120 battements par minute

J’étais réticente à aller voir 120 battements par minute que j’imaginais trop plein d’indignation (épuisante) et de bons sentiments (indigestes), mais les actions menées par les militants d’Act Up représentent une part finalement moindre que les discussions internes politiques-éthiques-scientifiques, et la réalisation reste sobre – voire crue quand cela est nécessaire : faire l’amour y est bien une affaire de sexe et de sperme, comme le sida, qui fait mourir sans euphémisme, deux morceaux de sparadrap pour maintenir les paupières fermées.

« Ce qui m’intéressait […] c’était l’étrangeté de l’état second dans lequel on est dans ces situations-là. Cette tonalité me semble plus honnête vis-à-vis du spectateur, plutôt que de chercher à le faire pleurer. J’ai vécu la scène où je rhabillais un copain mort et sa mère lui parlait. Je ne me souviens pas d’avoir été ému, mais il y avait justement une inquiétude diffuse à ne pas l’être. »

L’Histoire, via l’histoire d’une association, peu à peu s’efface et s’incarne dans une histoire d’amour et de mort. Mélo et militantisme s’empêchent et s’équilibrent l’un l’autre : cela se ressert, la gorge, du collectif au couple, dans l’impudeur des corps et la pudeur des sentiments. 120 battements de cœur par minute : dans l’amour, la peur et la danse – seule concession lyrique où les paillettes de poussière du dancefloor se mettent à flotter et dérivent parmi le virus et les cellules infestées.

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En plein débat avec les laboratoires pharmaceutiques, la lumière se rallume dans la salle. Au bout de cinq minutes, un employé du cinéma vient nous expliquer que le courant a sauté dans tout le quartier et que le projectionniste (un seul pour les seize salles du complexe) devrait relancer le film dans les dix minutes. L’annonce est accueillie par une nuée de claquements de doigts : substitut aux applaudissements préconisé par Act Up lors de ses réunions pour ne pas couvrir la voix de l’orateur. Jolie connivence de salle.

(En réalité, une seconde coupure de courant a retardé la reprise et l’entracte impromptu a duré, si l’on en croit le retard à notre sortie, plus de 45 minutes.)

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Contrechamp : Nahuel Pérez Biscayart, gouaille d’enfer
Contrechamp : Arnaud Valois, armoire à glace mais tête de nounours dans un rôle d’introverti++ (je fonds)

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Mérite de 120 battements par minute, en-deça même de ce qu’il est un bon film : refaire parler de la maladie et de sa prévention par sa seule existence. Ma collègue de 40 ans me racontait qu’Act Up, c’était son adolescence et qu’elle suivait ça un peu ahurie depuis son lycée de province. À mon tour, je lui ai expliqué que 10 ans plus tard, on ne comprenait pas pourquoi on nous rabâchait toujours la même chose : on ne pensait même pas encore au sexe que le préservatif était déjà une évidence, et les MST une espèce d’ombre de la sexualité qui ne donnait pas spécialement envie d’en approcher. Apparemment, aujourd’hui, la banalité du discours et les traitements de plus en plus efficaces contre le sida auraient tendance à entraîner une prise de risque accrue – d’où le bon timing du film.

« […] j’avais besoin de me confronter aux jeunes d’aujourd’hui parce qu’on n’en a jamais fini avec le sida. J’ai connu l’époque de l’insouciance avant, c’était extrêmement joyeux. Je ne me remets pas que ça soit devenu grave. »

 


Les citations sont extraites de l’interview de Robin Campillo pour Trois couleurs.

Une histoire de gays ?

