Racines musicales

 

 

Hier soir, j’ai rejoint Palpatine à Pleyel pour la présentation de la saison prochaine. Comme des mauvais élèves qui arrivent en retard le jour de la rentrée, nous avons pris la causerie en route. Elève assidu mais impertinent, Palpatine n’a cessé de me glisser quelques commentaires pendant le discours du directeur : têtes grises au parterre (18h30 : il n’y a que les retraités et les rentiers qui peuvent être présents sans même avoir à se dépêcher), observation des chaussettes trop courtes qui ne m’avaient pas émue outre mesure, avis divers ou divergents sur les artistes mentionnés. Aller au concert avec Palpatine est le meilleur moyen de constater que son préfixe préféré est poly- : polygame lorsqu’il tombe en pâmoison devant les jolies filles ; polythéiste, devant les artistes qu’il adore, les deux catégories n’étant pas exclusives l’une de l’autre (cf. Julia Fischer – le non-cumul n’empêche cependant pas Matthias Goerne d’être « un dieu ! »). Plié en deux sur son programme, on le sent fébrile à la découverte du contenu de ses futures soirées, mais le coup de crayon est expert, la décision tranchante : un petit trait coche l’approbation, un grand trait signe le refus, le trait horizontal souligne, me semble-t-il, l’engagement déjà pris auprès de l’orchestre de Paris, et le point d’interrogation veille à ne pas ralentir le rythme. Je n’en suis pas absolument certaine parce qu’il n’y a pas de lumière, mais en certaines occasions il vous pousse des yeux de lynx. Cela me rappelle mes parents qui disaient que j’allais me flinguer les yeux lorsque je continuais à lire alors que la luminosité n’était plus suffisante (plus de risque à présent, l’écran de l’ordinateur est rétro-éclairé). Et dans les dernières pages, les listes « Du même auteur » ou « dans la même collection » – pure délectation de l’attente, de l’imagination, de l’a-venir.

 

 

De mon côté, le name dropping ne me dit pas grand-chose, mais sa prolifération me rappelle que la « musique classique » n’existe pas, que ce qu’elle recouvre est trop divers pour être unifié par un même nom, trop réinterprété pour ne pas être intemporel. Elle plonge ses racines aux quatre coins du monde (à l’orchestre de partie, l’année se divise naturellement en quatre saisons : nordique, russe, européenne et diverse, si je me souviens bien, la dernière partie étant comme toujours un rassemblement d’inclassables), se ramifie en concerto, oratorio, récital, symphonie et autres, s’effeuille dans le bruissement des interprètes, musiciens en chefs. Le plaisir du mélomane est celui de la répétition, au sens où pourrait l’entendre Butor, répétition qui jamais ne se répète et toujours subtilement se modifie, les nuances fleurissant de variations rigoureuses mais néanmoins perceptibles. C’est assez cohérent avec le fait qu’on ne peut vraiment écouter que lorsqu’on a déjà entendu : les constructions musicales des grands compositeurs sont à la fois trop vastes et trop parfaites pour que l’oreille puisse en embrasser la structure à la première écoute. Il faut parfaire cette dernière, achever de couvrir pour recouvrir le sens – de l’ouïe comme du morceau. Chaque interprétation ensuite fera percevoir de nouveaux rapports et c’est un plaisir infini auquel se livre le mélomane (car il est aussi infiniment agaçant, nous rappelle que toujours le temps nous échappe, même si l’on tâche de prendre la beauté à sa boucle – circularité d’une construction par la reprise d’un thème, circulation des œuvres par la reprise de classiques).


 

[Je n’ai trouvé que cette image-là et me demande si je n’ai pas rêvé l’arbre. Mais comme il est tant d’aller en faire de beaux (des rêves), je ne reprends pas ce qui suit et qui fonctionne quand même avec des fleurs.]

