Jason Bourde

Le dernier Jason Bourne est un bon film du vendredi soir, quoique visionné en pleine semaine. Pour une fois, j’ai suivi sans problème qui trahit qui, et je peux vous résumer le film :

Mathilde Froustey a failli devenir directrice de la CIA.
(Qu’y puis-je si l’actrice Alicia Vikander ressemble à la danseuse ?)

Côté réalisation, mieux vaut ne pas avoir mangé trop lourd avant la séance ciné. Paul Greengrass tente de nous donner le sens de l’urgence par d’incessants mouvements de caméra – des années à peaufiner la HD numérique pour, au final, réinventer la perception approximative du mec qui tourne la tête…

Les seuls plans fixes concernent les écrans : des interfaces au design de rêve pour des applications métiers ultra-secrètes, où les dossiers sont rangés comme au premier jour de votre disque dur, arborescence plane et libellés saisis par un maniaque de taxinomie (opérations secrètes en toutes lettres – capitales, bien sûr). Dans ce monde merveilleux, il suffit de zoomer sur une image floue pour que les pixels accourent par millions, et les barres de progression ne marquent jamais de temps d’arrêt. Bref, c’est l’informatique comme on en rêverait et après tout, ce n’est pas plus irréaliste que la dernière course-poursuite en voiture…

Pour que les films d’action ne tournent pas à la comédie, tout de même, il ne serait pas absurde que les scénaristes se paient les conseils d’un consultant en informatique ; cela éviterait le hacker hardcore qui s’exclame « Utilisez SQL pour corrompre leur base de données », élue quote du film. Mais bon, on a bien ri. On a bien Matt Damon. Et du Moby pour danser au générique. Que demande le peuple ?

 

Peindre chinois

Il y a quelques mois, je vous tannais sur Twitter pour aller voir l’exposition de peinture chinoise présentée au Palais Brongniart. Je m’y suis rendue par curiosité un midi, sur ma pause déjeuner, et j’y suis retournée le lendemain, fascinée par la diversité des styles et le dialogue ouvert avec la tradition occidentale. Il ne s’agissait pas, en effet, de peinture traditionnelle, mais de peinture à l’huile, et l’exposition était une formidable manière de revisiter avec un regard neuf, puisque décalé, notre histoire récente en la matière, tout en favorisant, par une grammaire étrangement commune, l’entrée dans un monde qui en devenait un peu moins étranger. 

Vu de l’étranger

Certains tableaux se laissent appréhender par un équivalent européen : c’est à la manière des impressionnistes, de Matisse (JIN Tian), de Balthus (LIN Yongkang), de Mucha (JIN Shangyi), ou encore de la peinture sombre et ultra-léchée des siècles passés (GUO Runwen). Un amateur plus éclairé pourrait certainement en trouver bien d’autres. Cela m’a frappée dans le tableau de CAO Xinlin où l’on retrouve les vapeurs impressionnistes des locomotives du XIXe siècle… échappées d’une marmite de Soupe d’agneau sur un marché chinois. Ou encore dans une nature morte de WANG Yutian, où plutôt que des pommes et une carafe, nous avons… Litchis et éventail.

 

Soupe d’agneau, CAO Xinlin

Fillette et marionnette, GUO Runwen
Le tissu et les reflets sur la chaise font penser à un style ancien, cependant que la gamine s’ennuie de manière très moderne… (petite fille poupée elle-même la marionnette de ses parents ?)

 

Siqin en costume, JIN Shangyi, 2014
Ne dirait-on pas un Mucha chinois ?

 

Lieu de naissance, GUO Runwen, 2004

L’herbe me fait irrésistiblement penser au Monde de Christina, d’Andrew Wyeth (qui lui-même me fait penser à ces vers de Keats cités par Yves Bonnefoy « when sick for home, / She stood in tears amid the alien corn »). Et quel titre magnifique que ce Lieu de naissance sans amant ni enfant…

 

Le soleil me suit où que j’aille, WANG Yidong, 2006

Ce petit chaperon rouge des neiges m’a paru aussi lumineux que les rares portraits de Gerhard Richter. J’aime beaucoup son titre, qui suggère une aptitude naturelle au bonheur, comme si celui-ci suivait la beauté à la trace. 