« Confiner cette maladie a ‘l’intimité’ quand il s’agit de gays, ça rappelle le placard, je ne voulais pas être là-dedans. Être enfermé dans l’intime, c’est être invisible. C’était la même chose avec l’avortement avant le manifeste des 343 en 1971 : ça arrangeait tout le monde que ça soit une expérience individuelle, que les femmes aillent en Belgique ou en Angleterre. Avec Act Up, on a dit : « Non mais, attendez, c’est pas une maladie de l’intime, c’est une épidémie, donc ça a à voir avec la politique, avec la santé publique ! » »

Et sur les scènes de sexe :

« On a fait des répétitions torses nus, je ne voulais pas qu’ils arrivent sur le plateau en mode « on baise » et qu’on fasse une scène de Kama Sutra gay. Ce qui m’intéresse, c’est que ce n’est pas si évident de trouver des positions. D’abord, ça m’excite plus que la performance, je vois plus le côté humain, et ça me touche beaucoup. Le film est produit par France 3, donc je ne pouvais pas filmer de pénis, mais je n’avais de toute façon pas envie de tourner la scène de manière pornographique – même si ça m’intéressait de faire un film porno un jour. Par contre, je voulais montrer les à-côtés importants, qui sont tout le temps évacués au cinéma : mettre une capote, bien mettre du gel, comment on enlève le préservatif… Pour le coup, on voit du sperme qu’on essuie – ça, visiblement, c’est pas interdit. Y’a plein de choses que les gens trouvent glauques, alors que pour moi c’est extrêmement romantique […]. »

Le redouté

Sous couvert de comédie-pastiche-tombeau, Michel Hazanavicius nous offre avec Le Redoutable un très beau film drôle-amer. On rit bien volontiers de la Nouvelle Vague rembobinée et du personnage de Godard, interprété par Louis Garrel, parfait de flegme pince-sans-rire zozotant (je me fais d’autant moins prier que l’unique film que j’ai vu du réalisateur était l’infâme Adieu au langage), mais ce serait un inconnu que ce serait tout aussi juste. Sans jamais se départir de sa légèreté rythmique – on n’épilogue jamais -, le film effleure là où ça fait mal. Il montre, sans démonstration appuyée, comment on peut se raccrocher à une idéologie jusqu’à nier toute réalité, toute amitié. Comment on peut se rendre détestable en se détestant soi-même, et se mettre à détester les autres de ne pas vous détromper ; ou pire, de vous aimer ainsi, si détestable. Et comment peu à peu la personne qui vous a ouvert de nouveaux horizons peut finir par vous faire une vie étriquée. Il faut le menton et le regard incroyablement intense de Stacey Martin pour démentir le sois belle, suis-moi et tais-toi infligé par un Godard-connard à sa femme, Anne Wiazemsky. À chaque fois qu’elle se tait (face à son mari de moins en moins cynique et de plus ou plus imbuvable), se taire est une action à part entière – non pas un accès de lâcheté, mais la force de ravaler le mépris plutôt que de le recracher :  l’endurance et le courage d’aimer, elle est belle de cela. Je l’ai aimé tant que j’ai pu.

Vivre en génie mathématique


Je suis tombée à la médiathèque sur une bande-dessinée géniale, Logicomix. Ce n’est ni une initiation ludique façon logique mathématique pour les nuls, ni une histoire de la discipline, ou alors sous un angle très particulier, dans le lien qu’elle entretient avec la folie. La volonté de démontrer les axiomes sur lesquels reposent les mathématiques, c’est-à-dire d’en finir avec les axiomes et de trouver des fondements irréfutables sur lesquels asseoir toute connaissance, est présentée comme une quête. Quête vaine d’un point de vue de la connaissance, comme le montrera Gödel, en prouvant l’impossibilité de la preuve originelle et la nécessité des axiomes. Mais quête passionnante du point de vue existentiel, dans le désir qu’elle manifeste qu’a l’homme de tout comprendre, de faire de la raison un outil universel : en trouver une raison à toute chose, il en trouverait une à lui-même. C’est ce désir-là, de toute-puissance de la raison, passablement déraisonnable, qu’interroge Logicomix et qui se trouve résumée par une question d’œuf et de poule qui dit tout par son insolubilité : est-ce la quête d’introuvables vérités qui a conduit des mathématiciens brillants vers la folie, ou est-ce une prédisposition qui les a conduits à se pencher sur des problèmes vertigineux ?