 

De cela, je m’en suis aperçue peu à peu, en devinant que les programmes des salles de concert étaient un éternel recommencement, en constatant de par son âge la fidélité du public, en faisant le rapprochement avec mon désir toujours neuf d’aller revoir un même ballet avec d’autres distributions (mieux encore, la même, et pas moins une autre représentation), alors même que je regrettais en septembre d’en connaître déjà pas mal, en cette première année de liberté retrouvée. Tout cela a cristallisé avec la couverture du programme papier de la salle Pleyel, et les racines en papier cristal de son illustration. Le principe est décliné pour accompagner les différentes parties, concerts, abonnements, calendrier, détails pratiques…, des bourgeons à l’arbre, en passant par les fleurs, sans que l’éclosion suive toutefois le rythme des saisons (singulier dans la culture). Le vase qui éclate rappelle un peu l’image du verre brisé par la voix de la Castafiore, tout en précisant que la puissance n’est pas du fer des casseroles, on nous propose bien la fine fleur des musiciens. Déclinée avec l’arbre, l’image n’en a que plus de force : non seulement ce qu’on admire et cultive tire son éclat de ses racines, mais celles-ci, loin d’en faire prendre au spectateur, débordent le cadre où l’on voudrait les restreindre, se renforcent en même temps que se déploient les branches, de même que les compositeurs deviennent toujours plus immortels à mesure qu’on les joue. Partie de l’iceberg immergée ? Pas vraiment, plutôt équivalence entre le fruit et le cheminement ; les racines forment un arbre à elles seules, et dans cette double image se trouverait presque la forme du sablier : la musique classique n’est que durée, mais elle échappe au temps.

 

‘Tell us a story!’ said the March Hare.

Here it comes, for « You might just as well say that « I see what I eat » is the same thing as « I eat what I see »! ». Montez la garde avec vos fourchettes, Mimy’s in Wonderland, et planquez les couteaux, Alice à l’Assassin.

J’ai beau porter des collants transparents aux rayures violettes, qui me font ressembler au chat d’Alice au pays des merveilles, je ne suis pas certaine de maîtriser la disparition, alors je préfère ne pas apparaître du tout et attendre tranquillement aux tables de dehors. Seuls deux fumeurs s’y sont risqués. Calée entre la table, la vitre et quelque chose de végétal, j’ouvre la Prose du monde, très déséquilibré vers la droite, pour ce que je viens de l’acheter chez Gibert, me souvenant de l’enthousiasme de Lea entre l’étage littérature et critique critique littéraire. Je n’ai pas froid, ni faim, ce qui est assez rare pour recouvrir une explication, celle, aussi simple que gourmande, d’un goûter avec ma grand-mère chez Dalloyau – le chocolat chaud accompagnait cette fois-ci un palmier. Une salade suffira donc pour le chat du Cheshire qui, redevenu souris, piquera tout de même un carré de chocolat en rentrant. J’en oublierais de vous faire rentrer dans la tanière de l’Assassin (je soupçonne le cuistot, dans la cuisine, avec le couteau ses frites huileuses) : je vous en prie, passez devant, après Monsieur Gavroche qui est arrivé entretemps. On prend un bout de table, bientôt promu milieu de tablée par des arrivées successives. On se tasse, les assiettes tiennent de justesse, un jeune geek mange de la souris d’agneau, Palpatine me voit déjà à la casserole, à courir plusieurs lièvres de Mars, des zestes de citron flottent dans l’écume des bières, les gestes se contiennent, les langues prennent leurs aises, on ne rit pas la bouche pleine. Le chapelier fou se fait charrier sur sa mise, et prendre en photo avec Monsieur. Son interlocuteur, qui enfin le comprend, sosie vieilli d’un khârré, aux petites lunettes rondes, me conseille de poser les miennes, que je triture mécaniquement (j’ai déjà cassé le bracelet de ma montre en l’égrenant comme un chapelet – prière de ne pas rire). J’apprends par mon voisin de gauche l’existence d’un langage informatique Shakespeare, où toutes les variables portent des noms de personnages et les actions sont introduites par des sortes de didascalies, si bien qu’une gigantesque mise en scène peut être déployée pour un simple « Hello ». Le geek fait peur, mais le geek fait rire. Et puis, une fois deviendra peut-être coutume, Valerio travaille – Palpatine au corps ; mais le baisemain parodique l’a persuadé de partir sans lui rendre trop amplement ses hommages. En sortant mon téléphone à gousset (pas même élégant – ma montre est réparée, mais il suffit de quelques jours pour prendre un nouveau pli), je m’aperçois qu’il est effectivement bien tard, et on décampe comme des lapins blancs.

