Lac de soie

Dans l’après-midi, après plusieurs essais avec moult pokéballs, je réussis à attraper une licorne à 15 € pour Le Lac des cygnes sur la bourse opéra. Le soir, le premier Pass de la série est pour moi, rang 15 ; Palpatine récupère la place en hauteur. Cadeaux de Noël avant l’heure.

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Lors de mon premier voyage au Canada, j’ai trouvé dans une librairie de seconde main la biographie de Karen Kain, dont je n’avais alors jamais entendu parler. Heureusement, le bouquin était illustré et je l’ai rapporté de ce côté-ci de l’Atlantique, où il est longtemps resté fermer à cause d’un premier chapitre très mon-père-ma-mère-mon-chien-et-mes-soeurs. Heureusement, un jour je suis passée outre, et j’y ai découvert cette évidence jusque là jamais aussi clairement formulée : être musical ne consiste pas à faire tomber le mouvement pile sur la mesure, mais à jouer avec la musique, à anticiper ou retarder le mouvement selon l’effet souhaité. Un poil de retard sur un adage accentue l’impression d’étirement, par exemple. Une ouverture de couronne légèrement retardée dans un saut lui donne du panache, ainsi que le confirme Léonore Baulac dans la diagonale de sa variation, la première du pas de trois avec Hannah O’Neill et François Alu. 

La danse de Mathias Heymann est technique faite musicalité. Il parvient à ménager une sorte de lenteur au sein même de la rapidité, qui donne à ses gestes un moelleux assez extraordinaire. Comme une écharpe en soie qui retomberait plus lentement qu’elle a été propulsée dans les airs, gonflée de courbes harmonieuses. L’image donnée par mon professeur pour le travail des ports de bras dans les pliés me revient. La retombée avec un temps de retard qui n’en est pas un*. François Alu a cette même intelligence du mouvement, cette même tranquillité en pleine accélération, mais il n’a pas le fini de Mathias Heymann : il peut sauter plus haut, la ligne créée par son pied me ramène immanquablement vers le bas. Il est de plomb là où Mathias Heymann est de soie. On ne choisit certes pas sa densité, mais certaines s’accordent mieux que d’autres. En l’occurence, Mathias Heymann est un partenaire parfait pour Myriam Ould-Braham, qui partage la même qualité de mouvement. 

Ce qui rend cette étoile extraordinaire, c’est qu’elle ne cherche pas l’être. Quand elle entre en scène, le brio et la virtuosité s’effacent ; ils sont là, peut-être, sûrement, mais ce n’est plus le propos. Les pas brillamment juxtaposés par tant d’autres danseuses se fondent dans une continuité qui fait le personnage, le rôle qu’elle incarne. Elle ne s’y glisse pas comme dans un costume qui lui pré-existerait, elle le crée à partir de son corps à elle, l’invoque par sa danse. Parfois, oui, cela arrive, l’interprétation se suspend un instant et Myriam Ould-Braham nous fait alors du Myriam : une danse déliée, légère et délicate. Du cygne blanc par défaut, dégoulinant de lyrisme. Au pire, c’est déjà bien. Mais c’est souvent incomparablement mieux. Tout se met alors à faire sens, y compris (surtout ?) les liaisons, les regards, tous les interstices de la chorégraphie. Les variations perdent de leur caractère exceptionnel ; à la limite, elles sont superfétatoires : c’est le moment où la danse, se montrant comme telle, risque de s’éloigner du sens et d’interrompre l’histoire que Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann content comme personne. Je suis suspendue à leurs corps comme on peut l’être à des lèvres. Les pas de deux et pas de trois (avec Rothbart), qui auraient tendance à m’ennuyer, sont ici le real deal.

Avec eux, la chorégraphie est si lisible que je suis frappée de détails que je n’avais jamais remarqué. À l’acte II, notamment, lorsque Odette est en attitude devant Siegfried, celui-ci relâche sa prise par les poignets pour passer sa main derrière celle d’Odette, comme une caresse dont il l’enveloppe en l’emmitouflant dans ses ailes. À l’acte III, dans la même position, c’est Odile qui passe ses mains derrière celles de Siegfried pour rabattre ses bras sur elle : Siegfried est bien captif de celle qu’il croit enlacer. 

