Coquille poétique-robotique

J’ai étonnamment bien suivi l’adaptation cinématographique de Ghost in the Shell. Doublement : il n’y a pas eu de moment, comme si souvent, où je ne comprends plus rien qui a commandité le meurtre de qui, ni pourquoi ; et c’est suspect par rapport à l’animé*. Je ne me souvenais plus de l’histoire, mais très bien du flottement perplexe et poétique dans lequel je l’ai reçue. Sauf dans la scène de plongée sous-marine, plus d’onirisme contemplatif, fondu-disparu dans les codes du film d’action et ses ralentis de tir. Tout se comprend trop bien ; Palpatine qui a le chef-d’œuvre bien en tête désigne l’épisode de prequel, qui explique de quel corps vient l’esprit de l’héroïne que des savants ont transféré dans une carcasse de robot. Se manifeste ici une tendance arachnéenne à combler tous les coins (lecteurs de Kundera, cette métaphore vous est dédiée), à circonscrire le mystère, qui en devient plus consommable : pas de ballonnements intestinaux, pas d’irrésolu qui pourrait hanter ; les questions sont ravalées au rang de thématiques.

Au premier rang desquelles le lien entre corps et esprit. Se définit-on plus par le corps ? par l’esprit ? par nos souvenirs (assimilés au corps en ce qu’ils s’héritent) ? par nos actions (décidées par l’esprit) ? Malgré mes objections muettes étayées à coup de Memento**, l’adaptation penche très clairement du côté de l’action et de l’esprit, dans un élan de Lumières (occidentales ?) qui confine à la négation du corps (chrétien ?). Jusqu’à modifier la fin du film, souligne Palpatine : dans l’animé, l’héroïne disparaît dans un au-delà désincarné, comme Scarlett Johansson dans Her et Lucy ; dans le film, elle refuse cette mort-échappée-transfiguration et reste, est-il dit, pour faire justice… trahissant par là notre rapport ambivalent au corps. D’un côté, on sur-valorise notre enveloppe extérieure (la carcasse robotique) ; de l’autre, on refuse d’être au monde incarné (le coquillage poétique), c’est-à-dire de mourir, c’est-à-dire de vivre. Et de glorifier-rêver un esprit indépendant qui pourrait nous survivre. Alors que l’animé distillait une certaine nostalgie pour ce fantasme perçu comme sclérosant, le film s’y engouffre avec l’énergie du désespoir, piétinant toute aspiration de sagesse et de sensualité***.

S’y ajoute un léger malaise dû au casting : d’abord parce qu’il suggère qu’un corps est par défaut un corps occidental blanc (nous sommes dans une firme robotique japonaise, pour rappel)(et un système hollywoodien, donc pas vraiment étonnant), et parce que Scarlett Johansson se retrouve une fois de plus à jouer une femme-robot. Certes, on voit bien en quoi sa sensualité est un atout pour le réalisateur : même avec une démarche mécanique, même en revêtant un masque de non-expression, l’actrice transpire l’humanité par tous les pores de la peau. Mais l’insistance avec laquelle on la désincarne de film en film me donne la désagréable impression que l’on cherche à évacuer un corps par trop envahissant, trop humain… trop incarné. Si encore elle n’était que pur corps, sans regard, sans expression, un corps bête, enfin…  Mais non, la pensée est toujours chez cette actrice incarnée et sa présence achève de mettre en lumière les impensés de l’adaptation, qui transplante un ghost nippon dans un shell occidental sans s’apercevoir que s’opère un changement de sensibilité, avec notre ambivalence fondamentale d’Occidentaux incapables de penser autrement qu’en terme de corps et d’esprit… nous rendant par là-même incapables d’appréhender la mort autrement qu’en la refoulant. D’un côté ce qui vit : l’esprit ; de l’autre ce qui meurt : le corps ; rien d’incarné qui vivrait parce qu’il se meurt et se recompose à chaque instant. Mais plus de cela lorsque je vous parlerai de mes lectures de François Jullien.