 

 

In the Air

 

 

[spoilers, as usual]

 

Sans annoncer explicitement la comédie, le titre laissait entendre qu’elle serait légère. Pas inconsistante pour autant, Jason Reitman n’a pas fait de barbe à papa avec les nuages, ni fait boire de café à George Clooney, that was not the time. Il incarne en effet Ryan Bingham, un homme que la critique a un peu vite défini comme cynique d’après son job ingrat pour des boîtes qui l’emploient à licencier leurs employés. Malaussène est-il cynique, je vous le demande ? Vous m’objecterez que Ryan est sûrement moins naïf, mais je vous renverrai à ses conférences de management, où il explique de manière imagée que tout ce qui ne tient pas dans un sac à dos est un fardeau trop lourd à porter. Il n’a pas encore lu Kundera, mais c’est un bouc émissaire qui prend le taureau par les cornes. Plus qu’un self-made man, Ryan est self-sufficient : il sillonne le pays en avion, dort à l’hôtel, roule en voiture de location et n’a besoin de personne – un vrai stoïcien des temps modernes. Son mode de vie lui convient, et ceux qui le disent cynique sont surtout suspects d’être jaloux de son indépendance qu’il a choisie et assume.

 

 

Lorsqu’il rencontre une femme, il joue cartes sur table – au sens propre du terme avec Vera Farmiga (splendide Alex Goran, parfait pendant au bel homme qu’est Georges Clooney), femme d’affaire (et affair) dans son genre, qu’il agace et provoque à une bataille de cartes de fidélité en tous genres (la grande ambition de Ryan est d’atteindre les dix millions de miles – objectif qui témoigne d’une grande puérilité en même temps que d’un certain amour du jeu, de la collection belle car inutile). Toute la salle rit d’assister à cette scène de cours atypique, comme, après l’amour, de les voir dans un face à face qui figure la symétrie des têtes dans les cartes à jouer : laptop contre laptop, ils procèdent à la synchronisation de leurs agendas, l’un pourrait bien faire un peu effort et un saut dans la ville d’à-côté, une heure de vol, ce n’est vraiment pas le bout du monde. Toute la salle rit alors et ne trouve rien à redire à ce mode de vie que partagent l’un et l’autre. Willing suspension of disbelief… Natalie Keener (jouée par Anna Kendrick), la jeune femme qui propose une nouvelle méthode de licenciement à distance par ordinateur, et file le parfait amour avec son boyfriend qui remplit toutes les cases du jeune homme bien sous tous rapports n’est alors que la cruche de service, un contrepoint comique au couple libre que forment Ryan et Vera. Presque mariée et larguée par texto : now you feel how it’s like being fired by proxy (en substance – j’ai vu le film il doit y avoir maintenant deux semaines…).

 

[Natalie, la catastrophe de service, avec sa valise aux roulettes qui grincent]

 

C’est comique mais pas encore romantique – sexy plutôt, donc pas romantique selon les canons de la comédie romantique. Pour cela, il nous faut un renversement, celui qui peut vous faire dire que l’amour, ça vous change un homme (la femme devient simplement plus niaise, c’est déjà dans sa nature ^^). On en sent les prémisses lorsque Vera déclare aimer les enfants, ce que fuit Ryan (un chiard hurleur dans un avion, c’est l’enfer au ciel). Le turning point, c’est le mariage de la soeur de Ryan, qui a émis le souhait particulièrement kitsch qu’on lui ramène des quatre coins du monde le cliché de leur photo montée sur carton (dégradation du plus poétique nain de jardin d’Amélie Poulain, qui du moins se savait kitsch).

