Requiem in peace

Pour accéder au second balcon, on passe sous une petite arche qui, sans même être peinte aux couleurs de l’arc-en-ciel, donne l’impression d’entrer dans le royaume merveilleux des petits poneys – à moins que ce ne soit celui des Télétubbies : contrastant avec la tristounerie ambiante, la dominante jaune fait très pré ensoleillé et, surtout, ça grouille de collégiens. J’en aurais bien passé quelques-uns par-dessus bord, dont les chuchotis ont merveilleusement bien voyagé jusqu’à moi – l’acoustique de la Philharmonie, messieurs dames ! Stéphanie d’Oustrac s’y est parfaitement adaptée : délaissant la place habituellement réservée aux solistes, à côté du chef d’orchestre (le parterre est ravi, mais un tiers de la salle n’a plus la possibilité de l’être), elle s’est mise en retrait de l’orchestre, tangente à son demi-cercle. Et là : lance-flamme vocal pendant les 3 minutes d’Alma grande e nobil core, un pan de sa magnifique robe noire asymétrique en main, comme une danseuse de flamenco, pour mieux se déplacer. Comment dit-on olé en italien ?

Avant le concert, le téléphone à la main, je fixe toujours l’icône du mode silencieux en répétant comme un mantra : petite note barrée, petite note barrée, petite note barrée… Vous aurez, vous aussi, noté l’ironie de la petite note barrée en concert. Pas de musique ici. Pas de sonnerie de téléphone ou presque, s’il est vrai que les premières mesures de la Symphonie n° 40 de Mozart me rappelleront toujours les premiers Nokia. J’avoue que cela ne m’inspire pas grand-chose d’autre, même si je visualise bien sous un ciel orageux quelques marches en pierre, romaines – de Rome ou de l’Antiquité, en pierre véritable ou en carton-pâte, je ne saurais dire, mais perron de noble monument à coup sûr. Je suis vraisemblablement condamnée à toujours rester sur le seuil de cette symphonie.

Je ne retiendrai pas forcément In Excelsis d’Eric Tanguy, mais le petit dialogue introductif du chef d’orchestre avec le compositeur était une fort bonne idée, même s’il a probablement duré autant de temps que le morceau : 8 minutes, c’est vraiment un morceau, comme un morceau de sucre ou de tarte – une tarte aux forte, sur lesquels le compositeur n’a pas lésiné. À l’entendre parler de tempête, d’étoiles et de thèmes qui reviennent (ça fait tagadagada, tagadagada, vous ne pouvez pas le rater, dit-il avec un tagadagada qui monte, in excelsis oblige, puis un tagadagada qui descend), on s’attendrait presque à une symphonie d’une heure et demie ; je n’aurais pas tenu, je dois l’avouer, même si c’est beaucoup plus sympathique que les flatulences musicales de Grisey, Boulez et compagnie.

 

La raison pour laquelle j’assistais à ce concert, la raison nécessaire et suffisante de ce concert, c’était le Requiem de Maurice Duruflé. Pour la première fois à la Philharmonie, j’ai eu la chair de poule. Et pas la chair d’une poule élevée en batterie, hein. Une chair de poule label rouge, plus proche de l’épilation que de la métaphore. Et la chair de poule, c’est comme l’orgasme : parfois, c’est déjà fini à peine commencé, et parfois, comme c’était le cas, on a le temps de le sentir venir, ça monte et on frissonne des jambes jusqu’à la tête. Le Requiem tout entier est une petite mort : à l’excitation de découvrir la pièce succède la plénitude de son écoute. Pas d’envolée foudroyante ou de choeurs tonitruants : tout comme certains professeurs, dotés d’une autorité naturelle, n’ont pas besoin d’élever la voix pour se faire entendre, Maurice Duruflé n’a pas besoin de multiplier les ff pour faire forte impression. La puissance naît par contraste, un contraste infiniment doux, jamais dual, simple modulation de l’incroyable douceur qui caractérise ce Requiem.

