La Danse océane, de Claude Pujade-Renaud

Ce roman sur la vie de Doris Humphrey, je l’ai acheté il y quelques années déjà. Je l’avais commencé au stage de Cabourg, je me souviens, après les cours, dehors, sur la pelouse plus très verte mais je devais l’être encore trop, verte, pour l’apprécier vraiment et ma lecture s’est effilochée avant longtemps. Je suis contente aujourd’hui de l’avoir oublié sur l’étagère du bas, ma pile à lire horizontale, puis de m’en être souvenue cet été, avec un peu plus de maturité. Car l’essentiel de ce roman n’est pas la biographie qu’il contient (ou même les biographies puisque l’on croise Ruth Saint Denis, Martha Graham, Charles Weidman et José Limon… tout un pan de la modern dance) mais celle qu’il met en œuvre, à laquelle il redonne son mouvement, si juste pour une danseuse chorégraphe. L’auteur est l’une et l’autre, ce ne pouvait être autrement, il faut être monté sur scène pour faire ainsi corps avec l’écriture. On oublie les mots comme on oublie les pas pour ne lire que la danse. C’est déjà assez rare pour être signalé, ni biographie d’écrivain ni roman de danseur. Mais il y a plus – ou juste assez : les relations entre le trio de créateurs au sein duquel vit Doris Humphrey, et avec sa mère trop longtemps maman ; les échos déformés entre la vie et l’œuvre, les réinterprétations de coïncidences, (psych)analyses a posteriori mais jamais psychologisantes ; les influences d’une école à l’autre, la transmission entre continuité et rupture ; la vie du corps dans la durée et la vieillesse ; le compromis contre le renoncement… la chute et le ressaisissement, qui sont toute la danse d’Humphrey.
Pour toute la finesse de sentiment, il faut le lire ; inutile d’essayer d’en faire un condensé. Il y a néanmoins un aspect qui m’a particulièrement frappée par la franchise qu’il y a à l’aborder et par la justesse avec laquelle il l’est : le rapport entre danse et sexualité. Il me semble qu’on y comprend pourquoi cet art sensuel par essence, souvent vecteur d’érotisme pour le spectateur, n’est pas envisagé par le danseur en regard avec la sexualité, voire en est totalement coupé ; pourquoi, en somme, il y a un corps qui danse et un corps qui désire, distincts même si celui-là gagne à être confronté à celui-ci.

Maîtrise de l’emprise…

« Doris reste souvent choquée par les mœurs faciles de certaines condisciples. Pauline tente de l’assouplir :
Ne te défends pas, Doris, on danse aussi avec ça…
Ça ? Pauline semble déjà connaître. Doris préfère engouffrer l’essentiel de sa sensualité dans la danse. Sur scène, a-t-elle l’impression, rien ne la menace, et surtout pas la possessivité maternelle. Le rideau s’ouvre. Des hommes la regardent, apparemment offerte, mais c’est elle qui va les posséder. Elle sent les regards s’ériger vers elle dans l’ombre de la salle. Elle les tient à distance et défie le public, ce monstre ocellé d’yeux qu’elle aime apprivoiser puis subjuguer. Oui, faire vivre son immobilité compacte, lui imposer sa propre respiration ! Parfois il n’est plus qu’un troupeau de moutons aux têtes dodelinantes. Elle le provoque par un équilibre audacieux, le pénètre d’une enjambée, l’enveloppe de ses tours moelleux, le capture jusqu’à ce qu’il se délivre dans les spasmes des applaudissements. Elle salue et refoule une vague tristesse de n’avoir pu lui communiquer d’autres mouvements que ces frappes bêtement répétitives des mains. » (p. 30 – la pagination renvoie à l’édition poche d’Actes Sud, « Babel »)

«  – Il te faudrait un homme, à présent.
Somnolente, Doris sursaute :
– Un homme ? Pour quoi faire ? Je suis très bien ainsi ?
– Pour danser mieux, ou du moins autrement…
– Quelle idée bizarre ! Si je parviens à m’améliorer, ce sera par un travail acharné.
[…] Elle n’a pas bien compris si son amie a voulu parler d’un partenaire pour la scène ou pour l’amour. Ou pour les deux ? Ça, jamais ! elle se refuse à pareil mélange, ses muscles et ses pensées tressautent de fatigue, elle s’angoisse : Pauline aurait-elle voulu suggérer que Doris atteindrait maintenant un plafond en tant qu’interprète ? » (p. 31)