À l’acte II, Odette arrive par derrière, craintive, et d’un piqué arabesque, se pose sur un bras tendu de Siegfried, comme sur une branche dont il conviendrait de vérifier la solidité. À l’acte III, ce même geste, répété avec Rothbart, donne au cygne des allures de faucon, les mains solidement ancrée comme des serres autour du bras du sorcier. La manière dont elle monte très progressivement sa jambe en arabesque appelle Siegfried à la suivre bien plus clairement que ne le ferait un index pointé et replié, viens voir là. L’arabesque qui monte en s’étirant vers l’arrière est irrésistible, inexorable. 

Alors que son Odette miroite le lac moiré de ses tremblements et frémissements, son Odile tranche et étincelle comme une rivière de diamants. Le mouvement est toujours délicat, mais il est épuré de ce qui semble alors inutiles tergiversations et minauderies. Peut-être les meilleurs cygnes noirs sont-ils ceux des danseuses que l’on imagine davantage en cygne blanc. L’Odile de Myriam Ould-Braham est presque sous-jouée, mais le contraste avec son Odette ne repose pas sur l’emphase (qui peut vite tomber dans la surenchère) : on n’a pas l’habitude de voir l’étoile se déparer de la pudeur et de l’humilité qui font d’elle la danseuse qu’elle est ; débarrassée de ses attributs, la voilà soudain indéniablement autre, fière et séductrice. La manière dont elle court à la fin de l’acte, buste légèrement cambrés, pieds ouvertement balancés vers l’arrière, la montre qui se gargarise d’être l’oiseau de malheur. Avec Rothbart, évidemment, partner in crime.

Après un premier acte un peu falot, Karl Paquette déploie ses ailes de Loïe Füller. Au troisième acte, c’est Snape qui déboule : je tressaille et ma voisine défaille (elle m’explique à l’entracte être très émue de le voir live après l’avoir vu et revu dans l’enregistrement DVD). Le corps de ballet ne contribue pas peu à la magie de la soirée ; les cygnes sont impeccables et c’est un plaisir d’attraper au vol les sourire dans les danses de cour (notamment le sourire XXL d’Amélie Joannidès). Quand, à la fin, Siegfried disparaît sous une épaisse couche de brouillard, on se demande si l’on n’a pas rêvé tout cela…

Roméo et Goliath

Je croyais que Roméo et Juliette était la dernière création de Preljocaj. Le ballet, en réalité, a vingt ans, ce qui explique des choses, notamment une moindre maitrise de la narration. On pardonne plus aisément au chorégraphe la transposition de la pièce dans un univers manichéen où les Montaigu sont des va nus pieds qui font la nique à des Capulet armés et harnachés d’amures*. La tension qui naissait de la rivalité entre deux clans rivaux (égaux) est complètement aplanie, piétinée par la marche de ces robots noirs, moins implacable que sans surprise. La rigidité du geste et de l’interprétation est à peine rachetée par le traitement métaphorique subi par la nourrice, affublée d’énormes mamelles et dédoublée de manière à encadrer le lit où repose Juliette endormie ; davantage que les mouvements mécaniques des deux donzelles bicolores comme des pièces d’échecs, c’est l’incohérence narrative qui incite à leur requalification comme figure du destin. 

D’une manière générale, la cohérence narrative n’étouffe pas Preljocaj. Le chorégraphe conserve la mort de Mercutio (passé à tabac par les Capulet sadiques) mais bazarde celle de Tybalt, censée découler de la première et entraîner la suite des événements. JoPrincesse la trouve dispensable : une fois devenu meurtrier, Tybalt (pour lequel Juliette semblait entretenir un attachement vaguement incestueux**) devient à fuir. Pourquoi pas… Il faudra également passer sur le remplacement du poison, sûrement trop old-school, par un drap rouge magique pour Juliette (séquence matador meet David Copperfield) et un coupe-chou pour Roméo qui se fait hara-kiri, parce que, chez Preljocaj, on est multiculturel à mort (Juliette qui, en toute logique, se réveille dans une mare de sang et de tripes, met cinq bonnes minutes à comprendre que Roméo est mort). 