 

Vue sur l’étranger

Ce n’est pas tant par des thématiques qui lui seraient propres que nous sommes introduits à un monde étranger, que par une sensibilité différente, qui se manifeste tout particulièrement dans le titre des œuvres – très poétiques, ainsi que le soulignent plusieurs visiteurs dans le livre d’or. Cela me frappe dès la première salle avec un grand portrait d’une femme à cheval (qui ne me plaît pas plus que cela, d’ailleurs) : le titre, Haut plateau enneigé, se garde de toute référence à ce que nous désignerions spontanément comme son sujet principal, le réintégrant dans un tout qui prime sur l’individu. La tableau de ZHAN Jianjun est à ce titre exemplaire, mais pas unique. Il y a aussi La mer, allongée, de ZHANG Zuying, un portrait hypallage qui met du temps à se lever, les plis du vêtement blanc faisant plus de vagues que la mer littérale, derrière elle (le tableau se lève pour ne plus jamais se recoucher, comme le tableau Désir de Magritte, où l’on ne peut plus ne pas lire le mot, une fois qu’il a surgi d’entre les étoiles). On comprend rapidement que, pour les peintres chinois, le paysage n’est pas un décor, c’est l’environnement dans lequel s’inscrit l’homme (non le sujet) et par lequel il prend sens. En fût-il absent. 

Deux de mes tableaux préférés sont ainsi dénués de représentation humaine, sans que j’ai spontanément envie de les qualifier de paysage. Le Pont aux dix-sept arches se découvre dans un tournant de l’exposition. La reproduction ne donne rien. Il faut l’imaginer éclairé par le haut, la lumière extérieure rehaussant-reproduisant celle du tableau, paisiblement illuminé de l’intérieur par une chatoyance de nuances fondues les unes aux autres, qui vous dilatent la poitrine comme de joie, alors que vous ne parvenez pas à embrasser du regard la totalité de ce pont, qui n’est pas vraiment le sujet de ce tableau, pas centré, pas raccordé aux rives qu’il relie, mais que l’on parcourt inlassablement sans venir de nulle part ni aller nulle part : magnifique illustration-sensation de la Voie. 

 

 

Pont aux dix-sept arches, CHEN Wenji, 2003

 

L’autre tableau qui m’a soufflée est lui aussi bien mal servi par sa reproduction. Il faut imaginer cette fois-ci un triptyque immense, trois panneaux chacun plus grand que vous, où le regard suit des lignes de vie, de branches, de ronces, de déchirures, s’y perd, égaré par des bourrasques de taches, fleurs de cerisiers dans la tourmente – une tempête de neige pointilliste qui décoiffe et laisse quelque peu hagard. Incertitude, l’œuvre porte bien son nom.

 

Incertitude, HONG Li, 2014

 

Quelques autres œuvres qui m’ont étonnée d’une manière ou d’une autre, en vrac (l’expo elle-même faisait très vrac, avec quelques toiles sublimes… et quelques croûtes) :

Galerie circulaire de la Rosée froide, ZHANG Xinquan, 2013

Galerie circulaire de la Rosée froide, ZHANG Xinquan, 2013

Vague sentiment de malaise suscité par cet effondrement de la peinture à l’intérieur de ce qu’elle représente, comme des souvenirs envahissant un présent abandonné.

 

Intérieur Lit, YIN Qi, 2004

En vrai, le relief de la peinture est beaucoup plus visible ; avec ses sillons de vinyle, la couverture fait des remous et le tout tangue.

 

La femme sur le canapé, PANG Maokun, 2009

J’aime beaucoup le contraste entre le haut du corps relâché, coudes écartés, manteau, étole étalés, et les jambes croisées sous la corolle de la jupe – qui ne s’offre ni ne se refuse. 

