Coming full circle

Affiche du film

<Spoilers : ne lisez pas tout de suite si vous comptez aller le voir au ciné>

L’entreprise éponyme au centre de The Circle est une sorte de Google-Apple qui propose toujours plus de services et de produits pour faciliter la vie des gens et récupérer leurs données. L’entretien d’embauche ressemble à une interview ciné et les heureux élus, chouchoutés par un paternalisme 2.0, vivent sur un campus-gigantesque cage dorée, assistent aux présentations hebdomadaire du chef-gourou et sont priés de cacher leurs cernes lorsque la tyrannie de la hype devient un peu moins cool.

Emma Watson incarne une nouvelle recrue et, pendant la majeure partie du film, on la suit sans déplaisir, mais sans grandes attentes non plus, tant les codes et les rouages de cet univers ont déjà été décortiqués – de manière biographique dans Steve Jobs par exemple ou avec un humour corrosif et joyeusement satirique dans la série Silicon Valley. Dans The Circle, on sourit parfois, mais on ne rit pas, ni jaune, ni franchement : j’ai mis ça un peu trop rapidement sur le compte de la réalisation façon série B+, alors que cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Le caractère relativement exogène de notre recrue ne tourne pas à la critique du système, comme on l’attendait tranquillement : non seulement elle ne déchante pas, mais elle en rajoute une couche, après avoir eu la vie sauve grâce aux mini-caméras commercialisées par la firme et installées dans les endroits les plus improbables. Les dirigeants, ravis de cette manne de bons sentiments au service de leur stratégie, l’encouragent : galvanisée par l’audience qu’elle gagne, notre héroïne propose d’aller toujours plus loin dans l’invasion de la vie privée.

C’est là que cela commence à devenir intéressant : on se met à soupçonner que si l’humour tombe à plat, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’humour mais d’ironie. Réversibilité des discours, la critique recule d’un cran : elle n’adviendra pas par l’héroïne, mais malgré elle. Quand un nouvel accident gravissisme la force à prendre du recul sur les pratiques de son entreprise, le revirement dont il était évident d’un point de vue scénaristique qu’il adviendrait a été vidé de sa substance : le renversement tant attendu n’est qu’une révolution de pacotille. Certes, en exigeant de ses dirigeants la transparence qu’ils promeuvent, notre héroïne les fait tomber, mais pas un seul instant elle ne s’interroge sur la notion même de transparence et sur la disparition de la vie privée. Mieux : pire : elle les consacre comme indiscutablement bonnes. Ces aspirations ne sont pas intrinsèquement ambiguës, mais tombées entre de mauvaises mains, voilà tout.

Après une heure trente de bons sentiments, ce film qu’on avait naïvement cru gentillet nous abandonne sur ce constat terrifiant ; nous sommes revenus au point de départ, c’est-à-dire à l’humain et à sa capacité toujours renouvelée à nier le caractère dystopique de ses rêves. Le logo rouge de The Circle souligne discrètement que la société de surveillance capitaliste adopte face aux preuves de son échec utopiste le même mécanisme que le communisme : arguer que le principe n’est pas mauvais, mais qu’il a été dévoyé 1. Ce n’était pas le vrai communisme. De mauvaise foi en toute bonne foi. Commerciales ou humaines, nos sociétés sont des sociétés de demi-habiles, au sens pascalien du terme, incapables d’admettre que surveiller et sauver, c’est aussi surveiller et punir.

Socialist system collapses --> But that wasn't real socialism --> back to Socialism happens…
(Image twittée par @_JakubJanda sans que je puisse retrouver des crédits plus précis…)

Le plus glaçant, c’est que notre héroïne agit sans une once de calcul. She’s a natural, admire et déplore l’amie qui l’a fait embaucher. À l’aise et sincère, sans même un réel souci de popularité. Ce qu’elle fait, elle le fait pour le seul plaisir de se sentir appartenir à une communauté et d’avoir une cause à défendre. Et ce n’est pas uniquement une question de reconnaissance sociale : j’ai retrouvé là l’ivresse de l’argumentation, quand on commence à argumenter pour le seul plaisir de sentir les idées s’enchaîner et nous mener là où l’on n’imaginait pas. Peu importe alors que l’argumentation tourne à vide et n’ait plus ni frein ni lien avec la réalité ; l’excitation supplante la logique en lui empruntant sa rhétorique2.

