Platée de rires par Rameau

 

 

Certaines œuvres comiques m’incitent parfois à croire le temps de leur représentation que les œuvres dites sérieuses n’ont été inventées que pour offrir le plaisir de les parodier ensuite. Ce sont celles dont la bouffonnerie ne tombe pas dans le grotesque et dont l’humour ne tombe jamais à plat, c’est Platée, en l’occurrence, servi par une mise en scène délirante : Laurent Pelly ne recule devant rien, sauf devant l’excès du mauvais goût. L’opéra joue avec les conventions du genre, mais nul besoin d’être un fin connaisseur pour apprécier l’ironie. Quelques mots du contexte musical permettent certes de souligner l’originalité de cette œuvre qui annonce ou parodie les opéras italiens en mélangeant les genres pourtant bien rangés dans leurs cases par les Français. Cependant, si cette mise en perspective historique présente Platée comme un brillant pastiche, l’opéra, comme toute œuvre digne de ce nom, va bien au-delà de la caricature et peut être apprécié pour lui-même, sans avoir forcément besoin d’être référé à ce qu’il pastiche.


 

Quoi, moi ? – Oui, toi !

 

Le rideau se lève sur… une salle de spectacle, dont les gradins sont peu à peu remplis par des spectateurs retardataires (on notera le souci de vraisemblance), que placent, déplacent et replacent une escouade d’ouvreuses hyperactives et bientôt épuisées de gambader dans leurs petits uniformes d’hôtesses de l’air. Le calme ne se fait pas dans les rangs, loin de là, c’est même la débandade : on descend les escaliers sur les fesses comme des enfants boudeurs ou l’on avance entre les sièges à quatre pattes (l’étroitesse des rangées ne le permettrait pas, dommage, l’idée était bonne), l’ouvreuse-meneuse de revue la lampe torche dans la gueule, comme une rose à la bouche d’un séducteur de pacotille.

 

Au premier rang, affalé sur plusieurs sièges, Thespis cuve son vin. La troupe de spectateurs vient le réveiller en chœur et réclame une histoire pour célébrer Bacchus. L’inventeur de la comédie finit par accéder à la requête des spectateurs, qui ne sont autres que la transposition de vendangeurs – serions-nous rustres ? à en juger par l’imbécile heureux à qui j’ai du arracher son enveloppe pour qu’il cesse d’en faire bruire l’ouverture en papier cristal, l’insinuation n’est pas dénuée de fond ; se trouver dans l’enclos optima avec ses nobles moutons cravatés et emperlousés n’y change rien (premier rang de premier balcon, ces places –Palpatine fait le pluriel- de dernière minute étaient un véritable cadeau de Noël, le guichetier en a convenu). Il faut dire aussi que Thespis, mal embouché d’être éveillé après tant de bouteilles débouchées a prévenu que tout le monde en prendrait pour son grade – Dieux comme mortels. Personnages comme spectateurs, pourrait-on ajouter, s’il est vrai que l’adage de corriger les hommes par le rire prend un certain relief avec le mont Cithéron transformé une salle de théâtre. On a moins une mise en abyme (même si à un moment, une miniature de scène tombe du ciel, enfin des tringles, pour encadrer les spectateurs regroupés en chœur) qu’une inversion des perspectives : ceux que nous observons à leur tour nous observent et nous renvoient ainsi notre regard.

L’impression est assez curieuse, quoique moins forte qu’à la séance de cinéma où quelques personnes arrivées en retard, au lieu de se faire discrètes, ont pris le parti de jouer leur rôle d’emmerdeurs, et ont fait savoir sur le ton de l’aparté mais à toute la salle qu’ils étaient en quête d’une place. Le rire s’est propagé dans les gradins, avec une bonne humeur suffisante pour que la bouffonnerie soit poussée jusqu’à leur faire une haie de déshonneur et qu’elles accèdent aux places centrales vacantes. Si le dérangement, quoique abusif, n’a pas été perçu avec animosité, c’est peut-être aussi qu’il constituait un dérangement des habitudes. Ainsi, le rire des spectateurs installés visait moins à se moquer des retardataires qu’à prévenir toute gêne –celle de se sentir observé alors que les salles obscures sont par excellence le lieu où l’on voit sans être vus (les couples d’amoureux affalés l’un sur l’autre sans aucune retenue sont un bon indice de la prégnance de ce sentiment d’être dissimulé). L’irruption des retardataires qui se sont adressés aux spectateurs au lieu de faire rapidement et tacitement corps avec eux a transformé les gradins du cinéma en amphi qui rit d’être pris sur le fait (rien de répréhensible – les spectateurs pris à parti sont comme des écoliers soudainement interrogés par un professeur qui, ce faisant, les distingue du groupe dans lequel ils se fondaient, invisibles). Cette impression est moins forte sur scène où, contrairement à l’image des acteurs qui ne risquent pas de nous répondre, de véritables personnes évoluent sous nos yeux. Il n’en reste pas moins que le renversement des perspectives produit un drôle d’effet en enfreignant la convention habituelle selon laquelle les comédiens ou chanteurs se laissent regarder en faisant semblant de ne pas sentir les regards posés sur eux. La scène constituée en salle fonctionne donc comme un miroir, et c’est donc bien le spectateur que le spectacle représente – et moque, en l’occurrence. Le spectateur, spectateur de lui-même grâce au spectacle dont il se croit le témoin et non l’objet : *Proust power*.

