Schicksal und Verklärung

Wagner, Les Maîtres chanteurs de Nuremberg (prélude de l’acte III)

C’est curieux, tout de même, cette tradition de l’ouverture – d’ouvrir un concert par l’ouverture d’une œuvre que l’on ne donnera pas ensuite. Entre amuse-bouche et bande-annonce, on en retient rarement davantage qu’une vague curiosité, quoiqu’on lui soit reconnaissant d’avoir ménagé un sas entre les bruits de la ville et la musique du concert. J’ai bien dû me dire quelque chose des Maîtres chanteurs de Nuremberg mais on est passé à Strauss et, pouf, le chantage a disparu avec le chant.

 

Strauss, Tod und Verklärung (Mort et Transfiguration)

Tod und Verklärung : si c’est cela, la mort, ce n’est pas si terrible… se dit-on en sortant. Le poème symphonique de Strauss est, à n’en pas douter, la représentation musicale du tunnel de lumière blanche. Le passage final, musical et charonnien, fait oublier la lutte initiale, s’éclatant et se dissolvant dans d’amples mouvements de désirs et de regrets, de renoncement et d’abandon – tempête sous un crâne d’homme. Un film hollywoodien figurerait l’apaisement final en deux temps : un personnage qui s’arrête, se retourne vers un autre, qui lui sourit maladroitement, et le sourire sur son visage à lui, lorsque, à nouveau dirigé vers l’avant, il s’apprête à faire le premier pas et le dernier qu’enregistrera la caméra. C’est fini, certes, mais c’était beau.

 

Bruckner, Symphonie n° 4

Pour Palpatine, Bruckner, c’est de « l’ostéopathie musicale » : bourrin sur le coup mais, au final, ça fait du bien. Palpatine n’a manifestement jamais rencontré un bon ostéopathe mais il a mis le doigt sur ce qui me plait chez le compositeur. Avec lui, on ne mégote pas, on y va, tout l’orchestre ensemble. En puissance. Avec clarté. Et on voit grand. Et beau.

Avec un tel sens du destin, c’est tout de même étonnant que les symphonies de Bruckner ne soient pas devenues des musiques de film.

Merci comme Matthias

Des lieder : de Schubert, oui, mais de Mahler ? De Chostakovitch, surtout ? À quoi peuvent bien ressembler des poèmes romantiques mis en musique par le maître de l’ironie symphonique ? Contrairement à ce que j’aurais cru, la Suite Michelangelo n’est pas une œuvre de jeunesse, influencée par ses études au conservatoire, mais de maturité. C’est la voix raillée, qui tente de se faire entendre alors qu’on lui coupe la parole de toute part, la voix perdue dans le tintamarre grandissant, la voix esseulée qui s’élève au milieu des symphonies, lorsque les vagues sonores se sont retirées, découvrant un paysage désolé. Les lieder de Chostakovitch, c’est cette voix débarrassée de ce qui l’étouffe, du combat pour prendre la parole, prendre part à la société, qui ne chante plus que pour elle-même, dans la plus grande nudité – un chant pour s’entendre vivre et vibrer, avant de disparaître. Cela n’empêche pas les accès sautillant de temps en temps, où la main du pianiste (Leif Ove Andsnes) se met à rebondir sur place, mais c’est plus serein, plus apaisé que tout ce que j’ai pu entendre jusqu’ici du compositeur.

Ses lieder alternent avec ceux de Mahler, dont on imagine la teneur à partir de leurs titres si délicieusement allemands (« Es sungen drei Engel einen süssen Gesang », « Ich bin der Welt abhanden gekommen ») et des mots que l’on glane ça et là, toujours avec beaucoup de Herz. On a l’impression que le poète a pris la terre à pleines mains, qu’il a ressenti tout ce que le monde pouvait lui offrir (avec cette intensité des poètes pour qui un frisson est un tremblement de terre) et que, fatigué par cette offrande, il se tient à présent un peu en retrait du monde – comme nous qui sommes là, à cet instant, dans la pénombre et la tiédeur d’une salle de spectacle. 