«  Les eaux mêlées de la danse et de la musique les unissent d’une coulée tellement plus intime que toute caresse. » (p. 43)

« […] elle savoure le plaisir du mouvement avec ce partenaire attentif. Leurs corps, lui semble-t-il parfois, se pénètrent à distance grâce à la sensualité partagée des rythmes et des respirations. Ils se rapprochent, basculent l’un vers l’autre, se nouent et se détachent avec délicatesse, se cherchent et s’accordent à nouveau dans une pulsation unique. Doris perçoit dans son dos, sans que Charles l’effleure, la caresse du tour qu’il achève et à la fin duquel elle s’appuiera sur lui, confiante, pour aspirer son énergie et rebondir. Charles pressent et soutient chez Doris la montée de l’excitation qui va l’amener au sommet d’un saut. Il l’aide à en amortir la retombée et ils repartent ensemble, étirant les mêmes lignes, déroulant la spirale qui les aspire l’un en l’autre. Soudain ils se séparent, parcourent l’espace, comme perdus, à longues enjambées, et se retrouvent face à face, éperdus, dans la proximité charnelle des souffles.
Doris se doute qu’elle ne peut se permettre avec lui cet érotisme sur la scène inépuisable de la danse que parce que l’espace étroit d’un lit leur est interdit. » (p. 53-54)

« […] Julia est sensible à leurs minceurs vibrantes, si bien accordées. Trop bien ? Saisie d’un doute, elle essaie de sonder Pauline avec une maladresse qui se prétend discrète dans l’insistance. La verdeur de la réponse scandalise Julia sans la rassurer :
Vous savez, ils font peut-être davantage l’amour en dansant que s’ils le faisaient pour de bon… »
« Doris éclate de rire : elle a tellement bien établi un clivage entre une sensualité inséparable pour elle de la danse et une sexualité repoussée à l’arrière-plan qu’elle ne peut imaginer que l’on subodore une liaison entre elle et son partenaire. » (p. 63)

La danse, parfois : « une fougue ou un moelleux dans le mouvement qui ne doivent rien à l’affectivité humaine, cette mélasse indigeste » (p. 71)

« Elle s’efforce de ne plus penser à une scène récente. Une plage isolée, la tiédeur du sable, la tiédeur plus douce encore de la peau de Wesley, les odeurs denses d’une végétation gorgée de sensualité. Doris s’était sentie sur le point de s’abandonner au rythme imposé par un autre corps. Pourtant, derrière le visage tendu de Wesley, elle contemplait la dérive dansante des nuages ? Au-delà de ce souffle masculin, trop haletant,, elle écoutait la rumeur souple et maternelle des vagues. Elle aurait souhaité les rejoindre. Elle pressentait trop bien la précision répétitive des gestes à venir alors qu’elle aurait voulu se fondre dans cette houle proche. Si l’amour avait pu devenir cette danse marine, celle que la musique ou l’océan déroulent dans une respiration inépuisable… Doris s’était dérobée. » (p. 73)

Comment un corps maîtrisé peut-il s’abandonner ?

« Lors d’une visite au temple de Konarak, elle est bouleversée par la crudité des sculptures érotiques. Émerveillée et révulsée en même temps, elle découvre que rien n’empêche l’alliance de l’art, du sacré et de cette danse de la sexualité qui anime ces pierres depuis des siècles : sexes dressés, mains fouineuses, bouches avides. Non, rien ne l’interdit, sauf elle-même en son for intérieur, sauf sa peur. Mais quel rapport entre les attouchements grotesques du Tchèque tripoteur de Chicago et ces hauts reliefs à la fois cosmiques et impudiques ? Les mêmes gestes, pourtant. Les mêmes, également, ceux tentés par Wesley. Aurait-il su l’entraîner dans une bacchanale similaire ? Qu’a-t-elle fui, manqué ? » (p. 78-79)

« Elle est maintenant la femme d’un homme, un bouleversement d’une lumineuse évidence. Son corps es
t fait pour l’amour et non plus seulement pour la scène. Un corps qui trouve à présent son ancrage dans les pulsations du sexe et parvient à éprouver au rythme d’un autre le même éclatement dissolu que dans le mouvement. Ce qu’elle avait voulu maintenir séparé s’est enfin relié. De la révélation de cet accord Doris ne dit rien à Pauline, pas plus qu’elle ne lui parlait autrefois de ses réticences secrètes. » (p. 186)

Un corps d’autant plus maîtrisé qu’il sait se ressaisir dans l’abandon…

Solo Deux Thèmes extatiques : « Avec son corps de danse, si bien maîtrisé, elle met en scène ce corps de chair qui lui échappe pour l’essentiel : l’instant dionysiaque où le danger de destruction rejoint la plénitude de la fête. » (p. 192)

… la maîtrise et l’abandon, miroir de la chute et du ressaisissement. Et l’on peut continuer à aimer et à danser, encore, en corps.