Dans cet écrin en toc, la partition de Roméo et Juliette est pourtant un petit bijou. Les pas de deux sont osés, tant du point de vue de la danse que de sa charge sexuelle. Le lyrisme ne fait pas long feu devant les hormones adolescentes, et Juliette repousse à plusieurs reprises Roméo, déjà sur elle, trop rapide, trop entreprenant. L’éloigner, c’est se donner le temps de l’approcher, d’imposer son rythme pour ne pas se laisser dévorer. Enlacement qu’il voudrait plus ardent, plus complet… dans l’ardeur à s’emparer de Juliette et à se mettre sous sa coupe, Roméo balance ses bras à elle derrière sa nuque à lui, des bras sans volonté ni résistance qui lui donnent un air de pantin désarticulé, préfigurant la fin des amants. Le geste prend en effet tout son sens a posteriori, lorsqu’il est répété par Roméo avec le corps inanimé de Juliette puis par Juliette avec le corps sans vie de Roméo, aucun ne voulant croire à la mort de l’autre, à la fin de son désir. C’est très beau… et le serait sûrement davantage sous forme de suite chorégraphique dans un gala. 

* La sentinelle est même pourvue d’un chien d’attaque et d’une lampe torche pour éblouir le public. #soupir
** On le devine-imagine dans la scène du bal, LA scène de groupe qui a vraiment de la gueule : ce sont les femmes, prédatrices, qui tournent autour des hommes au garde-à-vous, murés dans une immobilité toute militaire, soudain rendus vulnérable par ce qui fait le reste du temps leur force (aveugle).

Quand les lions auront des dents

Until the lions est inspiré du Mahabharata et les critiques anglo-saxones m’avaient confirmé que c’est le genre d’histoire que seul Joël peut suivre et apprécier. J’ai donc fait l’impasse sur le livret ; ma grille de lecture s’est limitée à ce proverbe africain imprimé dans le programme : « Tant que les lions n’auront pas leur historien, les récits de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur. » Voilà que l’Histoire, (ré)écrite par les vainqueurs, se trouve chorégraphiée depuis un point de vue antagoniste ; c’est une des ruses récurrentes de l’art que de faire triompher stylistiquement ceux qui ont perdu. 

Sur la scène-arène autour de laquelle le public fait cercle, trois personnages : un Homme, grand, chauve, en tunique blanche (Akram Khan himself); une Femme, petite, aux longs cheveux noirs (Ching-Ying Chien) ; une Créature à l’androgénéité très masculine, qui se tracte avec des bras musclés en trainant derrière elle des jambes amorphes (Christine Joy Ritter*). Cela rampe, cela s’accroupit, se dresse, tour à tour fauve et reptile, humain et animal, le plus bestial n’étant pas forcément là où on le croit. Le tout est d’une violence inouï. On pourrait parler de force dans cet univers plus ou moins tribal, présidé par un crâne au bout d’une lance, mais c’est de violence qu’il s’agit, qui surgit dans les rapports de force, à commencer par l’irruption de l’homme trimballant un corps jeté par-dessus son épaule, la femme enlevée à elle-même. Par la suite, c’est elle qui se démènera, jusqu’à faire paraître fragile son ravisseur – dans le plein sens du terme, car toute relation est ici profondément, essentiellement, violemment ambiguë. Pas de nuance ni surtout d’atermoiement, cependant ; l’humain y est entier, jusque dans ses contradictions.

Attraction et répulsion fonctionnent à plein régime : toucher le visage de l’autre, c’est le lui prendre, de toute la paume, doigts écartés, comme un masque qu’on voudrait arracher, un regard qu’on voudrait étouffer, pour qu’il ne nous dévisage plus, pour qu’il nous regarde enfin. Le même geste est dirigé vers le crâne suspendu au bout d’une lance, qui n’est pas un crâne humain, mais un visage, yeux, nez et bouche pleines en lieu et place des cavités cadavériques, une représentation de l’humain dérangeante d’être sans corps, représentation de l’humanité qui ne l’est plus, touchant au divin. On n’a pas besoin de le comprendre, on le sent, comme on sent la puissance de la femme qui assaille l’homme qui la rejette après l’avoir arrachée, comme on arrache un cri. Petite et puissante, elle lui saute dessus, l’enlace l’étouffe de ses jambes, arrimée, furieuse de désir à son encontre, prête à lui montrer de quel bois elle est faite, de quel bois elle s’échauffe. Et la créature est toujours là prête à ramper et à bondir, comme un chien d’attaque auprès de la femme, d’autant plus forte qu’elle la retient, elle et sa colère. Les lances claquent comme des fouets, des fauves en cage en liberté, prêts à s’affronter. La Femme, la Créature et l’Homme s’échauffent jusqu’à ce que la terre rougeoie et se fende, que le plateau se fende comme sous un tremblement de terre, de terreur, que la lance transperce l’homme, et que la femme vengée se trouve abandonnée, terrible et superbe.