La voix de Matthias Goerne nous enrobe si bien que l’on est dans sa voix comme dans une couette. C’est l’équivalent psychique de la détente physique, lorsque toutes les tensions de la journée, senties plus vivement au moment où l’on s’allonge, se relâchent (ou lorsque, comme c’était mon cas, on s’assoie enfin après avoir longuement piétiné lors d’une exposition). Tout est adouci alors que les sensations sont décuplées : peu importe que le lied soit triste, joyeux, tendre ou mélancolique, il donne à vivre pleinement, la souffrance de l’âme devenant doucement une expérience parmi d’autres. Chagrins, peurs et nostalgie servent une sensation de plénitude, au même titre que la gaîté, le plaisir et les souvenirs heureux. Pour cet apaisement, cette sérénité, cette joie, en somme, merci à Matthias Goerne et merci à Palpatine pour m’avoir offert la place et à son accompagnatrice initiale pour me l’avoir cédée. La séance de dédicace qui a suivie était pour ainsi dire superflue : lorsqu’un récital laisse sans voix, cela se transforme en séance de signatures à la chaîne. Mais bon, se perdre dans ses yeux pendant que Palpatine enrichit sa collection de grigris n’est jamais de refus.

Dialogues des Carmélites

Lorsqu’il est question d’entrer au couvent, on pense renoncement : renoncement au monde extérieur, à la vie ordinaire, séculière, renoncement aux attaches, amicales ou amoureuses, qu’on y avait ou aurait pu y avoir, renoncement, en somme, aux possibles de l’existence. Je n’avais jamais pensé que le couvent pouvait être un refuge. À la réflexion, pourtant, j’ai rencontré dans la littérature quelques exemples de femmes s’y retirant pour s’y cacher, comme Constance Bonacieux dans Les Trois Mousquetaires ou Cécile de Volanges à la fin des Liaisons dangereuses. Pourquoi alors la décision de Blanche dans l’opéra de Poulenc exerce-t-elle sur moi une fascination semblable à celle du passage des Misérables dans lequel Hugo met entre parenthèse son anticléricalisme pour nous plonger, avec Jean Valjean et Cosette, dans ce huis-clos religieux ?

Les personnages féminins littéraires qui entrent au couvent sans vocation divine le font sous la contrainte des événements, pour se soustraire au pouvoir d’un parent, d’un mari ou de la société qui, révoltée par leur conduite passée, ne les admettra plus en son sein. Blanche, elle, ne cherche pas simplement à se soustraire au (beau) monde ; elle fuit le monde extérieur, qu’elle ne supporte physiquement plus.

« Je ne méprise pas le monde, le monde est seulement pour moi comme un élément où je ne saurais vivre. Oui, mon père, c’est physiquement que je n’en puis supporter le bruit, l’agitation. Qu’on épargne cette épreuve à mes nerfs, et on verra ce dont je suis capable. »
(Un élément : le confinement du couvent me fait penser à un aquarium – où elle se trouvera presque comme un poisson dans l’eau.)

Une belle scène en ombres chinoises la montre dès le début de l’opéra perdue au milieu des passants et calèches. On pourrait croire à de l’agoraphobie mais la même panique la prend chez elle peu après. Elle est craintive au-delà de l’imaginable : le moindre bruit la fait sursauter, une ombre la paralyse, comme si ses craintes d’enfant avaient grandies avec elle. Et pourtant, on devine dans sa voix, étonnamment forte et assurée pour quelqu’un de si peureux, une volonté hors du commun. La prieure le voit immédiatement : c’est une « âme généreuse ». Moins qu’un manque de courage, sa peur relèverait alors davantage de l’effroi. De l’effroi devant… ce qui n’est pas ? ce qui pourrait être ? ce qui n’est pas et pourrait être : la mort ?