On ferme les yeux, comme caressé par la chaleur d’un soleil printanier. Sa lumière, blanche, blanche au point d’effacer le verger que l’imagination avait commencé à ébaucher, pénètre doucement dans l’église d’où nous parviennent les chants du choeur, colorant la nef, les vitraux et les chanteurs d’une teinte sépia, cependant que les pierres donnent leur texture, calcaire et granuleuse, à un printemps sans âge. Ce Requiem a la mort apaisante. Les yeux clos, je sens un sourire s’étaler sur mon visage – non pas l’action musculaire des commissures qui retiennent de chaque côté les lèvres comme un rideau de théâtre, mais l’inspiration expulsée par le soufflet de la cage thoracique : un sourire-dilatation, comme un corps qui, sachant enfin qu’il devra un jour mourir, rend son premier soupir, contentement d’être encore vivant.

Je ne sais pas si, comme m’a dit en riant ma collègue ce jour-là, j’ai perdu toute foi en l’humanité (partie du principe que j’étais, pour réaliser mon tutoriel, que tout ce qui pourrait être mal compris le serait) (l’espoir ne sera en tous cas pas incarné par mon-voisin-à-barbe, qui, scritch, scritch, n’a pas arrêté de la tripoter, scritch, scritch), mais le Requiem de Duruflé me berce de l’illusion qu’il ne serait pas difficile de développer une foi en dieu à l’écoute prolongée d’une si divine musique.

Une sirène à la montagne

L’ouverture de Genoveva connaîtra dans ma mémoire le même sort que l’opéra dans l’histoire de la musique : Schumann me rentre par une oreille et ressort par l’autre. Je profite surtout de ce temps pour renouer avec Paavo Järvi et faire taire ma rancune d’enfant dédaigné : c’est qu’avec son départ annoncé, j’aurais tendance à moins l’aimer. Je lui en veux un peu, de partir et de me priver, de nous priver, de sa présence dansante et de ses mimiques toonesques. Quel autre chef ouvre ainsi la bouche pour inciter l’instrument à produire le son attendu, espéré, provoqué presque, comme un parent qui donne à manger à son tout jeune enfant, faisant l’avion avec sa fourchette-baguette ? Et (nouveauté) saute sur place en pliant le genou droit, transformant le mouvement de taper du pied en amorce de pas de bourrée, mauvaise humeur conjurée par un entrain plus populaire que ne le laisse entendre la musique ainsi dirigée ? Cher Paavo Järvi, vous avez beau être le chef, je ne vous donne pas l’autorisation de partir.

Non, je suis désolée, Grieg et Sibelius ne sauraient être une excuse. Grieg serait même une circonstance aggravante : je voudrais l’entendre plus souvent encore et qu’est-ce qui me dit que le prochain directeur musical sera aussi porté sur les compositeurs nordiques ? Pour nous amadouer, le Concerto pour piano en la mineur était interprété par la sirène Kathia Buniatishvili, à laquelle Palpatine et JoPrincesse ont déjà succombé (cette dernière a été jusqu’à lui conférer le même rang que le sien en la couronnant « princesse callipyge »). Je ne suis pas très attirée par ce type de beauté suave et charnue, qui a tôt fait d’évoquer des fantasmes associés à l’Orient, mais j’ai été charmée par son toucher, surprise que l’on puisse effleurer le clavier avec tant de délicatesse. Les premières notes de ces parenthèses plus intimes sont comme des bulles de champagne inversées, que l’on reçoit avec le même soulagement qu’une douche chaude presque brûlante, pour mieux repartir, ragaillardi, avec tout l’orchestre, heureux comme les petits marteaux qui pétillent sous le couvercle du piano, à mi-chemin entre les boules du Loto et les petits bonhommes blancs de Miyazaki dans la forêt de Princesse Mononoké.

Nous sommes restés dans la forêt avec la Symphonie n° 2 de Sibelius, mais je serais bien en peine de dire laquelle c’était. Je n’ai pas reconnu les grands sapins enneigés dans les branches desquels souffle d’habitude sa musique ; aux couleurs rouges des violoncelles et des contrebasses, j’ai même cru apercevoir le mont Fuji : c’est dire si j’étais un peu perdue dans cette nature changeante au « curieux climat d’éparpillement ». Petit brin d’herbe perdu au milieu des autres, sans conscience de ce qui l’entoure, il a fallu attendre le final pour me sentir appartenir à ce grand tout, orchestré par mon Paavo Järvi boudé-adoré.

