Syndrome de Stockholm chez Disney

Emma Watson n’est jamais aussi piquante qu’en bookworm. Aussi est-ce un plaisir de la retrouver dans La Belle et la Bête. C’est même le principal intérêt du film, globalement un décalque du dessin animé, dont il conserve les numéros musicaux (parce qu’en plus, Emma Watson chante ; et oui, juste, bande de jaloux ; elle a même une voix fort agréable).

Seul ajout notable, un voyage dans le temps et l’espace jusqu’à Paris lors de la naissance de Belle, pour lever le soupçon d’une faute originelle : non, sa mère n’est pas morte en couches, comme on pourrait le croire, mais de la peste. Soit. Notre héroïne est prête pour une élection présidentielle, mais cette entreprise de blanchiment d’origine me dérange un peu, je dois l’avouer. Pour compenser, le casting comprend davantage d’acteurs et d’actrices noirs que dans le dessin animé (il en comprend, quoi). À la surprise d’en éprouver, on se dit qu’il était temps, effectivement (et pas d’effet Benetton – car absence de tout autre nuance ethnique ?).

La nature humaine est en tous cas mieux représentée que la nature tout court, totalement remodelée en images de synthèse : est-ce pour opérer une meilleure transition avec les scènes d’intérieur pleines d’effets spéciaux ou est-on devenu à ce point incapable d’apprécier ce qui n’est pas synthétisé ? Comme d’habitude, déception de voir la Bête, Lumière, Big Ben et compagnie perdre vie en reprenant corps… Il est décidément difficile de renoncer à la magie.

Planquée avec Pink Lady sous ma veste en polaire reconvertie en couverture contre la climatisation exagérée de l’UGC, j’ai en tous cas passé une excellente soirée pyjama en habits de ville.

Il était deux fois…

La Belle et la Bête est l’un des premiers films en noir et blanc que j’ai vus ; je me souviens encore de la salle où on nous l’avait projeté, à l’école primaire. J’y avais mis toute la mauvaise volonté qu’une gamine élevée aux toons technicolor peut y mettre, et j’avais été bluffée, persuadée a posteriori d’avoir vu en couleur les pierres précieuses qui se forment à partir des larmes de Belle. Lesdites pierres précieuses sont obstinément restées en noir et blanc lors du ciné-concert à la Cité de la musique (renommée Philharmonie 2 pour mieux égarer le badaud), mais les éclairages de Bob Wilson, auquel Philip Glass se trouve associé dans mon esprit depuis Einstein on the Beach, baigneront mes souvenirs d’une teinte bleutée. Rien à voir, pourtant, entre la modernité à néons de Bob Wilson et le film vieilli, même restauré, de Jean Cocteau. Les premières répliques chantées font même un drôle d’effet : quoi, la musique ultra-moderne de Philip Glass, avec une diction classique sinon baroque, aux r roulés ? C’est le moment de recourir à la naïveté que Cocteau nous a demandée en préambule et de se faire naïf, pour croire, croire que cela va marcher.

Et cela marche, à merveille. La dynamique narrative du film empêche la musique répétitive de Philip Glass de faire du sur-place, tandis que la pulsation musicale1 anime les scènes du film qui traînent en longueur – les anime de l’intérieur, au même titre que les yeux des visages-moulures qui suivent les protagonistes ou les bras qui tiennent les candélabres, quand ils ne vous servent pas obligeamment un rafraîchissement. J’aurais adoré participer à ce décor humain plein d’inventivité2, à ces effets spéciaux de carton-pâte, qui ont paradoxalement beaucoup mieux vieilli que le jeu des acteurs, très affecté. Surtout Jean Marais. Heureusement, on s’aperçoit vite qu’en même temps que l’incrédulité, on a laissé la grincherie au vestiaire : tant pis pour le jeu vieillot des acteurs, tant pis pour la diction approximative des chanteurs qui ne sont manifestement pas francophones ; tout cela devient une convention supplémentaire que l’on admet, dans un monde où les mathématiques se comportent de si curieuse manière que les lenteurs du film et de la musique additionnées l’une à l’autre s’annulent comme par magie. L’étrange bête à deux têtes que faisait craindre ce ciné-concert Cocteau-Glass se métamorphose en une belle œuvre que l’on n’a plus qu’à embrasser3.


1
Laurent parle à juste titre de pouls : « Glass parvient à donner du rythme là où c’est nécessaire, à accélérer le pouls dans les moments de tension et à le relâcher ensuite expertement. »
2 Sauf pour les candélabres, parce que je manque déjà rapidement de sang dans les bras quand je me brosse peu trop longtemps les cheveux…
3 Gare seulement à ne pas se faire mal au cou : assis au parterre, le nez levé vers l’écran, on se sent un peu comme une petite fille qui essayerait d’embrasser son graaaand prince, tête renversée.