J’espère n’avoir pas rendu mon choix réducteur (chacun ses thématiques obsessionnelles) et que les longs extraits ont laissé apercevoir toute la finesse de Claude Pujade-Renaud.

Assez Super 8

– C’est vrai, ce n’est peut-être pas ton genre de film. Tu n’aimes pas trop les explosions et tout.
– Si. Quand il y a Bruce Willis.

Un film à ne pas aller voir… dans un UGC. Le niveau sonore a rendu la séance à peu près aussi éprouvante que celle de War of the World où ma voisine hurlait à chaque fois qu’elle aurait pu se contenter de sursauter. À défaut d’autre chose, prenez la VO sous-titrée, cela peut être utile lorsqu’on doit se boucher les oreilles.

Super 8, c’est à la fois un convoi spécial au déraillement spectaculaire façon grand huit et la pellicule qui continue à tourner pendant la catastrophe initiale, tandis que les cinéastes en herbe s’entraînent à ne pas mourir des suivantes. Les explosions ? Checked, au grand bonheur du morveux pyromane qui fait sa dynamite maison. Dans le rôle de Bruce Willis qui, rappelons-le, sauve le monde en racontant plein de conneries en vertu desquelles une giga-explosion devient un pétard (un mec qui a le sens de la fête, quoi), pas de gros bras (ceux-là sont du côté de l’armée-qui-cache-tout-aux-civils-mais-est-tout-aussi-dépassée) : des gamins. Il faut bien avouer qu’ils sont moins aux commandes du film où ils jouent (leur peau) que de celui qu’ils tournent mais les gros boulets au grand cœur ont toujours une veine de pendu – surtout s’ils ont déjà perdu leur mère et qu’ils en pincent pour une jolie demoiselle. C’est ainsi que Joe le gringalet fait faire du sport de l’extrême à son ami obèse, maquille la belle Alicia toujours belle en mort-vivant et, pour la sauver d’une vraie mort dont elle ne ressusciterait pas vivante, parle à l’oreille d’un E.T. persécuté par des scientifiques incapables de voir le potentiel gentillesse du monstre. Le tout rythmé par le gamin-réalisateur qui voit dans chaque catastrophe extraordinaire une plus-value pour son film, et les bouches bées de la petite troupe qui font rire toute la salle.

Petite mais pas mauvaise. On s’extasie sur les dons de comédienne de la demoiselle qui joue l’épouse éplorée ou le zombie avec une facilité déconcertante en oubliant qu’Elle Fanning continue à jouer Alicia lorsque celle-ci ne joue plus et que les autres gamins sont doués au point de pouvoir jouer les acteurs empotés. On rit jusqu’à la fin et même après, avec cette pépite du générique qu’est le film des gamins monté. Impayable : le directeur pas clean, perdu dans la veste de son père, au téléphone, « He knows. 

Bright Star

Photobucket

 

Tsk, tu n’es pas romantique ! soupire Palpatine alors que je n’ai pas pu retenir un nouveau sarcasme. Faux. Je suis très (comédie) romantique. Est-ce ma faute s’ils passent leur temps à (re)cueillir des fleurs et des pleurs, dans ce film ? Je préfère associer l’amour au sexe plutôt qu’à la mort. Et ne garder du poème de Keats que ce qui, entre les étoiles et la tombe, le ramène sur terre :

Pillow’d upon my fair love’s ripening breast, 
To feel for ever its soft fall and swell, 
    Awake for ever in a sweet unrest, 

Je trouve belles les mains qui s’effleurent et les bouches qui s’entremêlent, ridicules les papillons sur les doigts et les lettres sur le cœur, terrible le corps qui s’effondre et s’étouffe à la mort de l’amant. Kundera a eu raison de Jaromil, son poète puceau ; le poète romantique ne le serait peut-être pas resté s’il n’était mort jeune ou avait pu trouver sa coy mistress. Je ne suis pas certaine de pouvoir à nouveau apprécier pleinement la poésie si elle continue d’être si platoniquement étreinte de lyrisme. Mais le cliché de la fille superficielle amatrice de fanfreluches développé en couturière de mode, si. Et la frimousse de Ben Whishaw, plus encore.