C’est en voyant ce dessin,de monde soutenu par des tortues empilées les uns sur les autres, symbolisant la repoussée indéfinie des axiomes, que j’ai repensé à la formule de Pierre Legendre , « le creuset délirant de la raison ». C’en est la meilleure illustration, je crois – même si j’y déverse évidemment le reste de ma lecture. Il y a un moment où savoir non seulement n’est plus nécessaire pour vivre, mais l’empêche.


C’est ce moment d’asphyxie existentielle que, dans Gifted, Franck redoute pour sa nièce Mary, génie mathématique de 7 ans dont la mère, également génie mathématique, a fini par se suicider après des années de travail acharné sous la houlette d’une mère implacable. Laquelle mère ressurgit comme grand-mère et entend reprendre avec sa petite-fille le travail inachevé par sa fille, tandis que son fils, qui a élevé sa nièce depuis tout bébé, veut pour elle une enfance aussi normale qu’il est possible pour une enfant surdouée – il sait qu’un don peut aussi être un cadeau empoisonné. Au déni d’humanité de la grand-mère, pour laquelle un tel don réclame des sacrifices, répond le désir de savoir-vivre de l’oncle pour sa nièce, quitte à brider le potentiel de son génie. Entre les deux, entre deux âges de la vie auxquels elle appartient simultanément et n’appartient pas, Mary ne se laisse pas démonter. Rapidement, on ne sait plus si c’est elle qui est géniale, ou Mckenna Grace, l’incroyable gamine qui la campe et qui joue beaucoup trop bien : je me suis retrouvée à hoqueter de tristesse lors d’une scène de séparation – dans un film qui, par ailleurs, tend vers le feel good movie de faire la part belle à la résilience. Les thèmes abordés ne sont pas légers, et il y a de la souffrance, mais aussi de l’humour, généré par le même écart de la moyenne et du génie : il faut voire la tête de la maîtresse le jour de la rentrée scolaire ou celle de la grand-mère quand la gamine approuve le livre qu’elle lui offre mais lui annonce qu’elle est passée depuis aux équations différentielles…

Tard dans le film, on apprend que le job de l’oncle ne correspond que de loin à ses qualifications initiales : celui qui répare des bateaux est un ancien maître de conférence en philosophie, qui a exercé dans une université prestigieuse. J’ai retrouvé là cette vérité, cet aveu du professeur de philosophie que j’ai eu un khâgne : « à la limite, il n’y a de philosophie qu’en dehors de la classe de philosophie » – limite explorée-expliquée par François Jullien lorsqu’il remarque que la philosophie occidentale s’est éloignée de la sagesse (devenue orientale) pour s’orienter vers une connaissance qu’elle n’est pas à même d’atteindre, ou seulement par la négative, comme lorsque Kant soustrait toute transcendance du champ de la connaissance (le Gödel de la philosophie, quelque part)(c’est juste pour voir si Palpatine me lit encore, parce que la comparaison devrait normalement le faire hurler). La rupture de Franck avec l’université est peut-être la plus belle illustration de ce que la philosophie peut apporter de meilleur : l’attention portée, sans cesse renouvelée, au savoir-vivre, au savoir comment vivre. On n’échappera pas à un cogito ergo sum final, heureusement twisté avec humour, parce cet ergo symbolise à lui seul toute l’erreur, toute l’hybris, de la raison. Le fait de penser n’implique pas logiquement celui d’être : il le présuppose, comme une évidence, un axiome sur lequel le philosophe a eu, dans les Méditations Métaphysiques, la sagesse de ne pas trop creuser : « Je pense, je suis ». La conjonction logique n’apparaît que dans Le Discours de la méthode, où Descartes réordonne ses idées non plus dans le sens de leur découverte mais dans celui de l’exposé, paré de logique pour rendre la chose plus acceptable, plus facile à retenir. Et on le retient, ce dérapage vers le creuset délirant de la raison. Mieux vaut en rire, de ce cogito ergo sum, et savoir dire 42 quand il le faut : reconnaître un arbitraire, une réponse qui met en sourdine les questions ou rouvre celle de savoir si l’on se pose les bonnes. Avec le sourire. Et un chat borgne.