Cet enthousiasme-ci se révèle au final bien plus dangereux que le cynisme des dirigeants, incités à la prudence par la défense de leurs intérêts financiers et politiques : c’est notre héroïne qui leur offre sur un plateau ce qu’ils n’auraient jamais osé imposer. Big Brother ne soumet plus3 : il séduit, et c’est en n’occultant pas cette séduction, réelle, que The Circle est réellement intelligent. Le film de James Ponsoldt expose tranquillement les mécanismes de séduction réels qui opèrent sur chacun de nous et qui disqualifient la critique immédiate que l’on attendait, tout aussi naïve que ce qu’elle entend critiquer.

Parce qu’il y a la défense de la vie privée, mais aussi notre envie d’en rendre publique une grande partie – la nôtre, dans un souci de sociabilité, pour être reconnu et apprécié dans un cercle d’amis ; et celles de ceux qui nous gouvernent, dans un souci de transparence. Sans avoir l’air d’y toucher, le film montre la continuité, et finalement le glissement qui s’opère, entre ne rien cacher et tout montrer, diluant peu à peu la vie publique dans la vie privée.

Lorsqu’en entretien d’embauche on lui demande de choisir du tac au tac entre deux options et que l’alternative se présente entre intérêts personnels et intérêt public, l’héroïne s’empresse de ne pas choisir : « Should be the same. » La pirouette est habile, mais reste en dehors du champ rhétorique très naïve… Et quand je vois l’actrice prêter des yeux brillants à son personnage lancé dans de beaux discours, je me demande à quel point Emma Watson a été choisie pour son engagement : quelque part, ses tribunes féministes, d’intention fort louables, exsudent le même bon sentiment naïf…

Mit Palpatine

  1. Dans Le Mystère de la chambre jaune, l’inspecteur dont Rouletabille remarque qu’il raisonne à l’envers s’avère être le coupable. Je dis ça, je ne dis rien.
  2. Je me rappelle encore mon professeur d’histoire de khâgne insister sur le caractère utopique de la pensée intellectuelle russes avant la révolution communiste… Emballement similaire de la pensée… cf. son cours, p. 23, si ça vous intéresse.
  3. Plus besoin de ré-éduquer ceux qui pensent différemment ; la stratégie de The Circle est centripète : plus de personnes se rallient au cercle, plus ceux qui en sont exclus sont isolés et incités à adhérer… ou à pâtir les conséquences de leur non ralliement.

Dunkirk

Première surprise : no way que Dunkerque se dise Dunkirk en anglais.

Christopher Nolan a réalisé un film de guerre sans presque une goutte de sang. Les corps sont morts ou vivants, mais entiers, malgré les explosions dans lesquels ils sont à intervalles réguliers soufflés. En refusant de verser dans l’horreur des corps, le réalisateur montre encore davantage celle de la guerre et de sa tension permanente sur les esprits. On sait à peine où l’on se situe dans l’Histoire, on n’a pas le temps de s’en soucier, il faut survivre, avec les boys, et passer 1h40 crispé sur son siège, sans que les alternances de la forme chorale offrent le moindre répit : trop crispé pour le jeune soldat attendant d’être embarqué sur la plage bombardée, on avait oublié le pilote en plein combat aérien, mais on se crispe instantanément en se souvenant d’où on l’avait abandonné et, après avoir tout juste eu le temps de changer de position sur son siège, on se crispera à nouveau pour les marins dont le navire vient d’être torpillé (le Titanic est une case récurrente de ce jeu de l’oie cruel qu’est l’évacuation des troupes britanniques).