 

Photobucket

 [Vous ne trouvez pas qu’il a un petit côté Nicolas Leriche à 25 ans ?]

Predictably Irrational, Dan Ariely

[Je suis très prévisible, vous aurez aussi vite fait de lire le bouquin.] 

Jamais je n’aurais cru que l’on puisse réfléchir sur sa vie aussi bien avec un grand classique comme Anna Karénine, de la science-fiction pour geeks intergalactiques ou de la non-fiction qui ne soit pas de la philosophie. Peut-être l’économie comportementale s’y prête-t-elle bien ou peut-être est-ce le ton familier de Dan Ariely qui n’hésite pas à révéler les expériences personnelles qui sont à l’origine de ses expérimentations, à utiliser pour celles-ci des chocolats et à annoncer les résultats par un « drumrolls, please ». 

Sa thèse pose que, ne nous en déplaise, nous nous conduisons de manière irrationnelle mais que cette irrationalité a sa logique et nous rend finalement assez prévisible dans notre illogisme même. Le sous-titre « The Hidden Forces That Shape Our Decisions » est un peu over the top : l’auteur nous réinvente l’effet placebo et entre les véritables surprises s’intercalent des évidences instinctives. Il n’empêche, la lecture est instructive et amusante dès qu’on essaye de la transposer à notre propre vie. Sans reprendre les expériences, fort bien décrites au demeurant, j’en profite pour vous raconter ma vie.

 

Chapter 1 The Truth about Relativity
Why Everything Is Relative – Even When It Shouldn’t Be

Visiblement, je ne suis pas la seule à ne pas savoir faire de choix, puisqu’on prend rarement l’option qui nous est utile ou agréable. On compare ce qui est le plus comparable et si, sur trois options, deux qui se ressemblent, on peut être à peu près sûr que la troisième sera laissée de côté. Tout se passe comme si le superlatif relatif (cette option est la meilleure des deux qui sont comparables) devenait un superlatif absolu (cette option est la meilleure – même par rapport à la troisième option).

Pas mal pour déceler quand les publicistes cherchent à orienter nos choix ; il suffit de repérer l’ajout de l’option de comparaison, le même mais en différent en un peu moins bien, qui nous décidera pour la version plus élaborée au détriment de ce qui était l’autre véritable choix. Alors forcément, si je réduis mon corpus de liseuses au Reader de Sony, à l’Opus et à l’Orizon de Bookeen et que je découvre sur les forums que ce dernier a l’inconvénient majeur d’avoir un écran aussi solide que les iPhones, mon choix se dirige naturellement vers l’autre modèle du même constructeur. Ce n’est donc pas l’aspect Game Boy de l’Opus qui m’a séduite. CQFD (ceux qu’il fallait détromper).

L’auteur retrouve le même mécanisme dans la drague : on aurait davantage de chances dans une soirée accompagné d’un ami qui nous ressemble sans avoir notre charme. Vous êtes prévenus maintenant, pas question de m’utiliser comme faire-valoir. 

 

Chapter 2 The Fallacy of Supply and Demand
Why the Price of Pearls – and Everything Else – Is Up in the Air

Voilà le titre complet d’In the air, ce film dont le héros n’arrive pas à se fixer parce qu’en homme d’affaire qui passe son temps en avion, il n’a pas de port d’attache. De même, les prix ne sont fixés que si l’on a une ancre qui sert ensuite d’étalon à toute autre évaluation. Cette ancre est souvent arbitraire mais devient l’origine d’un ensemble cohérent. C’est un peu comme dans une relation, finalement : on ne sait pas trop pourquoi celui-là plutôt qu’un autre, on s’est tombé dessus par hasard et à force d’expériences partagées et de complicité développée, on a transformé le hasard en destin, parce que c’était lui, parce que c’était moi. Je m’éloigne de l’économie, certes, mais d’abord, c’est Dan qui a commencé *montre du doigt le premier chapitre*.