* Pour corser le tout, l’animé est multiple et les différentes occurrences proviennent elles-mêmes d’un manga papier… peut-être suis-je partie en live un peu vite…

** Dans ce film de Nolan, un homme qui n’a plus de mémoire qu’à court terme se tatoue sur le corps les indices par lesquels il espère venger la mort de sa femme… et se fait rouler propre avec le spectateur : la surface scriptible de l’épiderme ne saurait se substituer à la mémoire profonde du corps-esprit. Ne pas se laisser définir par son passé, c’est bien (surtout si ça nous épargne Zola) ; agir en le connaissant (son passé, pas Zola), c’est mieux.

*** La question m’a taraudée pendant tout le film : l’héroïne mi-humaine mi-robot pouvait-elle sentir (dans le délire technologique, on pourrait très bien imaginer des capteurs sensitifs, qui envoyés au cerveau simuleraient des sensations) ? Il semblerait logique que non, et que ce soit à partir de là qu’elle n’a plus sa place dans le monde, parce qu’elle n’est plus incarnée.

Miss Adelman

Samedi dernier, les vitres se mettent à trembler. Une marche pour un homme politique, une manifestation contre la société telle qu’elle est, Google ne sait pas trop : une gaypride sans gay ni joie, aux allures de fin du monde. Les basses font exploser sans discontinuer leurs pulsations de mort ; elles mitraillent un rythme intenable qui affole le cœur qui part en tachycardie qui part en crise d’angoisse. Je me réfugie dans la salle de bain, seule pièce aveugle où les vibrations sont à peu près tolérables, et j’attends que ça passe, le défilé et l’angoisse ; j’attends que ça se desserre, que ça ralentisse… Faites que ça s’éloigne, j’ai l’impression que ça va se fissurer à l’intérieur tellement tout est oppressé-contracté-pressurisé. Je suis dans le noir en pleine journée, consciente du ridicule et du corps noué dans lequel je me trouve piégée.

Ça passe, évidemment ; heureusement. Je noie les dernières larmes dans une tasse de thé bien chaude, puis deux, puis trois, puis quatre, puis je décide de sortir me changer les idées, même si la séance de ciné rapprochée n’est pas l’idée du siècle après m’être ainsi rempli la vessie. C’est encore moins l’idée du siècle lorsque je découvre en sortant du métro que la parade s’est rendue jusque là. Tant pis, je prends mon mal en impatience, me bouche les oreilles et cours en apnée sonore jusqu’au cinéma, jusqu’à la salle à l’étage… où les gros fauteuils rouges amortissent tant bien que mal les vibrations. Impossible de poser les pieds au sol (pourtant à l’étage !) sans me sentir immédiatement traversée par ce courant. C’est épuisant – néfaste, on dirait même, comme si l’on faisait vieillir notre corps en accéléré.

Il faudra une demie-heure environ pour que cela s’arrête, une demie-heure pour s’habituer au ton bizarre de Monsieur et Madame Adelman. J’ai choisi ce film pour son horaire, mais aussi parce que Mum m’a dit que l’héroïne lui avait fait penser à moi. Pendant tout le film, je me suis demandée si la ressemblance était tenait à l’actrice ou à son personnage. Doria Tillier est grande, mince, cheveux longs, ni belle ni moche (une fausse moche, dirait Palpatine), et elle a cette légère akwardness que je remarque quand je me vois en photo, ce long buste, qui la fait paraître à la fois en retrait et débordant (effet de L x h), l’empêche tout autant d’être gracieuse qu’invisible. Cela tombe bien, vous me direz, il faut toujours que ça accroche quelque part pour que l’on tombe amoureux de quelqu’un – un truc qui dérange, une aspérité, un grain. Et son personnage en a un, de grain. Pas de folie, c’est trop commun : de fantaisie. Sarah est fantaisiste. Sarah est déjantée. Sarah est amoureuse de Victor, ce mec torché qu’elle croise et dont elle décide de tomber amoureuse. Le coup de foudre n’est pas subi, il est décrété dans l’instant même où il devrait l’être. Cela me plaît, cette idée d’amour décidé. Victor n’est pas canon, Victor n’est pas talentueux, il est maladroit au lit et ne veut même pas d’elle, mais elle, le veut et elle l’aura. Et elle le perdra et elle le laissera et elle le rattrapera, avec beaucoup d’erreurs mais sans faute : Victor est la ligne directrice de sa vie, qu’elle a tracée le jour où elle a biffé son premier manuscrit d’écrivain raté.