 

 

La mariage ne rentre pas dans son cadre de vie, le couple encartonné dépasse même de son sac à dos, c’est dire. Il rechigne à y aller, mais avec Vera, ça passe tellement mieux.

Sur place, c’est lui qui rassure le futur marié pris de panique, et à le voir ensuite en famille et tendrement enlacé à Vera, les bons sentiments du spectateurs reviennent au galop : vous voyez, il s’y laisse prendre, il revient à ses racines, il s’attache, il y prend goût. Voilà que Natalie avait raison, elle était peut-être plus ridiculisée que ridicule, la pauvre. Voilà aussi que Ryan, à qui l’on avait tout passé jusque là, se révèle a posteriori avoir été cynique (qu’on se rassure, on l’apprend au moment où il devient « quelqu’un de bien », on peut continuer à l’approuver, parce que bon, c’est Clooney). Ré-évaluation, les apparences sont trompeuses, on s’était trompé, c’est beau l’amour.

 

 

 

Si le film en restait là, il aurait mérité son étiquette de comédie romantique, mais pas forcément qu’on s’y attarde. Les deux fils de l’intrigue qui reprennent vie sentimentale et vie professionnelle s’équilibrent l’une l’autre. Certes, Natalie n’avait peut-être pas entièrement tort concernant l’attachement (qu’il faudrait encore distinguer de l’engagement-enferrement de la bague au doigt, mais n’en demandons pas trop), mais c’est malgré elle, car il est manifeste, par la modernisation qu’elle met en place dans le système de licenciement à distance qu’elle ne comprend pas grand-chose à la psychologie humaine. Laquelle Ryan maîtrise, même s’il n’est pas forcément sous l’emprise de la compassion (réflexe de survie, aussi). Magnifique (trop) exemple d’un parfait licenciement où le gars, en rogne contre Natalie (vous aurez du temps pour vous accuper de vos enfants), se fait retourner comme une crêpe par Ryan : vous voulez mériter l’admiration de vos enfants, réalisez votre rêve, devenez un grand chef (indice d’inférence dérisoire : option cuisine au bac).

 

 

Du grand art de sophiste, mais qui aide certainement davantage les malheureux que les bonnes intentions maladroites de la jeunette. Ryan n’est pas un pur salaud, et Natalie aussi peut être inhumaine. Il n’y a guère que Pascal qui ne soit pas remis en cause : c’est bien par la rectification mutuelle des erreurs qu’on approche de la vérité.

Le professionnel contrebalance le privé, donc, mais surtout le renversement qui conduit chacun à reconnaître ses erreurs est lui-même suivi d’un autre renversement, q
ui ne nous ramène pas pour autant au point de départ (c’est beau comme c’est dialectique, vous ne trouvez pas, tout ce travail du négatif…) – même si tous les aéroports et tous les avions se ressemblent, je suis d’accord. Il n’arrive plus rien à Natalie, qui peut se remettre paisiblement de sa rupture et se décoincer un peu. C’est Vera qui est en cause : Ryan découvre qu’elle mène une double vie, entre terre (mari, gosses, maison) et ciel (amant, ordinateur portable, hôtel). Elle tient cet équilibre, et Ryan, à la franchise : l’atterrissage est brutal. Notre amoureux pas si cynique que ça n’est pas tombé sur quelqu’un qui ait le courage de sa cohérence, ni peut-être qui porte le même degré d’attention au bienaimé, s’il est vrai que son absence de lien ne signifie pas absence d’attachement et de considération). Si peu cynique, en réalité, qu’il est même profondément moral. Et si Ryan en a plein le dos de ses conférences et de la métaphore du sac, il ne peut que repartir (up in the air – décoller des étiquettes), fidèle du moins à son choix de vie.