 

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Photo de Jean-Philippe Raibaud

 

Blanche se jette au couvent comme on se barricade, comme pour échapper à l’incompréhensible justice de Dieu en se mettant sous ses ordres. La sévérité l’apaise, elle cherche la dureté, l’austérité, critiquant la bonhomie avec laquelle Constance, l’autre novice, sert Dieu1. « Qu’y puis-je si le service du bon Dieu m’amuse » lui répond celle-ci. Et de faire des bulles avec le savon, avec le même naturel que le frère de Blanche a de par le monde. Pour Blanche, rien n’est naturel, tout est discipline : par là, seulement, elle a l’espoir de se montrer héroïque – à elle, surtout, et aux autres aussi. Il y a de l’orgueil, presque, dans le point d’honneur qu’elle met à faire preuve d’humilité. Lorsque ses supérieures lui reprochent de se montrer trop dure avec elle-même, c’est évidemment pour qu’elle cesse de se tourmenter mais aussi et surtout pour qu’elle ne se complaise pas dans sa faiblesse : être trop dure avec soi-même, c’est encore se donner trop d’importance.

« Une tâche manquée est une tâche manquée, n’y pensez plus. […] Demain votre faute vous inspirera plus de douleur que de honte, c’est alors que vous en pourrez demander pardon à Dieu, sans risquer de l’offenser davantage. »

J’essayerai d’y penser la prochaine fois que le sentiment d’avoir été misérable me rend bien plus fatigante que les trois larmes que j’ai eu la faiblesse de verser. Application dès après l’entracte : se replacer et sortir avec le sourire plutôt que d’épiloguer sur le sentiment de frustration à n’avoir pu apprécier correctement la première partie du spectacle (le rang Z de côté ne devrait être vendu que pour les concerts). Palpatine s’est retenu de dire que j’étais pénible, préférant appeler ça mon côté bourgeois.

 

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Patricia Petibon et Topi Lehtipuu dans le rôle du Chevalier de la Force, le frère de Blanche. Photo de Jean-Philippe Raibaud.

 

En tous cas, ce paradoxe sur l’orgueil et l’humilité, associé au mélange de peur et de courage, qui caractérise l’héroïne est une des choses qui m’a le plus frappée. La suite et fin de l’opéra a semblé en découler. Le retour du monde extérieur, sous la forme du frère (magnifique passage où l’on entend clairement les deux thèmes, du frère et de la sœur, du monde et du couvent, du cœur et de l’âme) puis des événements révolutionnaires, vient mettre Blanche à l’épreuve et précipite tout ce que le premier acte avait pu nous en apprendre. Le caractère ambivalent de sa nature craintive et orgueilleuse, contre laquelle elle lutte, se trouve souligné par le pas de côté qui précède tout pas en avant : elle se prononce ainsi d’abord contre le vœu de martyr, avant d’identifier et surmonter sa peur, suppliant alors ses sœurs de la laisser les rejoindre. Ensuite, lorsque ce vœu est sur le point d’être éprouvé (les sœurs attendent le jugement, qui les condamnera à la guillotine pour actes contre-révolutionnaires2) mais que les circonstances ne la contraignent pas à l’observer (elle n’a pas été enfermée avec ses sœurs), elle se terre d’abord dans sa cachette de servante, avant de finir par aller les rejoindre. Le soupçon de vouloir en finir en embrassant une destinée héroïque est balayé par l’horreur de la scène finale, où les sœurs tombent l’une après l’autre sous le coup de la guillotine – aspirées par la nuit dans la mise en scène d’Olivier Py. Blanche a finalement vaincu sa faiblesse et, pour toute récompense, se dissout dans la paix d’un ciel étoilé.

C’est nous, spectateurs, qui récupérons sa peur et, l’éprouvant, la comprenons enfin. La pire des terreurs n’est qu’exemplifiée par l’autre, l’historique avec majuscule ; confronté à la mort, on s’avise soudain que la petite sœur frêle a été bien courageuse de vivre avec ce spectre continuellement agité devant ses yeux. Évidemment que le monde le monde est insoutenable si l’on voit la fin en toute chose ! Blanche, que l’on sent toujours près de se révolter, ne manque pas de confiance en Dieu : elle a seulement une conscience aiguë de la mort (et percevant ce que les autres ne voient pas, se méprise de ne pas avoir la même foi, aveugle, en Dieu, en l’existence.)