Le hic économique, c’est que ces ancres nous sont souvent imposées et que l’habitude, avec ses algues adhérentes, les a rendu quasi inamovibles. L’auteur en vient ainsi à parler de Starbucks qui, plutôt que de s’échiner à déplacer une ancre engluée, a choisi d’en lancer une autre. Pour cela, ils sont allés à quelques nœuds (de cerveau) et ont choisi un nouvel environnement. Le client connaissait le prix d’un café, il découvre maintenant le prix d’un café affalé dans de gros fauteuils conviviaux et, d’abord un peu choqué (les ancres s’entrechoquent), il prend peu à peu le pli (les ancres sont retombées à quelque distance l’une de l’autre). Voilà comment l’on devient son propre mouton de Panurge (self-herding) et qu’on attend des plombes pour se faire servir une boisson hors de prix.

 

Chapter 3 The Cost of Zero Cost
Why We Often Pay Too Much When We Pay Nothing

Il ne s’agit pas seulement, dans ce chapitre, du paquet de gâteau qu’on a acheté parce que le deuxième était gratuit alors que le placard est déjà plein à la maison. On peut aussi finir avec moins de sucreries qu’on aurait pu. À Halloween, le diabolique Dan a mis des bonbons bof dans la main des petits anges démons et leur a ensuite proposé un troc, tout à leur avantage, pour des barres Sneakers. Autant dire que leur gourmandise a très bien su calculer. Mais lorsqu’à ce troc, il a ajouté une alternative, à savoir une mini-bar Sneakers gratuite en échange de la moitié seulement des bonbecs bof, l’avidité du gain l’a emportée sur l’intelligence du troc – trick after treat, adieu la grande barre de Sneakers. J’avais dit que je ne raconterais pas les expériences mais on parle de chocolat, là, c’est sérieux – d’autant plus sérieux que les résultats ont été les mêmes lorsque l’expérience a été reconduite sur des élèves de MBA (finalement, ce n’est peut-être pas si grave d’avoir cinq ans d’âge mental). Peur de la perte, on voyait bien – moins qu’elle augmentait en présence de la gratuité. Et je saisis mieux d’un coup le pourquoi des capitales dans tout le chapitre : il a FREE !, il n’a pas tout compris.

 

Chapter 4 The Cost of Social Norms
Why We Are Happy to Do Things, but Not When We Are Paid to Do Them

J’en ai fait l’expérience cette année comme stagiaire d’édition : dites-moi que je suis là pour apprendre et je me dis que j’ai de la chance d’avoir été prise, je suis zélée et appliquée ; dites-moi que fais le travail d’un assistant d’édition qui n’existera jamais parce qu’il coûterait bien plus cher et je me dis que mon indemnisation (considérée comme un super argent de poche un instant auparavant) est un salaire dérisoire, je pars à 17h45 parce que je suis une ressource exploitée.

Nowadays people know the price of everything, and the value of nothing. On doit sûrement cet aphorisme d’Oscar Wilde à ce qu’il était un aristocrate ; aurait-il été marchant que les valeurs se seraient effacées devant les prix. Difficile de maintenir des normes sociales dans la sphère économique. Une fois les normes du marché édictées, vous pouvez toujours essayer de les chasser à coup de normes sociales, elles risquent fort de revenir au galop (et de piétiner au passage lesdites normes sociales qui auront alors un peu plus de mal à défendre leur territoire légitime).

 

Chapter 5 The Power of a Free Cookie
How FREE Can Make Us Less Selfish

Au stand gâteau de la kermesse, vous achetez autant de part que vous pouvez en avaler, sans vous soucier de rien d’autre que des vases communiquant entre votre porte-monnaie et votre estomac. Maintenant, si A. passe dans la classe avec des cookies spécialement faits pour rendre supportable le DS du samedi matin, vous en prenez un (ou deux s’ils sont au peanut butter) et vous attendez que la boîte ait fait le tour des khâgneux avant de compléter la règle du jamais 203. On est moins sauvage en société que sur le marché. Voilà pourquoi les méchants capitalistes s’offraient des cigares sans regarder à la dépense.

 

Chapter 6 The Influence of Arousal
Why Hot Is Much Hotter Than We Realize

C’est encore moins une révélation que le chapitre précédent : l’excitation nous fait perdre la raison plus qu’on ne l’aurait cru à froid. Conséquence intéressante, en revanche : il faudrait revoir les politiques de prévention contre les MST et les grossesses non désirées. Les slogans pro-préservatifs ont beau user de l’impératif, ils rappellent davantage une information qu’ils n’influencent les comportements : « sortez couverts », évidemment (comme si en ce radieux mois de novembre août, on allait sortir sans parapluie) mais le vrai problème ne se trouve pas à la sortie (en boîte) mais à l’entrée (non, pas de dessin), lorsqu’on s’est enivré (d’alcool ou de regards sans équivoque). La suggestion du lieutenant Dan ? Éduquer la maîtrise sur le comportement en amont. Et là, je vois Aristote en boîte, son pli moral perdu dans les plis de sa toge, en train de danser avec les passions.