A nouveau dans les airs, sans point d’appui (ni sur le ciel ni sur la terre – après Hegel, je sentais que vous vouliez aussi du Kant), la seule façon de ne pas basculer dans le vide vertigineux (if you haven’t built castles in the air, qui se révèlent souvent n’être que paroles… en l’air) est de continuer sur sa lancée. What else ? Un avion à réaction, pirouettes, cacahuètes…

 

La vie comme un compte

 

Tout conte fait

 

Alors que la mode est aux airs langoureux et aux cuisses écartées, Hermès table sur un tout autre registre, celui des contes. J’ai d’abord – rendue sensible par l’engouement de Miss Red, à qui le conte est ce que le mise en abyme est à moi ?- été arrêtée par cette image-ci :

 

 

On reconnaît sans peine la princesse au petit pois, même si on met un certain temps à distinguer ce dernier (si, si, il y est, entre la main et la fin de la tresse qui nous y guide). Je trouve cette affiche particulièrement bien pensée : l’exigence de la cliente se métamorphose en sensibilité de princesse, et la finesse de la perception se confond avec celle de la soie.

 

Je suis alors partie en campagne (publicitaire – « La vie comme un conte ») et n’ai pas tardé à croiser moults êtres féminins de l’univers des contes.

Êtres féminins, parce qu’il va de soi qu’on ne peut être charmée que par le luxe et que les princes sont tout justes bons à être vendeurs.

L’univers, parce que les origines sont très diverses : contes traditionnels (Anderson avec la petite sirène et la princesse au petit pois, Perrault avec Cendrillon) se perdant dans le folklore indéfini  (la jeune fille à couronne de fleur pourrait être une nymphe ou une dryade de n’importe quelle tradition),

 

 

contes orientaux (la lampe d’Aladin, pour éclairer quelques mille et une nuits) et littérature qui, pour merveilleuse qu’elle soit (Alice), n’a pas grand-chose à voir avec une tradition orale. L’ensemble est très hétérogène, mais on s’en soucie assez peu, dans la mesure où il est davantage fait appel à l’imaginaire collectif (assez Walt Disney sur le fonds) que référence à des œuvres particulières.

 

 

[La jupe n’a pas suivie lorsque Alice s’est mise à grandir soudainement…]

 

 

Invitation au voyage

 

L’évocation est si allusive que ces personnages de conte sont arrachés à leur contexte d’origine et rempotés dans un ailleurs indéfini, celui du voyage et de l’évasion. Nous ne sommes pas en terra incognita, mais bien sur une île déserte, coupée de notre monde mercantile (on vous vend une image -de marque-, pas des produits), où tout n’est que ciel et mer à perte de vue. Où tout est possible, y compris mettre ses carrés Hermès à 200 euros dans le sable. Où tout n’est que luxe, calme et volupté : vous pouvez avoir un petit pois dans le cerveau, du moment que vous n’êtes pas chiche, allongez-vous donc, chère princesse, faites comme au spa – le massage cardiaque n’est pas compris après réception de l’addition.

 

 

Pour rejoindre ce paradis fiscal, c’est simple : vous n’avez qu’à voler ! On m’annonce dans l’oreillette qu’en l’absence de Wendy, cela pourrait être mal interprété. Il vous reste donc le choix entre le bateau, dont vous entendez peut-être déjà la petite sirène, ou l’avion – pourvu que vous vous y preniez avant minuit, vous devriez trouver chaussure à votre pied avec Air France qui fait la paire.

 

 

 

 

 

Marques de mythologie et mythologie de marque

 

C’est qu’on s’y connaît en voyage, chez Hermès, placé sous la tutelle du dieu éponyme. Quoiqu’invisible, apercevez sa présence ailée, qui talonne de près les fées. J’admets qu’un tel lien est un peu cavalier ; c’est pour ne pas oublier que la maison est à cheval sur ses origines. Réincarnation de l’écuyère, la princesse au petit pois se confond avec sa monture dont ce n’est plus la queue qui est enrubannée mais la tresse de sa cavalière.

 

 

Le petite sirène, quant à elle, n’a nulle envie de marcher, seulement de mettre le pied à l’étrier. Si le motif ne du foulard ne suffisait pas à faire passer le message, elle vous l’aurait délivré par courrier ; il attend dans sa sacoche qu’Ulysse passe par là. Si le dieu messager pouvait accélérer le passage et la perte du malheureux… parce que contrairement à son destin dans l’épopée mythique, le mari de Pénelope ne s’en sortira pas – avant d’avoir vidé son compte de fée. Elle vous en prie. N’est-ce pas merveilleux ?