Après ça, on pourra préciser qu’Amba a été enlevée le jour de ses noces par le guerrier Bheeshma pour un autre qui finalement n’en veut pas tandis que lui a fait voeu de célibat, et qu’elle se venge après s’être tuée et réincarnée en déesse ou en dieu, féminin et masculin étant manifestement interchangeables dans la mythologie indienne (la créature comme le troisième terme de cette polarité), la complexité narrative n’ajoute rien ; ce n’est qu’une coquille vide quand on ne la voit pas incarnée par ces volontés qui se cambrent et se cabrent. 

 

* J’ai cru me tromper en reconnaissant une figure féminine. Palpatine a fait le chemin inverse, d’abord persuadé d’avoir affaire à un homme.

Titanic sur l’Hudson River

En 2009, Chesley Sullenberger a réalisé un amerrissage d’urgence sur l’Hudson River, sauvant d’un crash quasi-certain les 155 personnes à bord de l’Airbus qu’il pilotait. Dire cela n’ôte rien au suspens* de Sully, le film qu’en a tiré Clint Eastwood, même si, comme moi, vous avez loupé cet événement à l’époque. Le film démarre en effet après le sauvetages des passagers et reconstitue peu à peu les événements. L’usage des flashbacks est doublement intelligent : la structure narrative épouse à la fois le trauma (renforcé par les cauchemars du pilote, qui voit son avion se crasher) et l’enquête menée par le comité des transports, lequel, au lieu de remercier le pilote d’avoir ramené les passagers sains et saufs, lui reproche le non-respect des procédures (alors que c’est justement l’instinct du pilote qui a permis d’éviter le pire). D’où les doutes, la bataille et la fin très hollywoodienne, lorsqu’on revient une dernière fois sur le moment du crash, non plus en image, mais à l’écoute de la boîte noire : les enquêteurs ne peuvent qu’être impressionnés par le sang-froid du pilote et de son co-pilote (même pas un fuck ou un my God). Fierté, fin du trauma, et consécration du héros, après avoir rappelé toute l’ambivalence de la notion, déjà questionnée dans American Sniper (sauveur / je-n’ai-fait-que-mon-travail / a-t-il fait son travail ? a-t-il voulu jouer les héros ?).

* On a beau savoir comment l’histoire se finit, l’épisode de l’amerrissage déclenche une furieuse envie d’attraper le bras de son Palpatine. Brace for impact. Cela secoue toujours de s’identifier à un personnage confronté à sa mort. Mais c’est pour mieux partager ensuite l’émerveillement du rescapé devant le miracle, devant le simple fait d’être en vie.

Une Belle franco-russe

Jamais je n’aurais fait le déplacement à Massy sans avoir lu l’interview de Jean-Guillaume Bart sur Danses avec la plume. La modestie du chorégraphe, qui se pense davantage comme un metteur en scène, ses propos sur le classicisme (par opposition aux tentatives de reconstructions) et la danse-sens (par opposition à un ballet en hyper-extension) ont piqué ma curiosité : cette vision de la danse serait-elle visible sur scène dans sa Belle au bois dormant ?

Un public non averti en vaut deux

C’est la première fois, je crois, que je voyais des femmes voilées à un ballet. Et franchement, ça fait plaisir de constater qu’on peut remplir une salle sans la peupler uniquement de WASP CSP+. Pas d’applaudissement à l’entrée des solistes et d’autres, hésitants, bien avant la fin des variations… le public n’est manifestement pas rompu au ballet, mais cela ne l’empêche pas d’apprécier. Et de laisser ses voisins faire de même : pas de parfum qui cocotte, pas de bracelets qui gling-glinguent, c’est reposant. Les fées auraient jeté un sort à la gamine restée prolixe entre deux quintes de toux que cela aurait été parfait.

Balletomanie oblige, il y avait tout de même quelques transfuges parisiens dans mon genre. Ma voisine s’est ainsi avérée connaître la plupart des balletomanes (plus si) anonymes, lire parfois mon blog et tenir le forum Danses plurielles ! Rencontre fort agréable et fort à propos, puisque Elisabeth m’a fait prendre conscience de ma confusion entre Patrice Bart (La Petite Danseuse de Degas) et Jean-Guillaume Bart (La Source et cette Belle…).