Terre, mer, ciel : également sans horizon. Mais pas sans soleil, parfois, et l’on voit alors un peu plus fort l’absurde de la guerre. La beauté paradisiaque des premiers plans de combats aériens. La beauté incroyablement tenace du soldat harassé. L’esthétique est scandaleuse, et Nolan en use jusque dans la vague des soldats qui se couchent les uns après les autres sur le ponton en priant pour échapper aux obus. Loin de nier l’horreur, cette esthétisation en maintient la perception, soustrayant le spectateur au confort relatif de la surenchère spectaculaire, dans laquelle s’oublie l’homme. Les explosions, par exemple, restent bien en-deçà des hyperboles auxquelles nous ont habituées les films d’action, et l’avion qui brûle, à la fin, exerce une fascination étrangement similaire à celle d’un feu de cheminée. Tous ces plans hyper léchés ravivent à chaque instant l’impression surréelle initiale, lorsque l’ennemi invisible ouvre le feu au milieu des maisons fleuries, après une pluie silencieuse de tracts qui a tout du phénomène par lequel la nature détraquée annoncerait la fin du monde. (D’ailleurs ce début ressemble à une fin – genre Ghostwriter, si ma mémoire est bonne.) 

L’absurde. Et cette incompréhension tenace de la guerre : je peux comprendre la haine, qui intime la destruction de l’autre, mais pas la guerre, qui par accès seulement veut sa destruction et lui préfère l’affaiblissement, sous couvert de règles d’autant plus faciles à violer qu’elles sont tacites. S’il y a des règles, pourquoi bombarder une petite embarcation civile qui repêche les victimes d’un navire de guerre torpillé (un objectif stratégique, là) ? S’il n’y en a pas, pourquoi prétendre ? L’absence de règles, la haine pure, sont plus logiques : s’il y avait des règles, au fond, on aurait tout intérêt à jouer le conflit sur un duel, ou même aux cartes, aux dés ou aux échecs.

Pas de règles, alors. Et pas de combat, pour ainsi dire : Dunkerque n’est pas le récit d’une bataille, mais d’une évacuation. L’ennemi reste invisible, confiné hors-champ ou dans la carlingue de son avion. Les soldats britanniques se battent avant tout de manière métaphorique, pour s’en sortir – d’où l’incompréhension à leur retour : bravo pour quoi ? pour avoir survécu ? Le film rappelle que l’héroïsme n’est jamais héroïque sur le moment, que c’est un moyen trouvé pour, a posteriori, rendre présentable ce qui ne l’est pas : malgré les nombreux actes d’entraides entre les soldats (contrebalançant les réflexes d’égoïsme), le seul individu présenté comme héros sera finalement un civil tué par accident…

Pas d’héroïsme, pas de visage ennemi… Film de guerre, Dunkerque est à peine un film historique, prenant pour titre un simple lieu, une situation (géographique, existentielle), quand il aurait pu reprendre le nom de l’opération Dynamo. Les batailles restent à la marge ; elles définissent Dunkerque, son expérience. En refusant de donner un visage à l’ennemi, Christopher Nolan met l’accent sur le vécu des soldats plus que sur la guerre elle-même. Ce faisant, il refuse également de donner à la haine une occasion de se cristalliser et, quelque part, j’aurais aimé qu’il aille encore plus loin, que quelqu’un aille encore plus loin, en montrant en alternance l’ennemi, et qu’il n’est ennemi que pour l’ennemi. La réalisation est telle que cela aurait pu marcher, et le spectateur vouloir la survie des uns comme des autres, sans plus pouvoir souhaiter de victoire. Mais c’est peut-être vouloir repousser trop loin nos réflexes d’identification, comme en témoigne indirectement ce rappel historique sur la présence des troupes coloniales, sous-(voire pas) représentées dans le film…

Wonder nana(r)