 

Le beau est toujours bizarre, qu’il disait

Boulez / Béjart. Autant dire que j’avais choisi mon camp : j’étais résolument balletomane pour ce concert chorégraphique1. La mélomane qui sommeille en moi s’y est laissée trainer de mauvaise grâce et, pour être honnête, la balletomane n’aurait pas pris la peine de la convaincre si elle avait su que le programme reprendrait trois pièces déjà présentées à Garnier il y a 5 ans. Sans compter les deux bonus-sans-danse dispensables qu’étaient les Neuf bagatelles de Friedrich Cerha (en gros : un toon qui se dégonfle comme une baudruche et se fait requinquer au cric pour repartir de plus belle) et les Accords perdus de Grisey, qui auraient gagné à être vraiment perdus (et pas seulement dans le brouillard : le cors-corne de brume, impressionnant de technique et fascinant durant la première minute, m’a rapidement rappelé Berio au basson).

Feu vert, feu rouge… Sonate à trois m’évoque un feu tricolore, qui continuerait à fonctionner même sans circulation, sans route, de toute éternité. L’enfer sartrien que Béjart a transposé sur une sonate de Bela Bartok fonctionne comme une mécanique bien huilée : il y a le couple formé par l’homme et la femme en vert ; le couple formé par l’homme et la femme en rouge et, moins que la jalousie, le désir suscité par la femme en rouge chez la femme en vert. Grâce à cette formation du triangle amoureux-haineux, il devient rapidement évident que ce n’est pas l’homme que l’on se dispute, mais une place aux yeux des autres. Dans un huis-clos où il est impossible et où l’on a peur d’être seul, il s’agit d’exister par et en dépit d’autrui – entreprise vouée à l’échec et au ressentiment. La chorégraphie de Béjart le montre très bien (l’agitation des tours et des grands battements est très lisible), mais le montre comme un symbole, qui se donne à comprendre, pas à ressentir. Aussi, il est très facile de rester étranger à ce spectacle et, tandis que les danseuses reprennent inlassablement les mêmes tours et grands battements, je me demande si cette pièce-purgatoire ne serait pas à l’image du Béjart Ballet Lausanne maintenant qu’il est sans Béjart, condamné à répéter les mêmes pièces jusqu’à épuisement – des danseurs ou du public, telle est la question. (J’ai du mal à imaginer un Béjart Ballet Lausanne sans Elisabet Ros, Gil Roman et Julien Favreau. Et, moins avouable, je me demande si ce serait vraiment un mal que la troupe disparaisse après eux.)

La marche à l’oubli semble déjà avoir commencé dans ma mémoire : je ne me souvenais absolument pas avoir assisté à Webern Opus V (mon blog, lui, est formel). Autant dire que je ne m’avance pas trop en disant que la pièce ne me laissera pas un souvenir impérissable, malgré ses lignes surprenantes, malgré Jiayong Sun et Kathleen Thielhelm (manifestement pas hyper à l’aise sur la scène de fortune, grinçante et brinquebalante, montée pour l’occasion).

Le Dialogue de l’ombre double a raccroché un semblant de sourire à nos lèvres avec sa clarinette erratique (musique de Pierre Boulez), son duo drôlatique de danseurs-acrobates qui m’ont fait penser au gymnaste de Ponge, et ses deux lions en peluche dont celui, animé, qu’Aymeric a promu star de la soirée. Sourire et tristesse de clown.

 

1 On sent la bizarrerie de l’exercice dans la présentation du programme, où le compositeur cède au chorégraphe sa place d’auteur, en gras, à chaque fois que la pièce a été chorégraphiée. La « Note sur l’œuvre musicale » est également distincte de celle sur la chorégraphie – voir la musique et entendre la danse, ce n’est pas encore gagné. Mélomanes et balletomanes, miscibles en un seul et même public ? On n’a pas gardé les lions ensemble !

