (et la comédie romantique) reprend ses droits. Emma (Anne Hathaway) et Dexter (Jim Sturgess, pas dégueu) se rencontrent après la remise de leur diplôme et, après une fin de soirée ratée où ils se couchent ensemble (tout est dans le pronominal), deviennent amis plutôt qu’amants. Malgré leur proximité suspecte et l’évident regret d’Emma, « la vie les sépare » : elle, s’enferre dans un tex-mex pourri ; lui, débute son ascension télévisée. Puis, dans leurs voies différentes, ils évoluent en sens contraire : la bigleuse s’épanouit en belle plante tandis que le roi du showbizz devient une épave. Enfin les vases communiquent, Emma constate s’être plantée avec son apprenti comique pas très drôle et Dexter est repêché par une femme sans humour qui devient sa femme puis son ex.

Les différentes époques de leur vie sont très bien identifiées : à défaut de vraiment faire vieillir les personnages, des coupes et des styles vestimentaires différents marquent le temps qui passe. 

 

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[Anne Hathaway en geekette- une fausse fausse moche]

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 [… et en goguette]

 

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[Jim Sturgess en étudiant sympathique]

 

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[… et en bogosse insupportable]

 

Leur amitié amoureuse survit aux aléas des vies qu’ils ont à moitié choisies, à moitié subies, entretenant chez le spectateur l’attente amoureuse du « un jour, mon prince viendra ». Puis les erreurs reconnues et la course de rigueur observée, ce sont les retrouvailles – voilà pour la comédie romantique. Ils se marièrent et n’eurent pas d’enfant. Parce que l’héroïne meurt.

 

Un jour noir

Retour au début du film qui, jusqu’à présent, ressemble à ce qu’Emma aurait pu voir défiler devant ses yeux avant de se faire percuter par un camion. Cette scène est ambivalente, sorte de pivot qui met successivement l’accent sur la comédie romantique (qui prend ainsi fin, encadrée par la reprise de la scène initiale) et sur le drame (qui commence). La narration du deuil (jolie scène avec l’ex d’Emma qui remercie Dexter de l’avoir rendue heureuse mais souhaite couper les ponts car ils n’ont rien d’autre à se dire – et avec l’ex de Dexter qui l’aide mais ne reviendra pas auprès de lui, malgré leur fille) suggère que l’histoire d’amour n’est pas l’histoire de toute une vie, que celle-ci déborde celle-là et que c’est à l’intérieur de son foisonnement, avec ses hasards et ses aléas, qu’on trouve les événements à partir desquels construire une histoire – un amour ou… un film. Grâce à cette poursuite du bonheur, Un jour réinscrit l’histoire d’amour dans la contingence de deux vies bien (même mal) remplies et en fait une négation de la comédie romantique, tout comme la comédie romantique se veut la négation et le dépassement du conte de fées. Dans cette course à la réalité, l’idéal est repoussé comme obstacle (il met fin aux histoires – ou alors il s’agit de L’Astrée mais c’est tellement long que je ne peux même pas vous dire si cette comparaison a lieu d’être) mais non pour mieux être sauté ça c’est l’héroïne, car il reste ce qui confère sa force à l’ensemble sinon bien prosaïque (Thomas Pavel appliqué aux romances, pincez-moi).

 

Un jour, autrefois

Le seul moyen d’incarner à nouveau cet idéal perdu avec l’héroïne est de ressusciter cette dernière par le souvenir. On termine ainsi par un flashback dans le flashback, qui ne nous ramène pas au début du film mais à celui de l’histoire. La boucle est bouclée à l’anglaise. Nous revoilà au temps des espoirs, lors de la rencontre dont il nous manquait un morceau. Après leur nuit amicale, les jeunes tourtereaux un peu tourte quiche échouent à nouveau à concrétiser leur désir mais cette fois, la faute incombe à des parents rentrés trop tôt ; ils échangent leur numéro et se quittent dans un baiser à la Doisneau. Voilà l’affiche et son aspect de photo sépia qui aurait dû nous prévenir de ce que le titre ne renvoyait pas à l’avenir mais au souvenir du passé, dans lequel s’ancre toute l’histoire qui a suivi. Le drame trouve dans le souvenir son apaisement et, bien qu’on se demande pourquoi l’amour esquissé bascule à nouveau dans l’amitié (ce qui rend certes plus évidentes encore leurs retrouvailles), ce jour passé nous réconcilie en même temps avec celui où le prince devait venir puisque le souvenir est placé à la fin du film, dont on est habitué à ce qu’elle livre le fin mot de l’histoire.  