« Blanche – Qu’est-ce qu’on me reproche ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Je n’offense pas le bon Dieu. La peur n’offense pas le bon Dieu. Je suis née dans la peur, j’y ai vécu, j’y vis encore, tout le monde méprise la peur, il est donc juste que je vive aussi dans le mépris. […]Mère Marie – Le malheur, ma fille, n’est pas d’être méprisée, mais seulement de se mépriser soi-même. Sœur Blanche de l’Agonie du Christ ! »

Blanche ne se débat pas au moment de mourir : toute sa vie a été une agonie, illustrée de manière condensée par celle de la prieure.

« Que suis-je à cette heure, moi misérable, pour m’inquiéter de Lui ? Qu’il s’inquiète donc d’abord de moi ! »

Ces paroles auraient pu être celles de Blanche, dictées par la peur ; la prieure les prononce pour elle. Peut-être même meurt-elle à sa place, comme le suggère Constance.

« Pensez à la mort de notre chère mère, sœur Blanche ! Qui aurait pu croire qu’elle aurait tant de peine à mourir, qu’elle saurait si mal mourir ! On dirait qu’au moment de la lui donner, le bon Dieu s’est trompé de mort, comme au vestiaire on vous donne un habit pour un autre. Oui, ça devait être la mort d’une autre, une mort trop petite pour elle, elle ne pouvait seulement pas réussir à enfiler les manches…
Blanche – La mort d’une autre, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, sœur Constance ?
Constance – Ça veut dire que cette autre, lorsque viendra l’heure de la mort, s’étonnera d’y entrer si facilement, et de s’y sentir confortable. On ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres, qui sait ? »

 

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Rosalind Plowright et Patricia Petibon, photo de Vincent Pontet.

 

Ce n’est en effet pas un hasard si les deux femmes sont liées par le même nom de carmélite, auquel la prieure avait songé et que Blanche a effectivement choisi lors de son entrée au couvent. Sœur Blanche de l’Agonie du Christ : pour la prieure, l’agonie du sauveur est le signe de la désertion de Dieu (« Dieu nous renonce ») ; pour Blanche, l’agonie du Christ est le moment où il a eu peur de la mort (la prieure qui a succédé à la première le rappelle à ses filles peu avant l’annonce de la sentence : « Au jardin des Oliviers, le Christ n’était plus maître de rien. Il a eu peur de la mort. »). Il a eu peur de la mort et n’en était pas moins le fils de Dieu : cette peur est peut-être même le propre de la condition humaine. Et celui de l’art, de nous en rendre conscient, si j’en crois le hasard d’un tweet croisé au moment où j’écris ces lignes : « Art is a form of consciousness » (Sontag) ; et sœur Constance : « Ce que nous appelons hasard, c’est peut-être la logique de Dieu. » Ou celle du créateur, qui dispose tous les éléments de manière à ce qu’ils entrent en résonance et nous captivent dans le réseau de leurs correspondances.

 

Dialogues des Carmélites est de ces rares opéras que l’on suit l’œil inquiet, l’oreille aux aguets, parce qu’on sent qu’il se joue quelque chose, qu’une vérité humaine va nous être révélée, une vérité évidente, qu’on reconnaîtra dès qu’on nous l’aura montrée mais que l’on n’aurait pas vue sans cela, perdue dans les contradictions complexes de l’être humain. Il n’y a que Strauss et Bartok (Le Château de Barbe-Bleue !) qui m’aient fait cet effet-là. Il faut à chaque fois une voix pour nous guider et nous faire entendre ce que nous n’avions pas vu – une voix que l’on entend comme parole encore plus que comme chant : ici, Patricia Petibon s’en charge, de sa voix forte, claire, absolument étonnante. Comme un battement de cœur entendu à travers un stéthoscope. Ou sa propre respiration lorsque, sous l’eau, alors que le bruit de l’extérieur est assourdi, on n’entend plus que son propre corps. Et, tout autour, le bruit de la mer : le chuchotement des prières et la conversation des Carmélites avec elles-mêmes face à Dieu, pour affronter un jour le silence soudain du corps, du ciel et de la nuit.