Wonder Woman était wonderfully mauvais. J’ai d’abord cru que c’était par abus de fond vert (il doit difficilement y avoir plus de deux pixels de suite non retouchés dans la genèse de la super-héroïne), mais en voyant Claire Underwood Robin Wright parmi les amazones, j’ai du me rendre à l’évidence : ce film de super-héroïne est porté par une actrice médiocre. L’armure sied sans aucun doute à Gal Gadot, mais elle a l’aplomb guerrier d’une Nathalie Portman – et la même capacité mono-expressive du drame par les sourcils. Oh mon dieu, la guerre c’est terrible, frown, frown. Un peu court pour une nouvelle Lara Croft / Angelina Jolie.

(Pour rappel)

Du coup, les scènes les plus réussies du point de vue du jeu sont celles où le regard extérieur du personnage la fait passer pour cruche… Dommage et dommageable au girl power, que le scénario avait jusque là plutôt bien ménagé en distinguant l’innocence de la naïveté (non, monsieur, la miss n’a aucune expérience sexuelle, mais elle a lu les douze volumes d’un traité sur le plaisir, et la conclusion est sans appel : les hommes sont indispensables à la procréation, mais pas du tout au plaisir).

Une fois l’action engagée, les effets spéciaux se chargent de faire oublier le jeu de l’actrice. La surenchère fonctionne : on glousse comme devant tout bon nanar d’action. Mention particulière pour
<spoiler de fou rire>
le dieu Mars sous les traits d’un bonhomme britannique à moustache hitlérienne – celle-là, on ne l’avait pas vue venir.
</spoiler>

Avec les neurones grillés par une intense journée de relecture au boulot, j’ai kiffé. Non, vraiment, wonderfully mauvais.

Loue-moi : gloire à Déborah

De tous les auteurs de littérature jeunesse qui ont alimenté mon enfance, j’ai retenu peu de noms. Celui de Cynthia Voigt en fait partie, pour sa saga que j’avais entamée par l’histoire d’une fille que son corps adolescent contraignait à renoncer à la danse (sur fond de ségrégation raciale). Après avoir rapidement tourné toutes les pages de cette série de livres recommandés pour des enfants plus âgés que moi, de dépit qu’elle soit finie, je m’étais tournée vers une historiette du même auteur, écrite pour des enfants plus jeunes. Une histoire sans grand intérêt, mais dont un détail m’a marquée : des sourires répertoriés par l’héroïne-pestouille, numérotés, peut-être, ou simplement nommés selon l’occasion à laquelle ils devaient être décochés.

Un répertoire de sourire. Seul l’argentique m’a retenue d’en constituer un, à l’époque. J’ai beaucoup rêvé à ce nuancier d’expressions et les physionomies continuent de me fasciner. Je suis même devenue assez habile pour reconnaître les traits ou l’expression d’untel sur untelle et retrouver l’origine des mélanges improbables que le hasard a dosé dans mon entourage.  Aujourd’hui, ce n’est plus un répertoire de mes expressions que j’aimerais constituer, mais de mon entourage, et je regrette parfois de ne pas savoir photographier les gens uniquement pour cela. Pour les éclats d’yeux en manga de Palpatine, les demi-sourires mélancoliques de P. ou les hein de LazySunnyGirl, ponctués par un cou qui se projette et s’arrête brusquement. Pour toutes les petites incarnations chorégraphiques du quotidien, qui dessinent une gestuelle idiosyncratique et se confondent avec la tendresse qu’on a à les retrouver.

C’est un plaisir de cet ordre que m’a apporté Loue-moi ! : les grosses ficelles comiques s’effacent devant celles, invisibles, délicates, qui animent le visage de son actrice principale. Déborah François, trop brute pour ne pas se dérober aux codes hollywoodiens du féminin, trop fine pour se laisser subsumer par les clichés lourdauds des comédies française, esquive et s’insère, parfaite actrice populaire. J’ai décidément beaucoup de plaisir à retrouver son sourire, surtout lorsqu’il clignote à l’unisson d’oreilles de souris lumineuses.