Je n’ai pas retrouvé, du même artiste, Saison des fleurs, où la chevelure d’une jeune fille lui encadre le visage selon la même géométrie que les lys disposés dans un vase devant elle.

  

Voies antiques à l’épreuve du temps, ZHANG Zuying, 1996

Dans la même salle, était également exposé Vacillement, de LIU Renjie, peut-être la toile que je suis le plus marri de ne pas avoir retrouvée (avec La mer, allongée). C’était une route au crépuscule, un tournant dans la nuit violette, avec sa rambarde de sécurité, juste inclinée ce qu’il faut pour provoquer un vacillement, justement, devant les deux yeux jaunes d’une voiture disparue autour de ses phares. J’ai pensé à JoPrincesse, qui ne supporte pas les photos cadrées de travers, et je me suis dit que ce devait être exactement ce qu’elle ressentait, vacillement né de l’infime.

Pour encore plus de reproductions, n’hésitez pas à jeter un œil au catalogue de l’exposition (qui n’est pas exhaustif, mais avait le mérite d’être distribué gratuitement aux visiteurs, imprimé sur du beau papier).

Triple bill transatlantique

La spécialité du New York City Ballet n’étant pas ma tasse de thé (mon energy drink ?), je lorgnais du côté de la nouvelle génération de chorégraphes. Vu l’engouement manifesté par le public parisien pour Balanchine, c’était pour le mieux : la soirée Wheeldon / Ratmansky / Peck est, de tout le festival, la seule pour laquelle j’ai pu avoir une place de dernière minute. Sans compter que cela aura été l’occasion de réviser deux ou trois certitudes…

 

Mélangez les cheveux sauvages de Mon amie Flicka avec la thématique du « Rat des villes, rat des champs » et le kitsch de Western Symphonies sans son humour, et vous obtenez Estancia, le moins bon ballet de Christopher Wheeldon qu’il m’ait été donné de voir. 

Mouvements un peu guindés hauts sur pointes versus ancrés dans le sol avec pliés et dos souples : l’opposition entre gens de la haute et de la campagne fonctionne bien, comme elle fonctionnait dans la Giselle de Mats Ek. Il suffit de remplacer le prince par un salesman en cravate et les paysans par des farmers coiffés de chapeaux de cow boys (tout de même, joli mouvement de bras qui évoque avec poésie le travail aux champs, dans une guirlande de paysannes Arlésienne-spirit).

La bluette entre la fille de la campagne et le garçon de la ville se gate lorsqu’entre en scène le kitsch américain, en la personne de quatre juments (reconnaissables aux pointes) et un étalon (non, je ne dirai rien). Comme si l’académique marron et la mini-selle sur les reins n’étaient pas assez, la fille de la campagne se met à les poursuivre au lasso, bientôt rejointe par le garçon de la ville, qui, après s’être fait traîner par le canasson tel Hector derrière le char d’Achille, finira par prouver sa valeur en matant la bête. Il y a des trouvailles sympathiques, comme les barres de bois (récupérées de Carousel ?) dont les ranchers se servent successivement pour faire un enclos et faire obstacle à la curiosité des gens de la ville, mais globalement, le petit rat avait bien résumé l’affaire avant même qu’elle ne commence : c’est un peu vulgaire.

 

Heureusement, le ballet qui suit confirme une improbable inversion transatlantique de mes goûts : après avoir été déçue (nuit) par mon chorégraphe chouchou (jour), je me surprends à jouir sans retenue (jour) de mon souffre-douleur préféré (nuit). Tout vient à point à qui sait se laisser surprendre : Pictures at an Exhibition m’a éclatée. J’aime déjà beaucoup la musique de Mussorgsky ; couplée à des variations picturales sur un tableau de Kandinsky et à la chorégraphie pleine d’humour de Ratmansky, c’est un pur plaisir.

Avec des chignons de chipie (sur le sommet du crâne) et des costumes mi-robes de plage mi-chemise de nuit, les cinq danseuses ressemblent aux bestioles de The Concert1, papillonnant ici, tenant là un conciliabule, dos courbés, genoux pliés, les ailes vrombissant doigts écartés, pour mieux repartir en battements attitudes, comme des fées écrabouillées dans l’herbier d’un entomologiste. (Pas vraiment capable de retrouver mes spécimens préférés parmi Sterling Hyltin, Lauren Lovette, Sara Mearns et Claire Kretzschmar.)