L’amour n’est pas chez Sarah un truc qui lui tombe dessus ; c’est une petite obsession qu’elle cultive avec beaucoup de détachement. Il faut voir la scène où elle débarque dans sa famille au bras de son frère à lui ; Victor l’imagine au lit avec son frère : « Ça me dégoûte, » ; « Moi aussi, un peu » qu’elle répond avec aplomb, contente de son coup. Il faut voir, un peu plus tard, la pitié cinglante avec laquelle elle s’en prend à la fille qu’il continue à voir. Elle est féroce, elle est irrésistible : elle s’en fout. Personne ne s’en fout avec une telle constance. Victor n’est pas son destin ; c’est Sarah qui est le destin de Victor, c’est elle qui lui tombe dessus et qui finira par en faire un écrivain à succès. Moins muse que maîtresse, cependant : l’un et l’autre se manipulent sans cesse avec une joie presque perverse. Presque seulement, car Victor est trop égocentrique pour être sadique et Sarah n’est pas masochiste ; elle sait seulement ce qu’elle veut, même si elle le veut avec une détermination effrayante. Elle ne s’acharne pas, pourtant ; elle sait même lâcher au bon moment. Elle les a liés de manière indissoluble : quand bien même ils se retrouveraient séparés, ils se retrouveraient.

Et c’est l’autre chose qui me plaît, avec l’anti-destin de l’amour décidé : ce lien souterrain entre deux êtres. En-deçà au-delà de l’amour, ils sont liés. Comme Simone de Beauvoir et Sartre, liés alors même qu’ils ne couchaient plus ensemble après quelques années et que Nelson Algren suppliait Simone, passionnellement amoureuse, de venir vivre avec lui aux États-Unis (je ne sais pas si Simone raconte ça à Nelson pour le rassurer, mais apparemment Jean-Paul était un mauvais coup)(ce qui est assez réjouissant quand on s’est tapé quelques-uns de ses livres pas baisant du tout)(alors que ceux de Simone de Beauvoir sont exaltants)(Simone, « douée pour le bonheur » comme Sarah, décidée à aimer)(j’arrête avec les parenthèses). Pas parce que c’était lui, parce que c’était moi : juste lui et moi. Lui-moi. Allume-moi. Sarah est une splendide allumeuse, juste ce qu’il fallait à Victor, pas franchement une lumière. Et c’est parfait comme ça, parfaitement insupportable, parfaitement jubilatoire.

On ne comprend pas trop, sur le moment, comment ce flirt constant avec l’immoralité n’en devient jamais malsain. On se doute, notez bien : l’humour. Et l’amour et l’ironie. Mais on n’en prend conscience qu’à la fin, dans un renversement que je ne vous dévoilerai pas mais que j’aurais dû voir venir si je n’avais pas relégué le récit en abyme au rang d’artifice convenu. Sarah raconte leur histoire à un journaliste venu à l’enterrement de Victor : on oublie rapidement que le ton est le sien – parce qu’il est avant tout celui de Nicolas Bedos et Doria Tillier, scénaristes et acteurs, spot on. Il y a tellement de passages farfelus et justes : celui-ci, par exemple, où Sarah remarque qu’on ne quitte pas les gens parce qu’ils sont médiocres, mais parce qu’ils deviennent insupportables à ne pas supporter de l’être devenu. J’ai gloupsé. Ressemblance physique ou mentale ? Pour Mum, elle me l’a confirmé ensuite, la ressemblance était affaire d’attitude, non de caractère. J’ai tout de même eu le temps de m’y retrouver un peu plus que ça, et de remarquer/déplorer que je n’étais pas, plus, aussi décidée que ça, que Sarah, dans la fantaisie de laquelle pourtant je me sens bien (ce génie du déguisement chez Doria tillier, cette réinvention constante de son personnage…).