Besides, what is sanity?

Palpatine m’a fait découvrir Solaris dans une de ces soirée c’est-bon-pour-tes-classiques. Le film de Tarkovski ne m’a pas ennuyée : il m’a frustrée – une frustration de magnitude 6 sur l’échelle de Mulholland Drive, je dirais (Mulholland Drive étant le point où je trépigne sur le canapé et mords les coussins de dépit). Il y a ce docteur, Kris Kelvin, cette mission étrange qu’on lui destine, cette planète encore plus étrange, qui serait dotée d’intelligence, et surtout ces apparitions qu’elle suscite sur la station d’où les scientifiques l’étudient, des projections d’êtres étranges ou étrangement familiers qui ont poussé Gibbarian, l’un des scientifiques, au suicide et rendent peu à peu fous les deux autres, Snaut et Sartorius. Kris, lui, apparemment plus chanceux, retrouve ainsi Hari, sa femme qui s’était suicidée. On se passionne pour la relation qui se noue entre Kris et cette cette créature qui ressemble trop et trop peu à sa femme, pour le mystère des consciences, de l’inconscient et de cette planète qui les agite dans le huis-clos de la station spatiale. Et puis rien. Pas d’issue narrative, pas de métaphore. Rien. C’est le mystère, vous comprenez. Après nous y avoir enlisé, nous y avoir fait macérer, Tarkovski nous laisse en plan. C’est le mystère – joker ! –, un mystère qui n’a plus rien de mystérieux, plus rien d’intrigant ; c’est Dieu, c’est la vie, c’est la mort, c’est ce que vous voulez, c’est infini, non-fini, ce n’est rien, ça ne passera pas, en travers de la gorge.

Le Solaris de Dai Fujikura ne nous laisse pas en plan : il se pose d’emblée sur un autre plan – sa cohérence est toute métaphorique. L’opéra commence in media res : non pas dans l’action, il n’y en a pas, mais en plein dans la chose, dans le rien, en plein dans le mile, dans le mystère. Pas de mission top secret, pas de briefing par les scientifiques de l’armée, pas d’amorce narrative, on vous fait croire que, pas de regret, pas de départ autre qu’un écran qu’on dirait couvert de neige hertzienne et qui, vu avec les lunettes polarisées distribuées à l’entrée du théâtre, nous plonge dans les remous de l’étrange monde que nous abordons. Alors qu’on laisse les formes monter jusqu’à nous dans le silence de ce prologue inattendu, on quitte le bruit et l’agitation extérieurs de ce jour de semaine, on perd peu à peu pied, prêt à le poser en terres inconnues. C’est le sas parfait, qui manque si souvent à l’opéra où les ouvertures, de toute beauté, sont englouties comme des amuse-bouches sophistiqués par un affamé qui ne prend même pas le temps de mâcher.

Lorsque la musique éclot du silence, on est prêt à l’entendre, aussi étrange soit-elle, on est prêt à tout entendre, même ce que l’on ne comprendra pas, car on sait déjà qu’il n’y aura pas d’histoire (à laquelle on pourrait attendre une fin), seulement des remous. Le spectateur qui n’a pas vu le film de Tarkovski ni celui de Soderbergh ni lu le roman de Stanislaw Lem doit éprouver quelques flottements ; mais n’est-ce pas justement de mise dans cette affaire d’océan ?

Le livret de Saburo Teshigawara, épuré de tout contexte, de toute intention narrative, se concentre sur la relation de Kris avec la vrai-fausse Hari, incarnation de son passé et de sa culpabilité. Comme le remord, elle ne peut le quitter, s’accroche sans arrêt à lui comme une femme éplorée que son amant voudrait quitter. La simple présence de cette Hari rappelle à Kris le suicide de sa femme, mais il ne peut vouloir la faire disparaître sans requalifier le suicide en meurtre – de sa responsabilité. Dans cette impasse, le suicide de l’être aimé se rejoue comme un supplice de Prométhée pour Kris : la vraie-fausse Hari tente à plusieurs reprises de se donner la mort, sans jamais parvenir à mourir. On n’attend pas d’issue, seulement l’épuisement du thème par le compositeur, comme l’épuisement d’une réverbération sonore. Et encore ne l’attend-t-on pas vraiment : la scénographie, les lumières, le livret, la danse, la musique… tout est fait pour nous mettre sous hypnose.