Une princesse franco-russe

La musique enregistrée ne me dérange pas plus que ça (du moment que l’orchestration et l’enregistrement ne sont pas mauvais), mais je craignais pour les costumes, trop souvent cheap dans les tournées. À tort. Non seulement les costumes d’Olga Shaishmelashvili passent bien (bien mieux que sur les photographies), mais certains sont même de toute beauté : c’est notamment le cas du tutu long mi-noir mi-fuschia de Carabosse, qui permet au passage d’identifier la mauvaise fée comme pôle opposé à la fée Lilas.

La seule faiblesse de la soirée vient de la compagnie ; non que les danseurs du Yacobson Ballet soient mauvais, bien au contraire : ils sont prometteurs… mais un peu verts. À en juger par les bouilles rondes de certains, la moyenne d’âge ne doit pas dépasser la vingtaine. Fraîchement formés (à la méthode russe), ils peinent forcément un peu à travailler selon une autre méthode. En effet, si Jean-Guillaume Bart part de la version russe, il reste de son propre aveu influencé par la version Noureev et, d’une manière plus large, par l’école qui est la sienne. Tradition russe avec un twist français, donc.

La (très relative) difficulté des danseurs à s’y adapter m’a permis de mieux saisir ce qui à la fois me fascine et m’ennuie chez les Russes : tous les mouvements y ont la qualité de l’adage. Je l’ai compris en voyant la fée Lilas ouvrir sa couronne comme si elle avait trois actes pour le faire. Il s’en dégageait une impression de sérénité assez extraordinaire et en même temps, l’extase dans laquelle cette éclosion semblait la plonger n’était pas sans entraîner chez moi une légère irritation : émerveillée, la fée, mais aussi ravie de la crèche. Je finis par avoir envie de la secouer, de voir sa palette expressive élargie par un peu d’allegro, de piquant, que diable, du nerf, du muscle ! Et de réaliser que, justement, je ne vois pas leurs muscles travailler, alors que je suis au troisième rang. Tout se met en place lorsque, quelques jours plus tard, je lis dans une interview de Mathilde Froustey : « At San Francisco Ballet […] they see that if you have more muscle, you can jump higher and do roles like Kitri. If you have less, you’ll be more of a lyrical dancer and that’s great, too. »

Le classicisme chez les Habsbourg

Moins de muscle, c’est aussi moins de matière, moins d’incarnation ; j’ai, en tant que spectatrice, moins matière à m’identifier, moins de facilité à rentrer en sympathie musculaire avec les danseurs. Du coup, il s’agit moins de sentir et de ressentir que de voir. Le classicisme s’expose dans toute sa splendeur, comme art des proportions. C’est hyper apaisant. Un monde réglé jusque dans ses débordements, où tout n’est que luxe, calme et volupté.

Le désagrément inattendu, c’est qu’en contrepartie, toute beauté moindre frappe comme laideur. Entre le roi bredouille qui a un charisme de comptable (désolée pour les comptables), et le physique moins classique d’Aurore (des jambes plus courtes que le buste, des mollets et un nez un peu proéminents… rien que de très normal, mais qui contraste les courbes archi-régulières de la fée Lilas), mon esprit se met à envisager la famille royale comme une famille historique en fin de règne – en tête les portraits peu flatteurs qui traînent dans les musées de second ordre. La reine, belle et oisive comme une Miss, serait alors un transfuge étranger, reine de beauté forcée à un hymen stratégique.

L’avantage de cette perception quelque peu honteuse (dernier renversement, promis, après j’arrête) est qu’elle éloigne spontanément du manichéisme. Aurore me fait peur* ; Carabosse (Svetlana Golovkina) me séduit : c’est très Maléfique dans l’esprit. Comment en vouloir à cette magnifique jeune femme snobée par le pouvoir de prendre sa revanche ? On est presque désolé pour elle lorsque le réveil d’Aurore la voit sombrer – littéralement, derrière la tête de lit devenue transparente (j’aurais bien vu ça dans une mise en scène de Matthew Bourne…).

Au final, charmée-agacée, je dois avouer que la reine de la soirée reste Daria Elmakova, en fée Lilas totalement ahurissante de beauté (même de dos, même avec vue peu flatteuse sous le tutu). Last but not least, j’aurais bien vu le loup (Leonid Khrapunsky) comme prince, alors qu’il n’était au premier acte que prétendant, injustement éconduit si vous voulez mon avis (mon médecin m’appelait le petit chaperon rouge quand j’étais petite #jdcjdr).

 

* La fée canari aussi un peu avec son sourire ravageur-carnassier.

PS : n’hésitez pas à me corriger si j’ai confondu des danseurs ; je n’ai pas eu la feuille de distribution.