***

En sortant, je découvre dans les camions arrêtés en pleine voie des baffles grandes comme moi. Il reste des noyaux de gens ça et là. Malgré moi, j’ai un peu peur : pas des looks marginaux, que je trouve plutôt attendrissants dans le désir qu’ils expriment de (re)faire communauté ; je redoute surtout l’effet de groupe sur les jeunes alcoolisés. Individuellement, pourtant, ce sont des anges : le groupe gueule dans le Franprix en cherchant de la barbac et des packs de bière ; l’individu rappelle que, oh, faut des légumes aussi, pour faire des pâtes-aux-légumes, on a un végétarien. #JaimeLaMortEtLesLégumes

New York néerlandais

On the Waterfront est éminément cinématographique. Comme je ne savais pas que Bernstein avait effectivement composé cette suite pour un film, je me suis fait le mien.

The Mask meet King Kong : le gorille joue de la grosse caisse sur le toit des taxis jaunes arrêtés tout autour de lui.
Rythme, embouteillages, quadrillage opaque et brillant des buildings, jungle urbaine.

Clé des champs, morves de nuages en dépassant la statue de la liberté, travelling lyrique dans les plaines de l’Ouest. La nature américaine soudain zébrée de géométrie urbaine, des escaliers horizontaux se dessinent et s’effacent à toute allure dans les épis de gluten, zig zag zorro, les pas sur la carte du maraudeur.

Retour à New York. Ça grouille et ça groove. Jusqu’à ce que. Les traits se forcent, les contours s’épaississent, le film devient dessin devient vitrail, les buildings, les taxis, les trompettes brandies comme le poing de Superman freezé en plein vol et King Kong au premier rang pour compléter l’affiche, le vitrail Broadway de comics.

Voilà ce que c’est de réaliser la bande-annonce sans avoir vu le film.

 

Dans Rhpasody in blue aussi, le plaisir monte au nez, mieux que la moutarde ou le wasabi. Khatia (faut-il encore dire Buniatishvili ?) nous la joue comme ça, à étirer la musique jusqu’à ce qu’on soit tendus comme des cordes de piano, là, impatient d’attendre la note qui va venir on-le-sait on-la-connait on-l’attend, VAS-Y (BORDEL en option), VAS-Y on se retient de crier et elle, tranquille, je viens, je viens. À un moment, je le jure, j’ai nettement entendu son index se balancer comme les hanches d’une femme fatale qui ferait signe : viens. là. viens. là ; si nettement détachés qu’on a le temps de se prendre se perdre les pieds s’évanouir blanche soupir entre les deux. Rhalala, glissando. C’est affreusement excitant, les cuivres me montent au nez, le long des bras en vérité, ça pétille sous la peau, à faire semblant d’avoir froid pour le plaisir, pour frissonner dans la salle surchauffée. Plusieurs fois, je feins de boxer l’épaule de Palpatine, hiii, c’est génial, je suis excitée comme une souris, viens là que je te fight comme un hamster. Soudain la ménagerie reflue : fini, sans bouquet final… c’est ce qui arrive quand on a trop joué avec ses terminaisons nerveuses, à lâcher et à reprendre. Mais qu’importe l’orgasme, pourvu qu’on ait l’ivresse.

 

Je tombe en période réfractaire jusqu’à la fin du concert : il est de bon ton de le taire, mais Rachmaninov est un peine-à-(faire-)jouir, je vous le dis. C’est un peu l’architecte qui vous dessine de superbes lignes, classiques, audacieuses… et vous colle des feuilles d’acanthe partout. Non, non, mieux, voilà la métaphore que j’ai passé les Danses symphoniques à chercher (impossible de n’en filer qu’une avec lui, qui change de thème comme de chemise ; ça s’effiloche toujours en un rien de temps) : Rachmaninov, c’est le mec qui vous emmène sur les cimes et, arrivé devant un paysage à couper le souffle, sans un regard sort son carnet pour noter méticuleusement le relevé de l’altimètre.