La scénographie, d’abord : les danseurs évoluent sur une scène à l’intérieur de la scène, à peine plus petite, juste assez pour placer les chanteurs devant, en orbite, et pour fermer les espaces latéraux, d’habitude ouverts sur les coulisses. L’espace, rétréci, peut évoquer le huis-clos de la station spatiale en même temps que sa blancheur en fait une zone lumineuse, sorte d’espace mental infini (où viennent se perdre les voix sonorisées, lorsque les personnages se parlent à eux-même). On se croirait passé derrière l’écran d’une vieille télévision. Les danseurs semblent tellement être des projections des voix qu’ils incarnent qu’on s’attend à tout moment à les voir clignoter comme des hologrammes mal réglés – un intermède dansé par Saburo Teshigawara va d’ailleurs dans ce sens, même s’il est beaucoup moins saisissant que sa première entrée : ses bras qui se rétractent et se déplient comme sous lumière stroboscopique créent un malaise semblable au visiteur de Snaut dans le film de Tarkovski, créature difforme aux bras trop longs.

Plus que les apparitions fugaces du chorégraphe, ou même de Nicolas Le Riche, dont le Snaut est d’autant plus inquiétant qu’il est effacé, ce sont Rihoko Sato et Václav Kuneš qui occupent la scène, lui dans T-shirt blanc qui moule son torse de jeune homme comme une combinaison de science-fiction, elle dans une mini-robe-tunique blanche, tous deux débordant de jeunesse à défaut d’innocence. Ils passent d’une danse qui en est à peine une (mise en espace des voix, gestes plus ou moins mimés) à un mouvement effréné qui les met chacun aux prises de l’autre. Comme cela arrive parfois, la gesticulation continue débouche sur une espèce d’immobilité, qui garde le spectateur captif dans le moment même où il dérive vers l’indifférence. Celle-ci, moins désintérêt qu’indifférenciation des gestes, plonge le spectateur dans une transe d’autant plus douce que le mouvement est rapide (un peu comme une ampoule dont la lumière est d’autant plus stable qu’elle clignote rapidement). On ne voit plus vraiment la danse, et on ne voit pas non plus le temps passer.

Nous sommes dans une sorte d’éternité, que viennent polir encore les mots. La pauvreté du livret, ou plutôt de son vocabulaire, qui a déçu les amateurs d’opéra (je pensais qu’avec tous ces opéras italiens, ils étaient habitués…) m’a au contraire semblé très adaptée. Ces mots simples, sans cesse répétés, dressent par leur limpidité cette barrière si caractéristique du mythe, qui comprend et défend les interprétations les plus complexes. On peut le dire, le redire, l’analyser, le mythe est toujours plus simple, toujours plus complexe, que les interprétations aplanisantes, psychologisantes, qui l’entament en voulant l’expliquer (percé, le mystère n’est plus entier). On se heurte à ces mots trop simples pour dire tout ce qu’on veut leur faire dire, et trop simples pour ne pas signifier autre chose que ce qu’ils disent. La pauvreté d’expression du mythe est sa meilleure arme, le garant de sa puissance toujours renouvelée. N’attirant pas à eux toute l’attention, la soutenant seulement, les dialogues de Solaris vident la scène et laissent la place à la musique pour qu’elle puisse résonner (et c’est par là, seulement, que l’opéra raisonne).