 

À lire : Carnets sur sol
Une interview de Patricia Petibon

À consulter : le livret

À voir : le live, le 21 décembre
Plus de photos sur la page Facebook de Patricia Petibon

 

1 « Constance est un être léger, et même si elle dit aussi des choses graves, on ne se trouve pas dans du tragique mais dans une intuition profonde, de l’instant. Blanche est quelqu’un qui souffre, donc on évolue sans arrêt dans quelque chose qui creuse le corps et l’esprit. » Patricia Petibon 
2 Mes connaissances historiques sont ici lacunaires. Est-ce parce qu’à passer leur vie à accepter et louer ce qui est, les religieuses sont perçues comme soutenant l’ordre établi ?

Proko, Chosta, y’a qu’à

À l’orchestre de Paris, les premiers violons sont polyvalents. Lorsque ce n’est pas Roland Dugareil qui s’improvise luthier en plein concert (je n’y étais pas mais on m’en a fait le récit), c’est Philippe Aïche qui remplace au pied levé le chef-d’orchestre souffrant. Ses collègues sont un poil plus concentrés que d’habitude, prêts à faire tout leur possible pour alléger la peine de leur camarade. Le second violon, promu premier par la force des choses, donne le la au piano et tout le monde se tient bien droit sur sa chaise.

On sent un peu ce flottement de quand la prof de danse, absente, a exceptionnellement demandé à une élève avancée de la remplacer : la fille panique un brin (je le sais, c’était moi), tout le monde fait les exercices demandés mais l’ambiance n’est pas la même, le cours manque d’assurance. Il se passe la même chose avec le troisième concerto de Prokofiev, malgré la volonté du chef-violoniste, qui ne ménage pas ses efforts (plus dans le style amortisseur que ressort, caractéristique de Paavo Järvi, le toon à baguette). Il en met plein les mirettes, un peu moins plein les oreilles. Les lignes musicales tremblotent (où est-ce qu’on va ?) puis s’affermissent (on ne sait pas mais on y va), sans toutefois trouver l’allant nécessaire pour rythmer l’ensemble (quand est-ce qu’on arrive ?).

Laurent trouve au chef un « physique de sommeil » et ce n’est pas Palpatine qui le contredirait, ayant manqué de se casser la figure en s’endormant après une longue journée de salon. Il n’empêche : chapeau bas et martèlements de pieds pour avoir relevé le défi. Le chef-violoniste et le pianiste se battent presque pour faire saluer l’autre, celui-ci se servant de l’appui qu’il prend sur le bras de celui-là pour l’envoyer saluer à l’avant. Match nul : ils saluent épaule contre épaule, après un changement de main de baguette – c’est que c’est encombrant, cette chose-là.

 

Après l’entracte (où l’on a élaboré les catégories de « chefs qui se regardent de dos » et « chefs qui se regardent de face »), Philippe Aïche retrouve sa place, au soulagement du second violon, qui ne savait manifestement pas à quel moment donner le signal de départ à la fin du concerto. Le nouveau chef intérimaire est un assistant de Paavo Järvi (aurais-je trouvé qu’il en reprenait un peu les attitudes si je ne l’avais pas su ?) et démontre une qualité essentielle du chef d’orchestre : c’est un tiers, qui dirige d’autant mieux l’orchestre qu’il n’en fait pas partie. Les musiciens ne s’inquiètent pas pour lui et ne s’en soucient que dans la mesure où c’est lui qui la donne (la mesure).

Ajoutons à cela les 9 cors et 9 contrebasses de la septième symphonie de Chostakovitch, dite « Leningrad » : tout de suite, ça envoie beaucoup plus. Surtout que tambours et trompettes nous signalent au loin une bataille à venir. De la même manière que les danses folkloriques ou les danses de salons renvoient à une pratique sociologique dans le ballet, tambours et trompettes ont ceci de particulier qu’ils peuvent symboliser une musique extérieure à la symphonie en son sein même, pourvu qu’on les en distingue – ici, par le volume sonore initial. Une citation comme une autre, me direz-vous si, comme moi, vous avez pensé à Ravel en entendant le crépitement du tambour dans le lointain. Lorsqu’il se rapproche et que la musique enfle, on croit être reparti pour de ces vagues dont Chostakovitch a le secret mais elle se brise très vite et avec elle, l’élan du combat – le tambour essaye bien de relancer le mouvement mais c’est une reprise avortée, qui ne réussit pas à secouer le silence depuis lequel elle s’élance.