Jeudi 23 mars 2007, 22h, au 15 avenue Montaigne, 75008 Paris :
victoire de l’Amérique sur le bloc soviétique.
Merci à l’armée philharmonique de Rotterdam et à son commandant Yannick Nézet-Séguin : la guerre froide n’aura pas lieu.

The Lost City of Z, to A

Vous pensez avoir fait le tour des films en costume, et James Gray sort un nouveau film, qui n’est ni un film en costume ni même un James Gray. C’est d’une sensibilité qui n’a d’égale que la pudeur avec laquelle elle point. Ce sont des plans qui s’oublient* et des visages patinés qu’il faut prendre le temps de lire, comme des cartes jaunies – les acteurs sont d’ailleurs de plus en plus beaux à mesure que le maquillage les vieillit et que leurs personnages se gorgent d’un destin dont ils sont les seuls artisans**. À tel point que, seriez-vous Percy Fawcett (Charlie Hunnam), vous passeriez la journée assis à contempler sa femme (Sienna Miller). Mais vous n’êtes pas Percy et la beauté connaît la tristesse de la perte ou, sous sa forme atténuée, de l’absence : envoyé par sa hiérarchie militaire dans une expédition de cartographie pour déterminer la frontière (sensible) entre le Brésil et la Bolivie, Fawcett découvre des poteries anciennes dans la jungle là où nul homme (blanc) n’était allé, et n’a dès lors plus qu’une idée, y retourner. Malgré les maladies mortelles, les attaques des natives, les piranhas, les infections, le sang dégobillé et les flèches évitées de justesse : y retourner, et trouver cette ville mystérieuse qu’il nomme Z, comme la dernière pièce du puzzle de l’humanité. La formule a l’emphase d’un humaniste au temps du colonialisme***, mais aussi une portée métaphorique a laquelle le film finira par faire écho, après les délais, les tentatives avortées, la guerre des tranchées, toujours l’idée fixe, obsessionnelle, de cette ultime découverte.

<avertissement> Quoique je n’y vois pas de quoi gâcher le plaisir, la suite de ce billet ne fait pas de mystère sur celui qui entoure la fin du film.</avertissement>

Lorsque son acolyte M. Costin**** refuse de se joindre à une nouvelle expédition, Fawcett s’inquiète de ce qu’il a cessé de croire à l’existence de Z : M. Costin craint seulement que Z ne lui apporte pas les réponses qu’il cherche. Car Fawcett a beau recourir à la rhétorique du sacrifice, pour lui, sa femme et ses enfants, on le sent poussé par un désir immense – un désir si grand qu’il trahit le prétexte sous le but : trouver Z pour donner une direction à sa vie et l’achever. Le désir de connaissance, de progrès, d’humanité, la pulsion de vie s’inverse et se confond en pulsion de mort, de plus vaste que soi. La fin, magnifique, ne tranche pas – rationnellement si, bien sûr, mais métaphoriquement non : Fawcett nous fait parvenir, via sa femme endeuillée, la boussole qu’il devait envoyer comme signe s’il trouvait Z et ne devait plus souhaiter en revenir. Non seulement, dans l’achèvement, rien n’est arrêté, mais tout fusionne : la femme de Fawcett descend d’une demeure victorienne pour s’enfoncer dans la jungle et nous abandonner avec le souvenir de son mari et de son fils portés par des indigènes vers une fin incertaine, dans une nuit étoilée de torches, avalés par les origines du désir, de l’humanité (son fils, qu’il avait laissé tout jeune lors de sa première expédition, est avec lui ; la boucle est bouclée, le cœur dilaté par la peur et la beauté).