Les cinq danseurs ne sont pas en reste dans la facétie – coup de cœur pour les gambades d’Amar Ramasar2 alors que, derrière lui, ne reste plus que le pourtour d’un cercle, sorte d’écrou qui me rappelle Piano Concerto n° 1, un des rares Ratmansky que je n’ai pas détesté (sans m’amuser autant qu’ici). Aurais-je trouvé avec l’écrou mon discriminant Ratmansky comme je l’ai trouvé avec les chaussettes pour Balanchine ?

 

Everywhere We Go : Justin Peck. Cette année à Garnier, à Bastille et, donc, au Châtelet. Entre chien et loup était du côté de la poésie, Everywhere We Go retrouve In Creases de celui de la géométrie, avec un décor bunker sans cesse reconfiguré comme un kaléidoscope, grâce à l’action conjuguée des lumières et d’un panneau de formes évidées coulissant. La chorégraphie est à l’image de ce décor : très travaillée, avec des formations sans cesse mouvantes. Le tout à toute allure, dans la joie et la bonne humeur. On n’aurait probablement pas le même résultat sans la formation balanchinienne de la compagnie, ici extrêmement sensible : les danseurs sont comme des poissons dans l’eau – ou plutôt des marins sur l’eau, à en juger par les justaucorps marinières des danseuses3 (il n’y a que des danseuses balanchiniennes pour ne pas donner l’impression de se sentir à poil en justaucorps blanc…).

Everywhere We Go est moins ludique que Pictures at an Exhibition, mais le ballet a le mérite de mettre du monde en scène et à son avantage. L’enthousiasme des danseurs est communicatif, et les applaudissements, conséquemment nourris. Le NYCB a même réussi à rendre Laurent plus balletomane que mélomane le temps d’une soirée !


1
Autre moment très Robbins : les danseurs éparpillés sur la scène, qui contemplent les ronds-étoiles comme dans Dances at a gathering.
2 Danseur sur lequel j’avais déjà flashé il y a… huit ans.
3 Là, encore, je ne serais pas sûre de moi pour désigner la grande perche blonde entrée en scène avec un magnifique tour arabesque, ni l’autre danseuse blonde avec un curieux volume sur le haut de son chignon banane, qui lui donne des faux airs de serveuse dans un motel.

 

Triple Bill

Étonnant comme la lecture d’une critique peut vous mettre en condition. Lorsque le nuage de mot qui accompagne Of any if and descend des cintres, je vois les ombres des nuages qui courent sur un plan d’eau, j’entends le vent dans cette « frondaison polysémique » – probablement aidée par les murmures des deux récitants. Assis sur des chaises devant leur texte-partition, ces anciens danseurs, créateurs du duo en 1995 (si je n’ai pas lu de travers), n’interagiront pas avec leurs successeurs ; leurs paroles, inintelligibles mais audibles, font entendre les échos d’un passé proche déjà inaccessible. La génération précédente s’est retirée : les deux danseurs ne sont pas seuls en scène, mais il y sont abandonnés, livrés1 au bruissement et à l’obscurité qui, en estompant les limites de la scène, en fait un espace sidérant, dont on ne sait s’il est illimité ou confine au néant, sous le ciel bas des mots. Body, texture of, any, ponctués de plaques noires de différentes longueurs, texte à trou qui nous rappelle que l’on doit toujours composer en l’absence de sens, dans l’angoisse d’un vide existentiel, ou égrènement poétique d’un sens qui est tout entier à inventer – le mot esseulé devient alors le battant d’un affichage de gare ou d’aéroport : destination fire !

