Vivre en génie mathématique


Je suis tombée à la médiathèque sur une bande-dessinée géniale, Logicomix. Ce n’est ni une initiation ludique façon logique mathématique pour les nuls, ni une histoire de la discipline, ou alors sous un angle très particulier, dans le lien qu’elle entretient avec la folie. La volonté de démontrer les axiomes sur lesquels reposent les mathématiques, c’est-à-dire d’en finir avec les axiomes et de trouver des fondements irréfutables sur lesquels asseoir toute connaissance, est présentée comme une quête. Quête vaine d’un point de vue de la connaissance, comme le montrera Gödel, en prouvant l’impossibilité de la preuve originelle et la nécessité des axiomes. Mais quête passionnante du point de vue existentiel, dans le désir qu’elle manifeste qu’a l’homme de tout comprendre, de faire de la raison un outil universel : en trouver une raison à toute chose, il en trouverait une à lui-même. C’est ce désir-là, de toute-puissance de la raison, passablement déraisonnable, qu’interroge Logicomix et qui se trouve résumée par une question d’œuf et de poule qui dit tout par son insolubilité : est-ce la quête d’introuvables vérités qui a conduit des mathématiciens brillants vers la folie, ou est-ce une prédisposition qui les a conduits à se pencher sur des problèmes vertigineux ?

C’est en voyant ce dessin,de monde soutenu par des tortues empilées les uns sur les autres, symbolisant la repoussée indéfinie des axiomes, que j’ai repensé à la formule de Pierre Legendre , « le creuset délirant de la raison ». C’en est la meilleure illustration, je crois – même si j’y déverse évidemment le reste de ma lecture. Il y a un moment où savoir non seulement n’est plus nécessaire pour vivre, mais l’empêche.


C’est ce moment d’asphyxie existentielle que, dans Gifted, Franck redoute pour sa nièce Mary, génie mathématique de 7 ans dont la mère, également génie mathématique, a fini par se suicider après des années de travail acharné sous la houlette d’une mère implacable. Laquelle mère ressurgit comme grand-mère et entend reprendre avec sa petite-fille le travail inachevé par sa fille, tandis que son fils, qui a élevé sa nièce depuis tout bébé, veut pour elle une enfance aussi normale qu’il est possible pour une enfant surdouée – il sait qu’un don peut aussi être un cadeau empoisonné. Au déni d’humanité de la grand-mère, pour laquelle un tel don réclame des sacrifices, répond le désir de savoir-vivre de l’oncle pour sa nièce, quitte à brider le potentiel de son génie. Entre les deux, entre deux âges de la vie auxquels elle appartient simultanément et n’appartient pas, Mary ne se laisse pas démonter. Rapidement, on ne sait plus si c’est elle qui est géniale, ou Mckenna Grace, l’incroyable gamine qui la campe et qui joue beaucoup trop bien : je me suis retrouvée à hoqueter de tristesse lors d’une scène de séparation – dans un film qui, par ailleurs, tend vers le feel good movie de faire la part belle à la résilience. Les thèmes abordés ne sont pas légers, et il y a de la souffrance, mais aussi de l’humour, généré par le même écart de la moyenne et du génie : il faut voire la tête de la maîtresse le jour de la rentrée scolaire ou celle de la grand-mère quand la gamine approuve le livre qu’elle lui offre mais lui annonce qu’elle est passée depuis aux équations différentielles…

Tard dans le film, on apprend que le job de l’oncle ne correspond que de loin à ses qualifications initiales : celui qui répare des bateaux est un ancien maître de conférence en philosophie, qui a exercé dans une université prestigieuse. J’ai retrouvé là cette vérité, cet aveu du professeur de philosophie que j’ai eu un khâgne : « à la limite, il n’y a de philosophie qu’en dehors de la classe de philosophie » – limite explorée-expliquée par François Jullien lorsqu’il remarque que la philosophie occidentale s’est éloignée de la sagesse (devenue orientale) pour s’orienter vers une connaissance qu’elle n’est pas à même d’atteindre, ou seulement par la négative, comme lorsque Kant soustrait toute transcendance du champ de la connaissance (le Gödel de la philosophie, quelque part)(c’est juste pour voir si Palpatine me lit encore, parce que la comparaison devrait normalement le faire hurler). La rupture de Franck avec l’université est peut-être la plus belle illustration de ce que la philosophie peut apporter de meilleur : l’attention portée, sans cesse renouvelée, au savoir-vivre, au savoir comment vivre. On n’échappera pas à un cogito ergo sum final, heureusement twisté avec humour, parce cet ergo symbolise à lui seul toute l’erreur, toute l’hybris, de la raison. Le fait de penser n’implique pas logiquement celui d’être : il le présuppose, comme une évidence, un axiome sur lequel le philosophe a eu, dans les Méditations Métaphysiques, la sagesse de ne pas trop creuser : « Je pense, je suis ». La conjonction logique n’apparaît que dans Le Discours de la méthode, où Descartes réordonne ses idées non plus dans le sens de leur découverte mais dans celui de l’exposé, paré de logique pour rendre la chose plus acceptable, plus facile à retenir. Et on le retient, ce dérapage vers le creuset délirant de la raison. Mieux vaut en rire, de ce cogito ergo sum, et savoir dire 42 quand il le faut : reconnaître un arbitraire, une réponse qui met en sourdine les questions ou rouvre celle de savoir si l’on se pose les bonnes. Avec le sourire. Et un chat borgne.