Mes connaissances en musique et a fortiori en musique contemporaines sont trop maigres pour que je puisse parler de la musique de Dai Fujikura, mais toutes ces impressions sonores de matière étirée, de lumière réverbérées et de tensions accumulées font sentir l’inquiétante étrangeté de Solaris. Jamais on n’a eu davantage conscience de la réalité physique de la musique que dans ce monde d’émissions et d’ondes, qui nous sondent et font écho. La musique puise en nous, nous épuise, et nous rapproche ainsi de l’épuisement toujours retardé des danseurs, de Kris, de tous les hommes. La fatigue de vivre, qui nous rapproche de la mort, mais dont l’effort qui en est à l’origine seul nous maintient en vie, voilà le mystère. Alors que le film dépressif de Tarkovski me le faisait rejeter violemment, instinctivement, comme un cheval qui se cabre devant l’obstacle, l’opéra hypnotique de Dai Fujikura me le fait accepter : I fear death, I fear living. But I accept both.

(Besides, what is sanity? Refuser la mort ou s’y résigner, au risque de se mettre à la désirer ?)

 

À lire : la notule érudite de Carnets sur sol, qui vous expliquera mieux que moi en quoi la musique et les chanteurs étaient bons (j’ai beaucoup aimé Sarah Tynan, qui interprétait le rôle de Hari).

La Saint-Valentin interdite

L’Amour interdit un 14 février : on appréciera l’ironie. Il faut être un peu cynique ou très mélomane pour concocter un tel programme1, qui malmène l’amour par amour de la musique – amour de la musique dans lequel on devine déjà l’amour de l’amour, cette passion toute occidentale. Valse d’Eros-Thanatos à quatre temps.

L’amour est enfant de Bohême, doté d’un sacré esprit de contradiction. Preuve en est : on ne peut s’empêcher d’apprécier La Défense d’aimer de Wagner, aussi peu wagnérienne soit-elle. Les castagnettes à elles seules font surgir la dangereuse volupté de Carmen, évoquant une fougue aux antipodes de la précision et de la retenue avec laquelle le percussionniste les manie !
 

L’amour est romanesque. En tant qu’idée, idéal qui n’est pas de ce monde, l’amour est un parfait moteur narratif – une énergie au moins aussi renouvelable que celle des moulins de Don Quichotte, à la poursuite de sa Dulcinée. Le violoncelle solo prête ses cordes sensibles au héros de Cervantès, sans cesse détourné de ses nobles pensées par les embardées du saxophone (?), qu’on jurerait émaner de Sancho. Ces deux registres coexistants disent la difficulté de transposer l’humour romanesque, impliquant la distance, dans une œuvre musicale dont le lyrisme suppose par définition adhésion du sujet au monde qu’il embrasse.

La distance humoristique, Strauss ne la place pas entre les notes (l’alternance binaire entre la musique et le silence risquerait par trop de nous éloigner de la musique), mais entre les pupitres. Il n’use pas de dissonance ou de cacophonie ironiques, comme le ferait Chostakovitch ; des pupitres sous la menace incessante de sécessions, tenus ensemble in extremis, voilà sa traduction musicale de l’humour. Pas mal, non ?

 

L’amour est fascination enchanteresse. Et à ce titre, ne peut qu’être un air de flûte composé par Debussy. C’est du moins ce dont on jurerait en entendant Pelléas et Mélisande, pour toujours enveloppé dans une vision bleu Wilson (il existe un bleu Wilson comme il existe un bleu Klein).

 

L’amour est amour passionnel de la mort. Le cor retentit comme un immense soupir qui détend tout le corps : la mort d’Isolde est un soulagement. C’est la destination ultime de son amour pour Tristan-Thanatos, de cet amour vécu comme passion.

Des souvenirs de Bill Viola, mon imagination a récupéré la lumière du feu et l’abandon du corps dans l’élément aqueux (le corps d’une Ophélie noyée, dos cambré, poitrine offerte, visage tourné depuis les profondeurs vers la surface lointaine) pour forger l’image du corps flottant d’Isolde et de son thorax qui s’ouvre soudain sur un être de lumière – une lumière aussi puissante que la déflagration sonore qui l’a transpercée. La mort lui a été donnée et Wagner nous l’offre dans un final lumineux.

 

Ce sera dit : j’aime l’Orchestre de Paris !

1 Programme parfait pour Palpatine et moi qui prenons soin de ne pas la fêter ensemble.