Léonore Baulac est bien solaire, présence fougueuse qui se lance à corps perdu et retrouvé dans l’espace vide et la grammaire forsythienne. Of, une épaule, any, retour du bras, if, la hanche s’étire en arabesque, and revient sur le côté, qui serait en seconde si la jambe n’avais conservé la même rotation, sur un plan qu’interdit la technique classique traditionnelle et qu’ouvre l’en-dedans. Of any if and, il n’est là question que d’articulation, corps ou langage c’est tout un, conjonction ou os, les côtes qui affleurent sous le ringrave de la danseuse, presque sans poitrine, partenaire de son partenaire, corps plus que couple, deux êtres qui tentent de s’articuler ensemble pour exister séparément et sortir de l’existence en ayant vécu, en ayant produit un peu de lumière, un peu de beauté, consolation à l’absence de sens ou raison d’être de cette absence – consumation résolue et sans regret de Léonore Baulac, musculature noueuse, presque douloureuse, d’Adrien Couvez. Expérimentation formelle, mon cul ; j’ai envie de chialer. Un truc lointain, enfoui, la scène comprimée par les mots comme une cage thoracique.

 

Le reste de la soirée (heureusement ?) n’avait pas la même densité. Approximate Sonata joue – assez marginalement – sur les codes de la représentation avec une simulation de répétition : les danseurs parlent, piétinent pour s’ajuster dans l’espace, lâchent soudain l’enchaînement pour reprendre à nouveau… mais surtout au début et à la fin de la pièce, que William Forsythe a revue pour l’occasion. J’avais souvenir de quelque chose de plus déstructuré. Mais comme il remonte à plus de onze ans (paléoblogueuse, bonjour), je ne dispose d’aucun compte-rendu pour m’aider à trancher : étais-je simplement moins aguerrie niveau méta ou cette Approximate Sonota est-elle de moins en moins approximative ?

Plaisir en tous cas de retrouver Alice Renavand, tout sourire jusqu’aux oreilles. Elle a peut-être le corps le moins « classique » des quatre danseuses, mais le mouvement le plus plaisant – parfaite illustration de cette phrase qui concluait un article de Pointe Magazine ou Dance, je ne le retrouve plus : in the end, it doesn’t matter how you look, it matters how you dance. Quel bonheur de se trouver à quelques mètres d’elle… Marie-Agnès Gillot, en revanche, ne me fait plus aucun effet, et je ne sais plus trop quoi penser d’Eleonora Abbagnato : plus elle vieillit, plus elle ressemble à une petite fille et s’éloigne de la jeune femme solaire que j’adorais. Hannah O’Neill, seule non-étoile du groupe, n’est pas la moins lumineuse, et je ne dis pas uniquement cela à cause du pantalon jaune fluo dont elle a – la moins gradée et la mieux gaulée – logiquement écopé.

 

La soirée se terminait avec Blake Work I, la toute dernière création du maître contemporain dans une veine classique. Rien de moins qu’un chef d’oeuvre, nous promet-on (chef-d’oeuvre is the new triomphe). Manifestement, cela a fait rire Forsythe lui-même, qui ouvre le bal avec deux lignes de danseurs en tenue d’école (collants-T-shirt uniformes pour les garçons, justaucorps-jupette pour les filles) qui se déhanchent et font des glissades-ronds de bras digne des plus beaux gala de fin d’année. C’est un peu la blague du mec capturé par des cannibales qui a vu ses amis se faire transformer en kayak et qui, comme dernier vœu, demande une fourchette avec laquelle il se lacère le corps : « Regardez ce que j’en fais, de votre peau de kayak ! » Regardez ce que j’en fais, de votre chef d’oeuvre annoncé !

Passé l’instant de déception-consternation premier degré, ça fait plutôt marrer. Force est de constater que ça marche ; mieux, ça danse. Toute la jeune génération est là, qui aborde la scène de Garnier avec le même sens de l’éclate qu’une piste de danse en boîte. Les garçons se défient dans une battle de petite batterie, et les filles se déhanchent pointe planté à la seconde, au premier rang desquelles Caroline Osmont et Marion Gautier de Charnacé, la team balcon-break dance de la création de Boris Charmatz en début d’année.