 

* Un seul maniérisme choquant, du coup : le plan sur la trace d’alcool brunâtre qui s’écoule jusqu’à être remplacée par le train dans lequel se passe l’action.
** Travailler à se (construire-)détruire, il faut sûrement tout une vie et un peu d’ethnographie pour ça.
*** Fawcett est un esprit progressiste de son temps : suspectant les indigènes d’être ses égaux, mais rappelant à sa femme qu’elle ne peut le suivre, car même s’ils sont égaux en esprit, ils ne le sont pas de corps et elle doit rester élever les enfants.
**** Robert Pattinson, méconnaissable sous les années et la barbe, décidément fort bon acteur.

Bestioles d’une nuit d’été

Quelle idée de faire entrer Le Songe d’une nuit d’été de Balanchine au répertoire du ballet de l’Opéra de Paris ? Même s’il nous épargne côté pantomime, le ballet m’a paru assez pauvre au point de vue chorégraphique : battements d’ailes, temps levé, blablabla et saut de chat balanchinien, saupoudré ici et là de quelques bizarreries virtuoses cache-misère (la vitesse d’exécution joue peut-être dans cette impression : avec le cast original, cela vrombit déjà davantage).

La plus grande richesse de la production se trouve dans les costumes chatoyants de Christian Lacroix. Refaire faire la garde-robe du ballet par le couturier est toujours une idée plaisante (cf. les Joyaux et La Source), mais n’aurait-on pas pu le solliciter pour un autre ballet que Le Songe ? ou à tout le moins pour un autre Songe que celui de Balanchine ? J’ai découvert il y a peu la version d’Ashton, qui m’a semblée autrement plus intelligente dans la manière de caractériser par la danse les personnages.

Pour ce qui est de la lisibilité, en revanche, cette pièce de Shakespeare, c’est toujours le foutoir, et avec un peu de préparation, on ne s’y retrouve pas plus mal chez Balanchine que chez un autre – même le pas de deux de Titania avec un illustre inconnu (Stéphane Bullion en porte-fleurs a fait ma soirée) n’est pas si absurde : il suggère que Titania vit sa vie comme elle l’entend, ne formant avec Obéron qu’un couple symbolique. Et franchement, en pleine forêt enchantée, on n’est pas à une absurdité licence poétique près. On s’en tiendrait à l’acte I que ce serait ma foi plutôt plaisant. Mais Balanchine will be Balanchine : il nous colle au second acte un divertissement qui, tout en restant foutraque, masque la joyeuse bigarrure du premier acte, aplanie sans être unifiée. Cela se traduit également dans les costumes, avec l’apparition soudaine de tutus plateaux et la disparition des couleurs identifiant les deux couples à rebondissements (on ne peut en vouloir à Christian Lacroix : dans la chorégraphie de Balanchine, c’est blanc bonnet et bonnet blanc). Au point où on en était, on aurait pu s’en tenir aux jolis tableaux, tel le final avec les immenses capes du couple royal et les lucioles qui font regretter la magie d’une Bayadère, pourtant bien kitsch.

Reste le plaisir de retrouver les danseurs, notamment Marion Barbeau dans le rôle de Titania… que je m’obstine à écrire Tatiana : mon inconscient réclame la danseuse dans des rôles dramatiques plus consistants. Même si sa beauté farouche déjoue la niaiserie dans lesquels menacent de tomber certains rôles (elle avait déjà sauvé le Casse-Noisette tricéphale de l’an dernier), il serait bon de ne pas l’y cantonner… Ida Viikinkoski, pour sa part, semble en passe de devenir la nouvelle Stéphanie Rombert, aka la force brute qu’on colle aux fouettés (après Gamzatti, Hippolyte). Comme le reste de la distribution, elle est bonne, mais je n’accroche pas plus que cela (pas même au Puck à juste titre loué d’Hugo Vigliotti)(je crois que j’attendais secrètement Allister Madin).

Bref, rien de bien nouveau sous les projecteurs : Balanchine a tendance à me barber ; Marion Barbeau, à m’enchanter.