(Sourire-pwned aux névroses de Bertille-Alison Wheeler.)
(Sourire-moelleux au chocolat devant le regard de Marc Ruchmann.)

L’Opéra vu de Bastille

On pourrait parler en long, en large et en travers des coulisses, des répétitions, des petites mains et des mille métiers qui fourmillent dans le paquebot Bastille, on n’aurait encore rien dit du documentaire de Jean-Stéphane Bron. Préciser le mode opératoire ne suffit pas non plus : l’absence de voix off et d’interview directe ne font pas de L’Opéra un pendant à La Danse, documentaire au titre tout aussi nu de Frederick Wiseman. Celui-ci réfléchit dans la contemplation, celui-là dans l’effervescence…

Même si le calme le plus profond émane de certaines scènes (vue de Paris de nuit depuis le bureau du directeur, regard à travers la fenêtre pendant une leçon de chant…), le rythme du montage ne vous laisse pas le temps de lambiner : c’est qu’il y a toujours une nouvelle personne à suivre, une retouche costume ou maquillage à faire, une mesure à retravailler, un chanteur à remplacer à deux jours de la représentation, des négociations à mener pour faire retirer un préavis de grève, tous en scène dans cinq minutes. Le réalisateur abandonne les uns et les autres sans temps mort ni pitié (tel ce chanteur wagnérien effectuant un remplaçant au pied levé, qu’on ne reverra plus après que son collègue l’a encouragé, ça ne dure *que* six heures), tout en restant fidèle à quelques figures-fil rouges : le directeur pour l’importance des discussions qui ont lieu dans son bureau (je retrouve l’ambiance de certains documentaires politiques visionnés avec Palpatine)(et la vue de ce bureau, bordel, à vous donner des envies de pouvoir), mais aussi et surtout un jeune chanteur russe tout juste engagé dans l’académie lyrique, aux mines tout bonnement impayables.

Les cadrages sont hyper intelligents – souvent tronqués. Au lieu de filmer les coulisses depuis la salle, c’est-à-dire depuis le point de vue d’un spectateur curieux de ce qui lui est dérobé, qui s’introduirait dans l’envers du décor, Jean-Stéphane Bron filme depuis les coulisses, depuis le point de vue de ceux pour qui l’envers est l’endroit où ils travaillent, où tout se joue et se répète. Le point aveugle est déplacé : c’est la salle qu’on entend seulement, devant laquelle salue une chanteuse, ou le journaliste invisible qui interviewe un chanteur venant d’interrompre sa discussion avec l’apprenti qui continue à l’observer à distance (he’s not an admirer, he’s a signer, précise-t-il, très classe, au journaliste).

Il y a aussi ce plan inénarrable faisant flotter du Schönberg au-dessus d’une bouse de vache un peu trop bien imitée pour une mise en scène. Zoom out : nous sommes dans le box d’un taureau qui fera de la figuration dans Moïse et Aaron et que l’on saoule de Schönberg pour l’habituer. Easyrider (car tel est le nom du taureau) constitue une running joke qui relègue le banc de Millepied aux oubliettes (souvenez-vous de La Relève). Toute la salle a ri lors du zoom out. Et pas qu’à ce moment : L’Opéra est un documentaire qui a de l’humour. Stéphane Bron sait capter et mettre en scène les contrastes et points de friction qui rendent son film si savoureux : la mécène plus-grande-bourgeoise-tu-meurs élue grand-mère musicale par les enfants de dix mois d’école et d’opéra ; la régie qui chantonne comme si elle était en voiture ; les quiproquos de l’apprenti qui maîtrise le chant mais pas du tout la langue et ses yeux qui s’écarquillent quand il comprend que l’amphithéâtre ne comporte pas 100 mais 500 places, juste après avoir ironisé que Gott himself venait les écouter ; ou encore cette scène truculente où Philippe Jordan reprend la prononciation d’un chanteur sur une Wurst.