Baby & Barry : la grâce des bad boys

Baby Driver

Toujours lire Trois couleurs. Je n’étais pas partie pour voir Baby Driver, et puis encensé par […] Christopher Nolan, méchante hypeles gestes gracieux et volatils d’un danseur, l‘air toujours absent… J’ai checké la bande-annonce vite fait, puis je me suis rendue à l’arrache au ciné, dérapage contrôlé, et hop, sur mon siège, où je n’ai peu ou proue pas arrêté de danser – parfois discrètement, du bout des doigts, d’une contraction des muscles, d’une fesse à l’autre, parfois en bougeant carrément les épaules et les pieds dans les passages les plus rythmés. Ce n’est pas une comédie musicale, mais tout est chorégraphié : les déplacements du héros dans la rue, les mouvements de caméra, les courses-poursuites, tout tombe juste, pile en mesure. C’est le rythme jouissif des bons films d’actions – la hargne en moins : Baby piquait bien un peu des bagnoles, c’est ce qui l’a coincé, mais contrairement à ceux qui l’ont « recruté », il n’a pas le goût de la gâchette ni celui du gain. Un manque d’ambition, peut-être. Ou juste le goût du mouvement : le gamin un peu pataud qui ne survit au milieu des caïds que par son mutisme, toujours une paire d’écouteurs dans les oreilles, retrouve une assurance digne des meilleurs agents secrets dès qu’il est au volant, le Jonathan Livingtsone de la course-poursuite – autant pour s’échapper que pour la beauté du geste.

Le casting n’est pas pour déplaire. Kevin Spacey est dans son univers, mais j’ai mis un certain temps à reconnaître Don Draper en malfrat, et il m’a fallu plusieurs jours pour que je trouve à qui me faisaient penser les boucles blondes de Lily James, palme des ressemblances improbables : Hilary Hahn !

Barry Seal

Trente et un ans après Top Gun, on retrouve Tom Cruise dans le rôle qui lui va le mieux : celui du pilote branleur – doué et frondeur. Seulement, cette fois-ci, c’est inspiré d’une histoire vraie, et le savoir donne un tour ubuesque à cette presque non-fiction : il faut bien en faire des caisses et surjouer la fiction pour qu’elle ne se fasse pas rattraper par la réalité, que l’on oublie et que l’on redécouvre passablement ahuris. Plus c’est gros, moins c’est dur à avaler. On a donc un Tom Cruise qui se surjoue, des biftons qui dégueulent de partout et des trafiquants de drogue plus pittoresques les uns que les autres – mention spéciale aux paris qu’ils ouvrent alors que Barry s’apprête à tenter de décoller avec leur cargaison, sur une piste trop courte où plusieurs pilotes ont déjà laissé leur vie (rire jaune quand on apprend que deux pilotes sont vraiment morts sur le tournage du film). L’aplomb se confond avec l’inconscience, et l’immoralité avec l’amoralité tant tout coule de source pour Barry, qui espionne pour la CIA, livre les armes promises ailleurs et rembarque de la cocaïne, pour aider trois business men qui cherchent à écouler leur marchandise, rien de plus normal, les paquets tombent dans la pampa comme des bombes désamorcés (le politiquement correct de la guerre froide en prend un coup au passage). Rien de plus dangereux, mais rien de plus facile aussi, l’argent, les paquets, voler, livrer, voler : the gringo who always delivers. Le rythme, là encore, et le résultat : un concours de bouches bées, d’yeux exorbités et de rires ahuris… jusqu’au générique, une petite ligne avant la dernière liasse d’obligations légales : « Yes, we know it’s not El Salvador. »

Chaussures vernies à la Philharmonie

J’avais un souvenir plus ébouriffant de la huitième symphonie, mais un Bruckner bien placé au parterre ne se boude pas, depuis la colline qui enfle doucement et se dessine au-dessus des violons jusqu’aux harpes qui font miroiter la surface d’une étrange planète de jais…

Je retrouve cette douce sensation de l’esprit qui vaque et des yeux qui vagabondent : chaussures pointues vernies, petite ourse à trois grains de beauté sur la joue gauche de Palpatine, étude des physionomies (visage en longueur, paupières souvent baissées : le clarinettiste ressemble au pianiste de Florence Foster Jenkins ; pas loin, un Cumberbatch teuton au cors).

Les musiciens de la Staatskapelle Berlin sont un brin trop sérieux à mon goût : je repère à l’opposé deux altistes, tout au fond, qui, à chaque fois, se tournent l’un vers l’autre pour se regarder et se sourient avant de plonger dans une nouvelle chevauchée à archet rabattu. À chaque fois, j’entends un peu mieux le toboggan musical dans lequel ils se jettent et cela me fait sourire à mon tour. (Teint presque jaune sous la barbe noire à gauche ; teint presque rouge sous les cheveux gris à droite : mon regard revient souvent vers eux, bouée jaune où retrouver et ancrer sa joie.)