Allegro Barbaro

Béla Bartók et la modernité hongroise 1905-1920
 

affiche de l'exposition

 

Première bonne idée : appâter le visiteur avec un nom connu pour lui faire monter cinq étages et découvrir des peintres dont il n’a jamais entendu parler, alors que leurs toiles, entre fauves et folklore, lui parlent d’emblée. Je n’ai jamais vu la peinture de Sándor Ziffer, Dezsö Czigány ou Róbert Berény et pourtant, leurs tableaux me sont familiers. Les panneaux se chargent de m’expliquer pourquoi : moult analogies cultivées lors de voyages Paris-Hongrie et mûries par une culture propre, où le folklore occupe une place à part entière, beaucoup moins marginale que nos sabots et coiffes bretonnes (encore qu’en ce moment…). Cette prégnance du folklore dans les culture de l’Europe de l’Est, qui m’avaient intriguée dans certains romans de Kundera (lequel s’étranglerait en entendant parler d’Europe de l’Est et non d’Europe centrale), la voilà enfin visible – mais je ne dois toujours pas vraiment saisir, parce que ce n’est pas ce qui m’interpelle : je n’en retiens que les couleurs. Des couleurs, enfin, qui font ressortir la richesse de l’expérience humaine (et pas seulement sa vision) avec une puissance toute expressionniste : je ne me suis pas encore tout à fait remise de ce visage vert – vert ni de jalousie ni de maladie !
 

AutoportraitAutoportrait

Autoportraits de Dezsö Czigány et Sándor Ziffer.

Dans ses Deux Portraitspour orchestre (1907-1908), Béla Bartók fait se succéder l’ « idéal » et le « grotesque ». Dans le même esprit, les peintres hongrois de la nouvelle génération, partis pour la plupart compléter leur formation à Munich puis à Paris, semblent animés de la conviction que l’excès de gravité confine au grotesque : certains autoportraits basculent ainsi de l’introspection dans l’autodérision.

Extrait de la présentation du musée d’Orsay.
 

 Sandor-Ziffer Landscape-with-Fence

Sándor Ziffer, Landscape with fence

 

Seconde bonne idée : contempler la peinture en musique. Les deux arts rentrent autrement mieux en résonance par ce biais qu’en étant juxtaposés sur une chronologie (procédé tellement peu efficace que je suis toujours surprise d’apprendre que tel peintre n’était pas encore mort que tel musicien composait déjà). Et puis, c’est agréable : la scénographie est faite de telle sorte qu’il n’y a jamais collision sonore ; on circule librement dans les espaces aménagés au sein d’une grande pièce, sans personne sur les talons pour vous intimer d’avancer plus vite – seulement l’annonce de la fermeture du musée, à 17h30, un samedi après-midi ! La boutique est déjà fermée quand on sort de l’exposition : pas moyen de savoir si le DVD du Château de Barbe-bleue présenté est disponible à la vente. Cet opéra exerce sur moi une fascination que je ne m’explique pas totalement. Les quelques extraits donnés ont suffi à me donner envie de voir le reste de la mise en scène – peut-être m’aiderait-elle à comprendre pourquoi cela m’avait déjà fait un tel effet en version de concert. C’est en tous cas un prétexte parfait pour retourner voir cette exposition – avec Klari sous le bras, pour ajouter à la musique diffusée celle de la langue hongroise, pleine d’accents mystérieux.

 

Esquisse d'après un tableau de Róbert Berény

Je n’ai pas réussi à retrouver ce tableau (parmi mes préférés) mais une blogueuse en a fait une jolie esquisse à l’aquarelle, qui vous le fera retrouver sans souci lors de votre visite. D’après Róbert Berény, donc.

Mit Palpatine

Souvenirs en sourdine

Mozart / Bruckner

Mon souvenir du concerto s’est amalgamé à d’autres, qui, répétés, mélangés, oubliés forgent l’imaginaire d’un compositeur, qui fera dire : c’est du Mozart, comme on dirait : c’est du chocolat et de la pâte d’amande, en croquant dans une Mozartkugel. Avalé, on n’en a pas de souvenir plus précis que : c’était bon ; il faudra en goûter à nouveau pour en retrouver la saveur.

L’effet que m’a fait la messe de Bruckner, en revanche, je m’en souviens beaucoup plus distinctement. Par pur préjugé onomastique, j’ai longtemps renâclé devant ce compositeur. Et puis : la messe. Un Léviathan spirituel qui vous fait sentir appartenir au chœur des chanteurs et des hommes, qui doutent souvent, sombrent et souffrent parfois mais sont toujours soutenus, sans cesse soulevés, entraînés par cette foi moins divine qu’humaine, divinement humaine, qui tire sa force et sa beauté de sa fragilité même. Je découvre ce qu’est une communion, une comme union, une presque union qui vous comprend sans jamais vous perdre dans le tout, lequel se dissoudra plutôt que de risquer de vous écraser – une gigantesque vague se brisant d’elle-même en innombrables gouttes d’écume.

 

 Mit Palpatine

 

Bartók / Janáček

À la recherche du concert perdu. Bartók / Janáček : si je l’ai noté sur mon post-it à chroniquettes, c’est que j’y ai assisté.

Le brainstorming donne :

trous : 1 / mémoire : 0

La recherche sur le blog de l’Orchestre de Paris :

résultats : 78 / résultat : 0

Nombre de pages d’archive sur blog de Palpatine :

Lola : 14 / Bartók : 4 / Janáček: 3 / Bartók-Janáček : 1 dont 0 concordance

Le googlage Klari + Bartók + Janáček me renvoie chez Joël, qui remporte donc la palme du blogueur le plus assidu (concert du 22 février, par Radio France – je pouvais toujours chercher du côté de l’Orchestre de Paris). Une petite vérification sur Wikipédia1, un brin de reconstitution, un soupçon d’imagination et voilà la Sinfonietta avec sa rangée de trompettes à la place du chœur. Ouf !