L’Opéra est une vraie tour de Babel : on confirme en allemand au chanteur russe qu’il est engagé, celui-ci finit en anglais les phrases qu’il baragouine en français, tandis que le directeur félicite une chanteuse en italien. Parfois aussi, tout le monde parle français et c’est du chinois : une partie du chœur refuse ainsi de se plier aux demandes du metteur en scène (pas délirantes pour une fois : chanter en diagonale plutôt qu’en carré)(je ne sais pas si c’est le Français ou l’artiste qui est le plus difficile à manager) ; les syndicats et les contraintes budgétaires s’agitent à tue-tête dans le bureau du directeur ; et l’adjoint accuse un métro de retard lors de la préparation de la conférence de presse :

– …insister sur nos spécificités… notre propre compagnie de danse, l’une des meilleures du monde, la meilleure…
– Non, ça, on ne dit plus.
– Ah bon ?
– Non.

L’humour vient aussi de ce que Stéphane Bron appuie là où ça fait mal – et le fait avec élégance : pas de remarque, on passe, on passe, ça enchaîne, on est déjà passé à autre chose. Il n’empêche, pour le balletomane qui a suivi l’Opéra sur Twitter ces dernières années, ce passage est juste ÉNORME. Deux minutes après le début du film, Palpatine et moi sommes donc en train de nous étrangler de rire. Le reste de la salle n’est pas plus sage, seulement moins balletomane (indice : ça s’effarouche des pieds d’une danseuse lorsqu’elle enlève ses pointes) : tout le monde approuve-grommelle lorsque le directeur souligne que le prix des billets est trop élevé. On est content qu’ils aient remarqué le problème. Mais silence à entendre les mouches voler lorsque le directeur ouvre le brainstorming sur comment résoudre ce « problème insoluble » (commencer par arrêter d’embaucher un vrai taureau et son éleveur, à tout hasard ?)(baisser les prix des soirées moins bankables pour assurer le remplissage et éviter de brader les places ?)(proposer des snacks abordables à l’entracte comme à Covent Garden pour que tout le monde en achète ?)(je ne suis plus jeune à partir de cette année ; j’ai plein d’idées).

Contrairement à ce que j’ai pu lire sur Twitter, la danse n’est pas absente du documentaire, seulement en retrait parce que moins parlante. Jean-Stéphane Bron n’est manifestement pas dans son élément : la grâce du mouvement ne se prête pas aux contrastes dont il est friand et dont il joue par ailleurs de manière brillante. Les seules oppositions qu’il met en scène relèvent de l’opposition entre la scène et le hors-scène, entre l’apparente absence d’effort et la douleur qu’elle peut cacher : ce sont des pieds abimés sous des chaussons de satins, c’est Fanny Gorse qui halète et s’allonge en sortant de scène… plans éculés, encore et toujours le rose et le noir. Peu à l’aise avec la danse, le réalisateur l’est davantage avec le ballet, comme corps de métier (défilé, cygnes, ombres… les tutus blancs se suivent et ne se ressemblent pas) et comme entité à manager (Benjamin Millepied en répétition puis devant les danseurs auxquels il annonce son départ). Rien de bien nouveau, il est vrai ; on aurait tort cependant d’en faire grief au réalisateur : non seulement le ballet a eu ses documentaires dédiés, mais celui-ci montre par leur juxtaposition l’étanchéité des mondes lyriques et chorégraphiques, qui ne se parlent pas, ne se voient pas, tel Stéphane Lissner qui, songeur, traverse la scène sans un regard pour Amandine Albisson, qui répète seule quelques pas de La Bayadère en attendant le lever du rideau.

Bonus balletomane : les balletomanes anonymes auront reconnu @dansesplume en gros plan flou lors de la conférence de presse… ^^

En bref : allez voir ce documentaire au ton truculent tant qu’il est à l’affiche !