À partir de là, j’ai du mal à imaginer la grandeur du peuple russe, qu’a voulu convoquer le compositeur, autrement que comme le souvenir d’un passé tsariste perdu. Curieuse manière d’encourager les troupes que cette symphonie à faire pleurer les pierres de la forteresse Pierre et Paul – à moins de penser qu’émouvoir fasse vraiment se mouvoir. Je dois avouer ne pas avoir trop creusé la question, distraite par la découverte d’un nouveau contrebassiste canon puis par une multitude de pensées prosaïques1, que j’ai essayé de noyer dans le flux de la musique – en vain : la Neva devait déjà être gelée. Le reste du concert a glissé sur moi, un brin éternel, un brin interminable. Lorsque le premier violon donne le signal du retour en coulisse, c’est d’un grand rond de bras : allez, hop, let’s call it a (challenging) day, on remballe.
 

1 Au prochain #JeudiConfession, je vous avouerai que je me suis soudain rappelée avoir oublié de recontacter la banque – là, je ne peux pas, c’est un peu honteux comme pensée de concert.

Pourquoi je kiffe Chostakovitch

Indice : ce n’est pas parce qu’il ressemble à Harry Potter.

 

En deux concerts, un concerto et quatre symphonies, par l’Orchestre du Théâtre Mariinsky, dirigé par Valery Gergiev.

Symphonie n° 9 en mi bémol majeur
Concerto n° 1 en ut mineur pour piano, trompette et orchestre à cordes (Daniil Trifonov au piano, Timur Martynov à la trompette)
Symphonie n° 4 en ut mineur

Symphonie n° 14 pour soprano, basse et orchestre de chambre
Symphonie n° 5 en
mineur

 

Parce que : son univers narquois et bariolé

On croirait circuler entre les roulottes de Petrouchka1, chaque attraction écrasant le bruit des autres lorsqu’on passe devant et qu’elle occupe soudain le devant de la scène. Comme à la foire, les tableaux musicaux se succèdent, se juxtaposent, se superposent, dans une surenchère bigarrée. Chacun d’eux est d’autant plus surprenant qu’il n’a rien à voir avec le précédent, comme si toutes les tonalités de la vie avaient été convoquées pour tenir dans la même symphonie.

 

Parce que : ses parodies de marche militaire

L’enthousiasme qui se déploie dans la cinquième symphonie est terrifiant d’ironie. La grosse caisse devient un bonhomme bedonnant et chacune des percussions une verrue qui rend difforme la parade militaire, bientôt en vrac comme un éclopé d’Otto Dix. Grotesque de lourdeur dans la cinquième symphonie, la marche militaire est, inversement, parodiée par des vents excessivement frivoles dans une neuvième symphonie impertinemment légère (Staline en a piqué une grosse colère ; quelle manque de solennité !). Quant au Concerto n° 1, il part carrément en free style : « la trompette débite par-dessus, toute fière, ses absurdités militaires ou chasseresses2. »

 

Parce que : ses surprises déconcertantes

Les détracteurs de Chostakovitch considéraient sa musique comme chaotique, névrotique. Ils n’ont manifestement pas perçu le formidable de cette composition bipolaire, toujours prête à vous couper l’herbe sous le pied en passant de l’allégresse au grinçant comme on passe du rire aux larmes : on ne s’installe jamais, sinon dans l’intranquilité la plus totale. Le pianiste du Concerto n° 1 est à peine assis que déjà il se penche sur son instrument, toutes pattes dehors, métamorphosé en grande sauterelle qui défend son territoire contre la trompette. Les instruments se coupent la parole : de vrais animaux de fables. On retrouve même un canasson échappé entre les poèmes de Lorca, Rilke et Apollinaire qui se cabrent devant le miroir que leur tend Chostakovitch : « Je ne vois rien de beau dans cette fin de notre vie et je m’efforce de le dire par cette œuvre. » Voilà l’élégie piétinée au galop par des sonorités cocasses, la grande faucheuse démantibulée avec sa faucille, la beauté des poètes méconnaissable en russe – ce sont les coups portés qui font éclore les fleurs du mal, coups de minuit au célesta (je ne suis pas certaine de l’instrument mais, d’un point de vue onomatopéique, le célesta sonne bien).