 

 

L’amante en chair et en mouvement

 

Aurélie Dupont.

Aimée par Manuel Legris dans la Dame aux camélias.

L’aimant dans le pas de deux du Parc, appuyée sur sa bouche. Tendue dans la détente de l’abandon.

 

Et aussi son fils et Jérémie Bélingard, mais ce n’est pas le propos. Entre l’élève et les adieux à la scène – de son compagnon de scène- Cédric Klapisch dresse le portrait de l’interprète, pas de l’étoile plantée au haut de la hiérarchie comme la décoration filante au sommet du sapin (pas de visite du palais, pas d’explications, pas de plans interminables sur les pieds, c’est sa bouche qui en dit le mal), ni de la femme danseuse (sa vie privée le demeure). C’est juste magnifique. Elle, est magnifique. Les chorégraphies sont à tomber par terre. Ils tombent d’ailleurs souvent par terre, parce que pour une fois, on les voit au travail. Pas à celui, mécanique et musculaire, de la barre : à celui de l’interprétation qui ne se surajoute pas à l’exécution technique, mais réside dans le moindre mouvement, même celui de se mettre correctement à genoux (humour de la gamine par terre, qui se rit de la danseuse à terre – déséquilibre ou épuisement- : « il a fait beaucoup de choses dans sa carrière, mais ça… »). Elle se frotte les mains dans l’angoisse de s’échapper à elle-même, de ne pas maîtriser le parcours de l’intention dans son corps. Une courte scène d’une répétition du Lac, on lui fait remarquer qu’elle ne repousse pas son partenaire ; en effet, « Je ne l’ai pas fait, je ne savais pas si je le repousse » (et non pas « si je dois le repousser ») : elle sait ce qu’elle fait, ce qu’elle fait est pétri de sagesse.

 

C’est juste magnifique. Elle est magnifique. Les chorégraphies le sont aussi. C’est superbement filmé. D’une façon si juste, qu’elle déborde du cadre, prend la clé du hors-champ. Pas de gros plans sur des piétinements pour se hausser de quelques centimètres vers le haut. Lorsque les pieds sont filmés, c’est dans l’immobilité de l’équilibre, piédestal éphémère. La caméra remonte toujours, à la source du mouvement, dans l’intelligence de sa naissance, de l’émotion, vers son visage à partir duquel ses mouvements irradient et vers lequel toute sa danse converge, se ramasse et nous ramène. C’est la main et le doigt retenus dans Raymonda. C’est l’étreinte du corps de Legris dans le Parc. C’est l’absence qui la décompose dans la Dame aux camélias, et qui la fait s’évanouir hors du cadre à la fin du documentaire.

 

Au lieu de lever de grands yeux admiratifs devant l’étoile, Cédric Klapisch prend de la hauteur, embrasse depuis les cintres des corps déjà en prise l’un à l’autre et qui échappent au saisissement, il parvient à toucher ceux qui nous touchent, à rendre sensible la chair sous la main qui caresse en le cambrant le buste de l’autre, réconcilie l’abandon et la prise, et dépose le couple sur le lit de la scène – où meurent les personnages et où se délimitent les artistes. On ne nous entraîne pas dans les coulisses, on nous laisse observer depuis les coulisses, là où l’interprète se fait dans la fusion du personnage et de celui qui l’incarne. Qui ils sont ailleurs, ou après, c’est leur affaire, leur inquiétude. Hors temps. Ce qui nous importe, nous emporte, c’est le présent (qui n’exclut pas la durée de la maturation, de la recherche perpétuelle), le présent de la présence, de la densité et de l’intensité. Incarné, un instant dans l’espace. L’espace d’un instant. Dimension de l’espace où l’on évolue, portée du geste. Cela donne juste superbement envie. De danser, de sentir, de recommencer, de ressentir, de s’attacher, de caresser, de vivre, de désirer. Envie.

Auréliiiiiiiiiie.