 

Chapter 7 The Problem of Procrastination and Self-Control
Why We Can’t Make Ourselves Do What We Want to Do

Il suffira au khâgneux de se rappeler des dissertations finis à deux heures du matin et sponsorisées par Coca, chocolat, clope, café pour entendre le problème de la procrastination et son unique remède : la contrainte. Ou comment, avec une première et dernière dissertation à la maison, la Bacchante nous a rendus presque reconnaissants de venir disserter au lycée le samedi matin (les chouquettes, figues séchées et Toblerones ont du aider, je ne nie pas). C’est irrationnel (après tout, à la maison, on a notre cerveau et un stylo plume + des livres et du temps) mais c’est (mieux) ainsi, le court terme ne le dispute plus au long terme.

 

Chapter 8 The High Price of Ownership
Why We Overvalue What We Have

On s’attache davantage à ce qu’on possède mais Dan ne nous dit pas vraiment pourquoi. Cela explique simplement l’échec du marxisme que le prix de vente soit toujours trop cher pour l’acheteur qui n’y ajoute encore aucune valeur sentimentale. Sauf à s’être déjà entiché de l’objet et de déjà le posséder en idée (conseil : ne jamais faire entrer un collectionneur d’ours en peluche dans un magasin « juste pour regarder », il tombera amoureux d’un simple regard). J’imagine que cela se retrouve dans les ventes aux enchères (quoique pas seulement).

 

Chapter 9 Keeping Doors Open
Why Options Distract Us from Our Main Objective

À force de se ménager des portes de sortie, on finit par ne s’engager nulle part si bien qu’il vaut mieux persévérer dans une direction que de s’éparpiller aux quatre vents. Les éternels indécis (j’ai du essayer tout le magasin pour ma nouvelle paire de lunettes x 4 magasins) devraient mettre en balance non tant les alternatives du choix que le choix (quel qu’il soit) avec les conséquences qu’entraîne le non-choix (cela fait six mois que mes yeux me déclassent d’une catégorie à chaque spectacle – mes lunettes actuelles s’étant de plus cassées, je me prépare psychologiquement aux deux petits cœurs en argent qui ornent la monture de la nouvelle paire que j’ai repérée). Mais laissons Pascal chez l’opticien.

À la fin de la terminale, j’avais deux portes en face de moi (davantage en réalité mais j’en avais présélectionné deux) : la danse et les études. J’aurais pu garder les deux ouvertes en choisissant la fac et son emploi du temps-gruyère où j’aurais casé moult cours de danse. Seulement voilà, les deux en auraient pâti car la fac n’est pas la prépa et, étant incapable de faire les choses à moitié, je n’aurais pas dégagé assez de temps pour espérer atteindre un niveau suffisant en danse et intégrer une compagnie, si petite fût-elle. Alors je suis allée en hypokhâgne. Je pourrais vous faire croire que je suis très raisonnable et que j’ai choisi ce dans quoi j’étais meilleure (jamais passé le premier tour dans les auditions) mais ce n’est pas le cas. J’ai seulement fait passer les études en premier, croyant que je pourrais user du sens littéral en évitant le sens figuré, et faire mon choix ensuite. Sauf qu’à passer de dix à deux ou quatre heures de danse par semaine tout en passant le cap des 20 ans, après lequel le corps arrête de grandir et commence à vieillir, je me suis retrouvée à lutter non plus pour progresser mais pour ne pas régresser. J’étais embarquée. Exit les rêves dansants.

Le choix s’est fait de lui-même et, s’il n’est pas forcément meilleur que son alternative (je n’ai pas de bouton reset dans le dos pour le vérifier), c’était quand même le bon, puisque c’était un choix – meilleur que le non-choix fac + danse. Se perfectionner oblige à choisir car tout le monde ne peut pas mener de front des études de médecine et d’architecture (mon oncle a des amis qui lui ressemblent, pas du tout forcenés). Il en va de même dans l’avancée des savoirs en général (nous ne sommes plus à l’époque de l’Encyclopédie, les informaticiens ne se comprennent même pas entre eux lorsqu’ils ont des spécialités différentes) ou dans une relation amoureuse en particulier. À chaque fois, il faut renoncer à TOUT avoir pour ne pas finir sans rien : renoncer à vouloir être tout le monde pour pouvoir être quelqu’un. Je ne peux pas avoir des cuisses qui me permettent de fermer mes cinquièmes à coup sûr ET des formes voluptueuses (du coup, je n’ai ni les unes ni les autres – le choix-qui-n’en-était-pas-un-mais-l’est-devenu a laissé quelques regrets, il faut croire). Je le sais. Mais certains jours, ce rêve de totalité écrase l’émerveillement et me rend un peu triste devant l’infinie diversité de la beauté.