 

Parce que : ses vagues sonores

On se laisse emporter par la chevauchée fantastique de l’orchestre sans s’apercevoir que c’est une cavalerie de rouleaux compresseurs, de rouleaux prêts à nous broyer, nous noyer dans des vagues assourdissantes. On les entend surtout dans la cinquième symphonie : des vagues sonores par lesquelles on se laisse emporter tant qu’elles montent mais qui, parvenues à leur paroxysme, nous noient dans notre propre enthousiasme, celui qu’on ne pouvait pas ne pas ressentir, celui qu’on devait, que l’on doit ressentir, que l’on nous somme de ressentir : « C’est comme si on nous matraquait tous en nous disant : Votre devoir est de vous réjouir, votre devoir est de vous réjouir. » À quoi le compositeur répond : regardez ce que j’en fais de cet enthousiasme dont vous me rabattez les oreilles, regardez : vous entendez ? Vous y voilà sourd.

Paroxysme et paradoxe : ces vagues qui nous submergent, le compositeur les provoque pour qu’elles déferlent sur ceux-là même qui les exigent, quand bien même elles devraient le noyer en même temps. Subies et infligées, elles sont l’arme à double tranchant que manie l’orchestre dans une lutte titanesque. Lorsqu’elles se brisent, on découvre un paysage désolé, qui en appellent d’autres encore : il faut que la désolation disparaisse ; si l’on n’arrive pas à la faire cesser ni à la masquer, la lutte titanesque reprendra et finira par l’éliminera en détruisant ce qu’il en reste.

 

Parce que : sa désolation magnifique

Quand la joie autoritaire et sa dérision féroce refluent, un instrument survole lentement le paysage de désolation qu’elles ont laissé, se pose quelque part, au milieu d’une plaine enneigée. La voix qui s’élève alors est ce qui s’approche le plus du lyrisme, lequel ne peut plus être qu’un mensonge au sein d’une société communiste. Le basson n’exprime pas les épanchements d’une âme, il la dit seule, dehors, dans le froid, à l’abri du monde rentré chez lui. Qui d’autre que Chostakovitch confierait un tel chant du cygne à cet instrument nasillard ? Ou rendrait par l’égrenage de la harpe, d’habitude si apaisante, la mécanique d’une boîte à musique, du temps compté ?

 

Parce que : la lutte contre le silence

« L’art, c’est la rupture du silence. » J’ai attrapé la phrase au vol en feuilletant le programme et je n’y ai plus trop pensé jusqu’à la fin – jusqu’aux fins. Celle de la cinquième symphonie frappe fort, un grand coup de grosse caisse avant le silence, auquel elle ne se rend pas si facilement : le musicien, qui s’est reculé pour frapper avec plus de force, se jette d’un coup sur l’instrument pour étouffer toute résonance, dans un geste qui tient autant de l’embrassade que du hara-kiri par maillet – conclusion parfaitement ambiguë3 pour cette symphonie qui refuse de se taire comme de chanter des louanges immérités. Plus subversif encore, le decrescendo finale de la quatrième symphonie, tout en vibrations, fait bourdonner le silence au point que l’on ne sait plus si la musique a ou non déjà pris fin. J’ai rarement vu le public retenir aussi longtemps ses applaudissements, qui finissent par éclater, comme à regret. Vous reviendrez bien pour un concert sous la clim’ au rang K du second balcon : Chostakovitch vaut bien un rhume, non ?

 

1 Le programme en trouve même une citation dans le Concerto n° 1.
2 Programme, p. 50.
3 Kundera aurait pu intégrer cette cinquième symphonie dans son essai sur les paradoxes terminaux, tant cela correspond bien. Mais je vais essayer de vous épargner mon revival du *Kundera power* en le limitant aux notes de bas de page.