Les Bien-aimés

J’ai bien aimé.

 

J’ai encore souri à la sortie en entendant cette impression éponyme. Certaines répliques font rire ou sourire, en effet, mais le dernier film de Christophe Honoré n’est pas drôle. Ses bien-aimés feraient plutôt pendant aux amoureux classiques qui, contrairement aux amants, aiment sans l’être en retour. Et de l’amour perdu aux absents défunts, il n’y a qu’un pas. Ils ont été aimés et ne (le) sont plus. Ne reste alors de ces amours que le fruit bien-aimé, un enfant qui poursuit la vie.

Le titre serait seulement ironique envers ces mal-aimés si leur peine ne venait pas de ce qu’ils ne manquent pas d’amour mais au contraire de ce qu’ils crèvent sous le poids de celui qu’ils ne peuvent donner. Même dénoués, les liens ne vous rendent pas votre légèreté :

« mais j’ai beau faire je tombe d’amour
les filles légères ont le cœur lourd
le poids du cœur attrape toujours
les filles légères et toutes un jouront ce sentiment d’échouer
de s’être légèrement plantées »

 

Bien-aimés : le client par la prostituée, la prostituée par son amant, le mari infidèle par sa femme, le second mari par la femme redevenue maîtresse du premier, la fille par la mère, la femme par le sex-friend, le gay par l’amoureuse. Ils sont amoureuse qui sourit, amoureux transi d’amour et de froideur, amant comblé, amant érotique, mari cocu et résigné, femme trompée et adultère, amant impossible, enfant rêvé avorté par la réalité ; toutes les combinaisons, aucune recette. Toute leur vie, ils sont confrontés à la difficultés d’aimer sans se faire mal – à soi et aux autres, qui ont bien le temps de devenir des bien aimés au passé pendant la quarantaine d’années que couvre le film. Ludivine Sagnier vieillit en Catherine Deneuve. La première entonne le film par un refrain qu’Alex Beaupain, à la frivolité toujours pleine de finesse, replace à la fin dans la bouche de la seconde :

« Je peux vivre sans toi, tu saisle seul problème mon amour, c’estque je ne peux vivresans t’aimer »

La boucle est bouclée lorsque la jeune femme qui rechigne à suivre son amant à Prague a laissé la place à une vieille femme pleurant son premier mari :

« Tu n’es plus là, rien n’a changé
le problème est le même, tu sais
je peux vivre sans toi, oui mais
ce qui me tue, mon amour, c’est
que je ne peux vivre sans t’aimer »

Elle peut (sur)vivre sans lui, faire les courses et même souffler des bougies d’anniversaire, mais l’amante est tuée par l’amoureuse qu’elle est redevenue.

 

Ces bien-aimés semblent ne jamais pouvoir aimer et être aimé en même temps et de la même personne, si bien que l’une se demande à la fin s’il vaut mieux être à la place de celui qui aime ou de celui qui est aimé. Le sex-friend amoureux éconduit choisit sans hésitation la seconde solution et fait ainsi rejaillir une certaine tendresse sur tous ces bien-aimés.

Bien-mal-aimés, en somme, qui à force de liberté se sont abandonnés (vertu érotique mais non amoureuse) : « Il faut du temps pour comprendre que la liberté est la pire offense en amour. » Car le bien-aimé, s’il est celui « qui est aimé de préférence à tout autre », ne peut (que) souffrir le pluriel.

 

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[Les amours où l’on s’emmêle les pinceaux.]

 

[Si je n’avais pas réécouté toutes les chansons d’Axel Beaupain béni, j’aurais sûrement enclenché le *tchèque power*, raconté mon étonnement de voir au générique Milos Forman et des subventions du cinéma tchèque, puis mon plaisir face à la gueule virile et séductrice de Rasha Bukvic dont le personnage, Jaromil, porte le prénom du héros de La vie est ailleurs et ressemble étrangement au Tomas de L’Insoutenable Légèreté de l’être (médecin volage qui s’éprend d’une Tereza-Madeleine, laquelle se fait la malle après l’invasion des chars russes) – Kundera figure dans les remerciements.]

[Et si je m’étais laissée emporter par mes hormones, j’aurais sûrement souligné à quel point Louis Garrel (le sex friend) est toujours agaçant et ajouté, pour me dédouaner, qu’il a le chic de faire flirter le comique avec le tragique.]