Chapter 10 The Effect of Expectations
Why The Mind Gets Whats It Expects

À l’oppose du dicton « aide-toi et le Ciel t’aidera », il y a la prophétie auto-réalisatrice : être convaincu de détester une chose est une assez bonne méthode pour ne pas l’apprécier. D’où l’importance de ne révéler qu’après dégustation la composition du gâteau aux carottes à son papi persuadé, sans avoir goûté, que « les carottes dans un gâteau, c’est dégueulasse ». Une fois le « délicieux ! » proféré, il devient difficile de se dédire. On peut aussi annoncer la couleur tout de suite, supporter le « dégueulasse ! » du papi qui en aura goûté un dé, et garder le reste pour soi. C’est ainsi qu’à son anniversaire, A. n’a pas eu grand succès avec son gâteau aux courgettes pourtant très bon (alors que je ne tolère la courgette dans la ratatouille que parce qu’on y trouve de l’aubergine) ; il faut dire que l’obligation morale de prévention est plus grande avec les courgettes qu’avec les carottes (rapport au fait que, contrairement à celles-là, celles-ci sont sucrées et appréciées d’une plus grande partie de la population).

L’orientation par nos a priori explique aussi pourquoi maman, grande amatrice de Coca-Cola, est également un grand pourfendeur de Pepsi. Pas de publicité mensongère lorsque chacune des deux marques affirme être préférée à l’autre : Pepsi l’est lors de tests en aveugle, Coca lorsque la marque est mentionnée. Les sodas sont en fait à peu près équivalents au niveau gustatif ; l’ingrédient secret de Coca, c’est l’énorme visibilité de sa marque. Lors de tests sous IRM, on s’est aperçu qu’ajouter à l’ingestion du breuvage le nom de la marque mettait en marche une autre zone d’activité dans le cerveau, celle qui concerne notamment la mémoire. Voilà : maman n’aime que le Coca parce qu’elle est une fan de Culture pub.

(Un autre exemple concernait la musique mais celui-ci est tellement énorme que j’y consacrerai un autre post.)

 

Chapter 11 The Power of Price
Why a 50-Cent Aspirin Can Do What a Penny Aspirin Can’t

Pas besoin d’aspirine dans ce chapitre où l’auteur confirme que l’effet placebo est aussi fonction du prix – mauvaise nouvelle pour la Sécu et sa campagne pour les médicaments génériques.

 

Chapter12 The Cycle of Distrust
Why We Don’t Believe What Marketers Tell Us

Je vous la fais courte : puisque les autres sont égoïstes, pourquoi n’en ferais-je pas autant ?

 

The Context of Our Character
13 Why We Are Dishonest, and What We Can Do about It
14 Why Dealing with Cash Makes Us More Honest

Sans surprise, on est davantage enclin à tricher lorsqu’on sait qu’on ne sera pas pris. Plus inattendu, on ne triche pas proportionnellement à l’absence de risque, on s’arrange avec sa conscience de manière à pouvoir soi-même croire qu’on s’est arrangé avec la vérité sans avoir vraiment triché. Évident quand on pense à la disparition perpétuelle des stylos au bureau, la conscience est moins consciencieuse quand il ne s’agit pas d’un argent. Je n’empocherais jamais le pourboire laissé par les consommateurs précédents mais je ne me suis pas manifestée lorsque la crêperie m’a offert sans le savoir une bolée de cidre, dont le prix est pourtant supérieur à la piécette destinée au serveur. Même un honnête homme peut n’agir pas honnêtement. Apparemment, ces écarts peuvent être contenus si on nous rappelle que nous sommes des êtres moraux. Si jamais vous trouvez un restaurant décoré avec les dix commandements, vous saurez pourquoi (Laurent a bien eu un plateau avec une citation de la Bible dans l’avion…). Peut-être est-ce pour la même raison que de petites églises peuvent rester sans surveillance sans qu’on ydérobe rien (certes, un athé n’a pas forcément envie d’un Christ dans son salon mais les cierges peuvent toujours être convertis en photophores).