 

Mahler

Mahler, alors qu’il s’agissait en réalité de Sibelius / Chostakovitch / Malher : c’est dire si « la mahlerisation souristique est en marche ». Toute la symphonie pourrait se résumer en une image : le lutin Paavo Järvi, agitant sa baguette comme un chef de chantier agiterait les bras pour diriger la manœuvre, fait surgir un immense tronc d’arbre de terre, un tronc géant, façon géant de la mythologie germanique, une colonne d’écorce volcanique, qui jaillit en continu dans un tremblement de terre formidable – force tellurique qui n’est pas sans rappeler l’iconographie et la temporalité des mangas…

 

Détail d'une capture d'écran de Dragon Ball (je crois)

 

Concert pour flûte et souris

L’ouvreur n’a plus de programme et seul Ravel m’est resté en mémoire après le rapide coup d’œil jeté au billet mais les premières notes de la flûte font apparaître Nicolas Leriche sur son rocher : L’Après-midi d’un faune, de Debussy. Pourtant, quelques mesures plus tard, l’imaginaire de Nijinsky a reflué devant la chaleur méditerranéenne et les décors marins d’Afternoon of a faun. Les gréements des archers rendent la vision de Robbins évidente : moi aussi, je vois bleu.

La station balnéaire laisse la place au sanatorium lorsqu’on attaque le Concerto pour piano et orchestre n° 3 de Bartók. Je me demande comment fait Paavo Järvi pour ne pas se retourner et hurler par-dessus le couvercle du piano : « ÇA VA, LES TUBERCULEUX ? » Il n’en fait évidemment rien et la caméra de mon imagination continue à arpenter les couloirs blancs de l’hôpital, s’arrêtant dos à la vitre d’une nurserie : je suis sûre qu’on a planqué un bébé dans le piano, Piotr Anderszewski n’arrête pas de faire des mimiques pleines de pédagogie, d’attendrissement et de voyelles. À ce rythme-là, on apprendrait le solfège avant d’avoir commencé à parler. Langue maternelle : piano. Un peu moins piano quand trois poussées sonores très cuivrées provoquent trois zooms out successifs – l’orchestre dans son ensemble, l’espace scénique, la salle qui l’entoure de ses balcons. Certaines musiques ont cette qualité de vous faire soudain prendre conscience de l’espace qui vous entoure, des volumes vides qui structurent les bâtiments aussi bien que votre vie, pleine d’inattentions – et de faire surgir le silence au sein de la musique, pour Bach ou Ysaÿe. Serendipity soupçonne le bis d’être de celui-là et je n’ai pas grand mal à le croire, tant la musique nous fait voyager à travers les âges de la vie. Je suis sûre que les cahiers de partitions, fermés sur les pupitres, sont des albums remplis de vieilles photographies, marquées d’un halo lumineux semblable à celui qui entoure le pianiste pour ce bis intimiste.

Il ne manquait que la main de Palpatine sur mon genou – appliquée paume conquérante comme un coup de cymbale alors que je l’ai rejoins au balcon et que la Symphonie en trois mouvements de Stravinsky s’ouvre devant nous. Au sens propre : traversée par une contraction tellurique tirée du Sacre du printemps, elle ouvre une brèche – un gouffre –, devant nous, dessiné par le cercle des musiciens qui ne cesseront de danser au bord du précipice, se tordant, se contorsionnant pour ne pas tomber, sans jamais cesser de danser, jusqu’à devenir de petites silhouettes noires de dessin animé, ces mêmes petites silhouettes qui hantent la caverne de Platon l’apprenti sorcier, peintures rupestres déformées par le feu. Fin du morceau : une éruption de lave filmée comme un dessin des siècles passés par Arte, travelling sur la lance dressée d’un Amérindien ou le cou d’un animal fantastique au croisement du diable et du lama. 

Le Boléro de Ravel mérite d’être vu d’en haut, pour repérer les instruments qui, un à un, entrent dans la danse, à commencer par le tambour et son bruissement imperceptible. Je mets plusieurs mesures à le repérer : le musicien est immobile à force de concentration et rien ne bouge que ses poignets. J’imagine déjà les crampes comme le jour, l’un des premiers en conduite accompagnée, où j’ai emprunté le périph’ bouché et ma cheville s’est crispée de devoir sans arrêt lever le pied pour n’avancer qu’avec l’embrayage (flex n’est pas la position naturelle du pied chez la danseuse, même amateur). Deux poignets pour tenir le même rythme d’un bout à l’autre et soutenir l’ensemble de l’orchestre, c’est un peu le défi du danseur sur sa table ronde, voué à aller au-delà de l’épuisement. Un à un, les instruments à vent s’approchent du cercle, solennel, de ceux qui jouent déjà et attendent, approchant leurs lèvres de l’embouchure, de sauter le pas, le premier souffle comme un soupir résolu où puiser l’énergie pour aller jusqu’au bout. Petit à petit, le son lève et Paavo Järvi, presque impassible au début, fait des gestes de plus en plus puissants pour soulever cette pâte sonore, toujours plus lourde des sonorités incorporées, jusqu’à ce que l’on arrive au point limite où l’on ne sait plus qui, de la musique ou du chef, dirige l’autre. Juste au moment où il semble sur le point de perdre la main, où elle menace de devenir incontrôlable, il s’arrache à sa fascination et finit enroulé dans un coup de baguette, face au public.