Baby & Barry : la grâce des bad boys

Baby Driver

Toujours lire Trois couleurs. Je n’étais pas partie pour voir Baby Driver, et puis encensé par […] Christopher Nolan, méchante hypeles gestes gracieux et volatils d’un danseur, l‘air toujours absent… J’ai checké la bande-annonce vite fait, puis je me suis rendue à l’arrache au ciné, dérapage contrôlé, et hop, sur mon siège, où je n’ai peu ou proue pas arrêté de danser – parfois discrètement, du bout des doigts, d’une contraction des muscles, d’une fesse à l’autre, parfois en bougeant carrément les épaules et les pieds dans les passages les plus rythmés. Ce n’est pas une comédie musicale, mais tout est chorégraphié : les déplacements du héros dans la rue, les mouvements de caméra, les courses-poursuites, tout tombe juste, pile en mesure. C’est le rythme jouissif des bons films d’actions – la hargne en moins : Baby piquait bien un peu des bagnoles, c’est ce qui l’a coincé, mais contrairement à ceux qui l’ont « recruté », il n’a pas le goût de la gâchette ni celui du gain. Un manque d’ambition, peut-être. Ou juste le goût du mouvement : le gamin un peu pataud qui ne survit au milieu des caïds que par son mutisme, toujours une paire d’écouteurs dans les oreilles, retrouve une assurance digne des meilleurs agents secrets dès qu’il est au volant, le Jonathan Livingtsone de la course-poursuite – autant pour s’échapper que pour la beauté du geste.

Le casting n’est pas pour déplaire. Kevin Spacey est dans son univers, mais j’ai mis un certain temps à reconnaître Don Draper en malfrat, et il m’a fallu plusieurs jours pour que je trouve à qui me faisaient penser les boucles blondes de Lily James, palme des ressemblances improbables : Hilary Hahn !

Barry Seal

Trente et un ans après Top Gun, on retrouve Tom Cruise dans le rôle qui lui va le mieux : celui du pilote branleur – doué et frondeur. Seulement, cette fois-ci, c’est inspiré d’une histoire vraie, et le savoir donne un tour ubuesque à cette presque non-fiction : il faut bien en faire des caisses et surjouer la fiction pour qu’elle ne se fasse pas rattraper par la réalité, que l’on oublie et que l’on redécouvre passablement ahuris. Plus c’est gros, moins c’est dur à avaler. On a donc un Tom Cruise qui se surjoue, des biftons qui dégueulent de partout et des trafiquants de drogue plus pittoresques les uns que les autres – mention spéciale aux paris qu’ils ouvrent alors que Barry s’apprête à tenter de décoller avec leur cargaison, sur une piste trop courte où plusieurs pilotes ont déjà laissé leur vie (rire jaune quand on apprend que deux pilotes sont vraiment morts sur le tournage du film). L’aplomb se confond avec l’inconscience, et l’immoralité avec l’amoralité tant tout coule de source pour Barry, qui espionne pour la CIA, livre les armes promises ailleurs et rembarque de la cocaïne, pour aider trois business men qui cherchent à écouler leur marchandise, rien de plus normal, les paquets tombent dans la pampa comme des bombes désamorcés (le politiquement correct de la guerre froide en prend un coup au passage). Rien de plus dangereux, mais rien de plus facile aussi, l’argent, les paquets, voler, livrer, voler : the gringo who always delivers. Le rythme, là encore, et le résultat : un concours de bouches bées, d’yeux exorbités et de rires ahuris… jusqu’au générique, une petite ligne avant la dernière liasse d’obligations légales : « Yes, we know it’s not El Salvador. »