 

Chapter 15 Beer and Free Lunches
What Is Behavioral Economics, and Where Are the Free Lunches ? 

 Voilà pourquoi j’aime les ouvrages grand public : on pense aux définitions à la fin et on ne s’y appesantit pas. L’économie comportementale ? Une manière de comprendre les choses. Très naturelle pour certains. Ainsi, dans un pub, l’auteur et un ami se sont posé des questions que l’on se pose dans ce genre d’endroit, comme par exemple : est-on influencé par le choix de ses amis lors de la commande à voix haute ? Expérience faite, la réponse est oui : les clients commandent leur bière à la pression sociale et cherchent toujours à se démarquer par un choix qui n’a pas encore été fait (d’où que le dernier finit souvent avec un plat qu’il n’apprécie pas spécialement). Inversement, dans les pays où la collectivité prime sur l’individu, les commandes ne reflètent plus une volonté de se faire valoir son originalité mais son appartenance au groupe. En tant qu’estomac sur pattes, cela me passe un peu au-dessus de l’œsophage ; je prends ce qui me tente le plus. Quoique, cette relative indifférence au choix de mes compagnons pourrait être une autre façon d’affirmer mon identité d’estomac sur pattes… qui constate d’ailleurs que la toute dernière question du livre n’a pas eu de réponse.

 

La saison en un sissonne

[Le sissonne, c’est comme les cernes : masculin et traumatisant.]

D’un saut, remontons la saison pour voir ce qui nous a fait bondir…
 

L’année de la Russie en France a beau être passée, mes coups de cœur sont russes et pas seulement parce que je suis tombée amoureuse d’Ivan Vassiliev et du couple qu’il forme avec Natalia Osipova (oui, on peut tomber amoureuse d’un couple). LA soirée de l’année, c’est sans hésitation Anna Karénine de Boris Eifman, soirée graalesque s’il en fût. Inutile de distribuer des prix, il n’y a qu’un Graal et il n’est pas pour Parzival. Sans compter qu’après avoir raflé le prix de la révélation de l’année, le prix du spectacle injustement peu médiatisé, le prix de la chorégraphie, le prix de la mise en scène, le prix de la meilleure fin, le prix des costumes, le prix de l’interprétation féminine et le prix du public fossilisé d’admiration dans son fauteuil (entre autres), il n’en resterait plus beaucoup pour les autres. Mon (petit) dada (bossu) aura donc été russe.

 

Autre registre et autre découverte flabbergasting : Akram Khan avec Vertical Road. Il faut d’ailleurs remercier le théâtre de la Ville pour l’éclectisme et les audaces de sa programmation, qui m’a laissée perplexe, certes, mais aussi des images fascinantes avec Tyler Tyler (à moins que ce ne soit l’effet du fond d’écran). Elles ont parfois trouvé écho dans Eonnagata que j’ai laissé m’étonner sans le chroniquer.

 

À côté des découvertes, des confirmations : Cunningham, ce n’est pas pour moi, aussi intéressante intellectuellement que soit sa démarche. Et Karen Kain avait raison, Roland Petit est un fabuleux magicien mais pas toujours un parfait chorégraphe – une fois n’est pas coutume, Émilie Cozette n’est pas le bouc émissaire, il y a un Loup. Pina Bausch, elle, est à consommer avec fascination et modération. Quant à Forsythe, je l’aime abstrait, à la pointe du classique. Il y a également eu des ballets que je n’ai pas pu ou su voir et qui sont comme autant de question en suspend.

 

Je suis aussi tombée amoureuse plusieurs fois. Dans l’ordre d’apparition : Ivan Vassiliev, Andrei Merkuriev et Friedemann Vogel et Ivan Vassiliev et Friedemann Vogel. Cela ne me conduit nullement à renier mes amours parisiennes, Nicolas Leriche en tête (entêtée) ou, comme Amélie avec son Bélingard, Audric Bezard, ni mes amours féminines : j’ai craqué pour Evgenia Obraztsova et retrouvé avec un plaisir immense Eleonora Abbagnato et Myriam Ould-Braham – je veux qu’on les nomme étoiles ! D’une part parce que la Sicilienne n’a le droit de n’être l’Arlésienne que de Roland Petit ; d’autre part, parce que Juliette (chroniquette jamais achevée) est l’anatomie faite sensation. Enfin, une découverte avec Ève Grinzstajn que j’espère revoir la saison prochaine.