Qu’on ne s’y trompe pas : si cette pièce est moins exigeante que les deux autres pour le spectateur, elle l’est tout autant pour les danseurs, embarqués dans une joyeuse débauche pyrotechnique. Oubliez les bouquets feux d’artifice ; ce sont ici des fusées à ras-le-sol (un faible pour l’escarbille-escargot doré, aka le double-tour fini avec un grand battement/rond de jambe) : à l’Opéra de Paris, on parle Forsythe avec l’accent français, petite batterie et ports de bras bien nets, qu’ils soient ronds (en moulinet) ou droits (en quatrième pointée devant). L’habitude aidant, les extensions délirantes sont devenues très convenables, un peu comme la minijupe s’est mise à signifier le sexy sans plus être provocante. Le créateur a fait sa révolution ; il est revenu à son point de départ. La technique classique, qu’il a étirée et triturée dans tous les sens comme un vêtement trop serré, est maintenant parfaitement ajustée, confortable même, voire un peu lâche : et si la seconde peau était une ancienne mue ? Lorsque James Blake chante « I don’t live it anymore » (chanson « Put that away »), je ne peux m’empêcher de transposer le propos à William Forsythe : il n’habite plus cette technique classique qu’il revisite comme on revient chez ses parents après avoir emménagé chez soi. On peut y séjourner et en jouer, mais vivre, mais créer dans la durée ? À moins que cela ne soit la liberté ultime du créateur, s’affranchir de la durée pour l’instant : let’s dance !


1
C’est un peu l’émotion du dîner sur la baie à San Francisco

Smarties et colonnes de Buren

Première partie de la soirée Peck-Balanchine : il faudra que je revienne. Seconde partie : ce ne sera pas nécessaire. D’une manière générale, Balanchine tend à m’ennuyer. Brahms aussi. Le Brahms-Schönberg Quartet partait donc mal. Pour le sauver, il aurait fallu que le moindre rôle soit animé par un artiste de premier rang. Or, non seulement l’excitant des troupes est sur le double fro­nt Peck-Forsythe, mais les costumes ont été confiés à Karl Lagerfeld, qui tient manifestement le ballet en piètre estime. Il dessine des lignes, des lignes, des lignes, sans jamais se soucier de savoir si elles vont entraver celles du mouvement : quadrillage de gilet, bas de bustier délimité d’une ligne noire, bracelets qui coupent les biceps, bandeau horizontal qui abaisse le front… les danseuses sont saucissonnées de toute part. Le couturier les a manifestement trouvées trop maigres et s’est fait un devoir de les engoncer dans des tutus patapouf. Un raout prout-prout aux colonnes de Buren.

La seule à se tirer de la meringue années folles qui sévit dans les premier et troisième mouvements est sans doute Dorothée Gilbert, dont on voit mieux pourquoi elle a été choisie comme égérie par Piaget – le chic de la paupière lourde et du corps sémillant. Dans le deuxième mouvement, les tutus frôlent la parodie : il faut bien la trempe de Marion Barbeau pour ne pas se faire transformer en Barbie (ses trois acolytes, avec leur bandeau rose à nœud dans les cheveux et leur bustier rose baveux, ont des airs de fermières de charme). Cerise sur la choucroute avec le quatrième et dernier mouvement : les costumes folkloriques de Karlichounet affadissent la chorégraphie de Balanchine, qui, mâtinée d’influences folkloriques, ne l’est jamais assez pour rattraper les costumes, malgré le piquant de Laura Hecquet. Quant à Karl Paquette, son chapeau « boîte de camembert » n’est pas loin de lui faire perdre son sex appeal, pourtant éclatant dans ce genre de danse de semi-caractère.

