« Le vertige, c’est autre chose que la peur de tomber. C’est la voix du vide au dessous de nous qui nous attire et nous envoûte, le désir de chute dont nous nous défendons ensuite avec effroi. »
Kundera
Dans ses cours, Frederic Lazzarelli insiste sur la suspension du mouvement. Après le premier passage, il reprend chaque piqué arabesque ou relevé en quatrième devant pour nous inciter à tenir la position, à prolonger l’équilibre – il étire l’espace des deux mains, mimant une résistance imaginaire, avance le menton vers l’espace conquis : « C’est joli, quand c’est retenu… » Toujours la même nuance de désir et de regret dans la voix – voire d’agacement quand on lui donne l’impression de ne pas essayer : c’est parfois presque, jamais assez, souvent trop ; on glisse de la pause à la pose, qui interrompt le mouvement.
Il en va de même avec Ainars Ribikis, qui dirigeait mercredi dernier l’Orchestre national d’Île-de-France dans un programme intitulé « Vertiges » et dédié à la valse : son souci de la suspension crée tantôt des tensions vertigineuses (s’il-vous-plaît, vite, ruons-nous dans ce vide sonore pour l’abolir), tantôt s’annule dans un moment d’absence (tiens, c’est vrai, on jouait à l’instant). Cela tient à presque rien, une attaque, une seconde, une milliseconde… Le chef force le silence comme il force l’admiration : d’une seule baguette, tenir les innombrables longes du quadrige orchestral, quel tour ! Et pourtant, je préfère lorsqu’il renonce à dompter la musique et se borne à tempérer son impétuosité, complice de l’ivresse qui l’entraîne (comme le maître d’un chien, traîné à bout de bras par celui-ci, qui se met à courir).
Cet élan, il est vrai, est plus ou moins présent dans l’écriture même de chaque pièce… et redoublé par l’affect : ce sont sans surprise les musiques sur lesquelles j’ai dansé (ou vu danser) qui me plaisent le plus. Savoir ce qui suit avive la sensation d’attente : on sait ce qui vient, on le désire, on le connaît par cœur – instants jouissifs où le vertige le cède à la joie… où l’on cède au vertige dans la joie. La houle de la valse de Khatchatourian est ainsi indissociable des sauts de chat dont je l’ai parcourue, et du vertige de la scène suscité par le trou noir de son quatrième mur, obscurité que vous savez remplie de gens dont vous sentez la présence sans pouvoir les distinguer, masse prête à vous soutenir comme à vous écraser d’un désir aussi redoutable qu’attirant, que vous devinez, éblouis, enivrés, par les projecteurs, la musique et la caresse des regards qui vous parcourent (oui, la scène me manque). Nul besoin d’avoir fait de la scène pour retrouver tout cela, condensé, expansé, oxymorisé, dans la musique de Tchaïkovsky…
L’intimité développée au contact répété de la musique la précède et la redouble ; il n’y a plus qu’à l’actualiser, à la faire sonner. A contrario, on n’entend généralement pas grand-chose à la première écoute, découverte d’un chemin dont on devine seulement si on voudra ou non le ré-emprunter. Je le voudrai assurément pour La Valse de Maurice Ravel, même si c’est une stupéfiante impasse : la musique recule et s’élance, s’arrête, repart en arrière, non pas sous la peur mais le frisson, la pulsion, le désir ! de se précipiter d’une falaise de toute la puissance de son être, à la rencontre de son anéantissement. (Silence fracassant, couvert par les applaudissements avant même d’avoir été entendu.) Je comprends que ce morceau a été placé en dernier à cette fin : la destruction grandiose constitue une meilleure clôture que (et la seule clôture possible à) la boucle infinie du désir. Il n’empêche : Ravel illustre ce que Khatchatourian me fait ressentir, et la valse de ce dernier, plus enivrante, emporte dans ma mémoire le reste du concert, qui s’oublie, plus léger, dans un plaisant souvenir, plus tourbillonnant que vertigineux.
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Hector Berlioz / Carl Maria von Weber, Invitation à la valse
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Piotr Ilitch Tchaïkovski, Concerto pour violon (extrait du deuxième mouvement) & Méditation
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Fritz Kreisler, Liebsleid
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Piotr Ilitch Tchaïkovski, Deuxième solo du Lac des cygnes & Valse sentimentale
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Jean Sibelius, Valse triste
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Frédéric Chopin / Igor Stravinski, Nocturne op. 32 n°2 & Grande Valse brillante op.18
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Aram Khatchatourian, Valse (extraite de Mascarade)
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Maurice Ravel, La Valse
Toutes les parties solo de violon étaient interprétées par Alexandra Soumm, mi-girl next doormi-sirène égyptienne des temps modernes, qui joue avec une modestie et un entrain délicieux ! Sa simplicité a failli me la faire oublier ; je peux heureusement compter sur Palpatine pour réparer cette injustice en insistant sur le fait qu’elle et sa robe dorée ont illuminé la soirée. J’aurais aimé que toute la salle se mette à chanter lorsque l’orchestre a entamé un « joyeux anniversaire » pour ses 27 ans…