 

Karl Lagerfeld s’est manifestement servi du ballet comme d’un prétexte pour exposer son ego des créations qui ne devraient jamais se mettre en mouvement. Le ratage est d’autant plus éclatant que les costumes de la création de Justin Peck sont tout l’inverse : élégants et adaptés au mouvement, assortis par leurs couleurs et discrètement variés dans leur coupe. Les jupes noires s’entrouvrent en arabesque sur une multitude de raies colorées qui font écho aux lignes qui sinuent tranquillement sur les torses des garçons, épousant une giration à venir, un épaulement passé, et descendent le long des jambes, semant le trouble entre pantalon de sport et pantalon de smoking. On ne distingue pas le jeu de l’élégance entre chien et loup – ni dans les costumes de Mary Katrantzou, ni dans le décor de John Baldessari (une immense courbe lumineuse dont l’abstraction se termine par une pointe de figuration : un bout de grand 8 – juste ce qu’il faut pour relancer l’imagination sans l’encombrer de trop de figuration), ni dans la chorégraphie de Justin Peck, qui me semble ainsi une parfaite incarnation de la musique de Francis Poulenc. Coloré sans être bariolé, mystérieux sans manières, quelque chose de poétique et ludique, qui vous esquisse des sourires l’air de rien.

Sourire lorsqu’un Apollon enfantin teste les mains de sa myriade de muses comme autant d’oreillers, et se fait gentiment renvoyer comme un volant de badminton à une garden party (le dieu musagète a abandonné son hiératisme balanchinien ; en lieu et place des poses groupées, un drôle d’insecte à six pattes qui s’agite un instant).

Sourire lorsqu’il s’endort finalement la joue posée sur l’un des tabourets empilés, auquel ses comparses ôtent son sous-bassement, comme la chaise de l’auditrice enamourée de The Concert – la danse est-elle autre chose qu’un rêve de lévitation ?

 

Les pastilles de couleurs qui masquent les visages1 transforment les danseurs en silhouettes peintes ; lorsqu’elles conciliabulent ensemble, j’ai l’impression de voir ces petits chapeaux de femme qui se posent sur la tête sans la couvrir – bref carnaval d’hippodrome. On ne reconnaît pas les danseurs de prime abord et c’est un plaisir à part entière que de se laisser hypnotiser par la courbe d’une épaule sans a priori sur son propriétaire (Florimond Lorieux). Les danseurs ne se démasquent pas : ils ôtent leur masque comme on retire un vêtement – épaisseur encombrante pour les uns (tiens-moi ça le temps que j’aille caracoler), voile de pudeur pour les autres (hésitation face à la mise à nue). Hannah O’Neill est la première à retirer le sien, face à Mickaël Lafon. L’avidité avec laquelle elle le pousse à découvrir son visage, puis la jeunesse de celui-ci, me font immédiatement penser qu’Hannah O’Neill fera une parfaite Mort quand on aura trouvé un jeune homme pour remplacer Nicolas Le Riche dans le ballet de Roland Petit. Tout aussi jeune que son partenaire, davantage même, elle semble avoir mille ans, une maturité de vieux sage dans un corps resplendissant de jeunesse. Marque des plus grands : c’est dans les creux de la chorégraphie qu’elle est le plus présent – moment en suspens.

C’est aussi ce qui me plaît chez Justin Peck, qu’il ménage de tels moments de suspens, quand d’autres jeunes chorégraphes s’agitent par crainte de l’immobilité, comme, coincé dans un ascenseur, on se met à parler de la pluie et du beau temps quoi pour éviter le silence. Les embardées de vitesse, accélération du cœur et du corps, n’en sont que plus joyeuses, à l’image de ce semi-manège où le danseur esquive les croche-pattes qu’il se propose, note de couleur et de musique facétieuse, détourné sur genou plié ; avec un délié étonnamment féminin mais jamais efféminé, Antonio Conforti est la découverte de ma soirée. Et c’est une nouvelle qualité au compte du chorégraphe : il sait décidément composer avec les personnalités de chacun. En témoigne le tableau sur lequel se clôt la pièce : Marion Barbeau, la belle qu’il ne faut pas emmerder, hissée sur un tabouret, toise-défie sur le mode de l’humour toute la petite troupe sous elle ramassée. C’est du joli.


1
Laura Cappelle a le pourquoi du comment : ces masques correspondent aux points colorés dans les oeuvres de John Baldessari, auteur du décor.