 

 

Quoi, l’on se rit de nous ? Et l’on fait bien – de ne pas prendre au sérieux le sérieux des hommes *Kundera power* – de rire même de cette tentative trop sérieuse de le montrer. La mise en scène le montre assez bien à elle seule : de la mousse verte envahit peu à peu les sièges et transforme la salle en épave, qui elle-même va partir en morceaux –de choix- tout au long de l’opéra. Le naufrage emporte avec le décor l’ambition d’éduquer les hommes par le rire – ne surnage que le divertissement. Le plaisir de l’histoire : Thalie, déesse de la comédie (Melendili, you were perfect), Momus, dieu de la satire (je ne le connaissais pas celui-là), et Amour, impertinente dans ses sous-vêtements encadrés d’une veste noire, veillent au grain (de folie). Et Thespis s’est assuré l’inspiration à l’aide de quelques ingurgitations : il a fait venir une longue table recouverte de verres de vin, d’où a surgi une grenouille (sic). L’élément perturbateur est annoncé.

 

 

Le croassement de l’histoire

 

Jupiter éternel séducteur, Junon, perpétuelle jalouse, Amour, joueur de fléchette… l’histoire est bien connue et le mythe, bien rôdé. Seulement, l’argument, c’est tout une histoire : les cases sont respectées, mais le livret d’Adrien-Joseph Le Valois d’Orville (le dernier ferme la porte) d’après une pièce de Jacques Autreau les remplit avec la légèreté d’un questionnaire de Cosmo quand il aurait fallu l’attention d’une déclaration d’impôts. La distribution se révèle cocasse : dans le rôle de la belle qui ravit le dieu des dieux, Platée, une « nymphe batracienne », être aussi fleur bleue que verdâtre, affublé d’un tutu de pétales roses.


Paul Agnew « mi-clochard, mi-reine d’Angleterre »
(on n’aurait su dire mieux, le petit sac vert est too much)

 

Forcément, dans ces conditions, l’histoire bégaie, le tragique tourne au comique – et la salle s’esclaffe de la plaisanterie montée par Cithéron et Jupiter, avec Platée pour objet et Junon pour destinataire, qui consiste à faire croire à celle-ci que Jupiter s’est épris de celle-là. La méprise n’aura d’égale que le mépris du dieu pour sa nouvelle conquête.

Platée ne court pas dans la combine, elle y saute à pieds joints, de son saut de batracien. C’est ce qui la rend ridicule, bien plus que appâts véreux – à chaque fois qu’il en était question, je ne pouvais pas m’empêcher de visualiser un vers visqueux se tortillant au bout d’un hameçon. Devient risible toute tentation de prendre quoi ou qui que ce soit au sérieux : Platée persuadée de sa beauté, l’amour et ses foudres, un des thèmes de prédilection de l’opéra et ses grands airs. Tout part en déliquescence, tout prête à rire. La destruction progressive du décor l’a pourtant planté : on nous laisse nous enliser à notre aise dans l’histoire, dans les marais de Platée.

Dans cette noble et putride demeure, il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille. Tous ses amis sont réunis pour l’occasion, une piscine leur est même aménagée par le retrait de quelques rangées de fauteuils et dans l’euphorie, les assonances en « oi » pullulent. Le jeu du cri des animaux continue avec les métamorphoses de Jupiter tandis qu’il se manifeste pour la première fois à Platée. La chouette l’est déjà pas mal (chouette), mais l’âne est impayable ; je ris tellement que je ne dois plus être très loin des grands hochements de tête de Jupiter dont la nature asine est déjà inscrite dans la partition. Croassements, ululements et braiements doivent avoir une sonorité particulièrement marquante ; ce sont précisément leurs onomatopées qui ont servi d’indices pour reconstituer la prononciation du latin (ne pas sous-estimer le potentiel comique d’un poly). De curieuses choses me passent par la tête en spectacle, je vous l’accorde, mais cela aurait pu être pire, j’aurais pu me revoir dans le Songe d’une nuit d’été en train de me pâmer devant l’âne.

L’apparition de Jupiter est ainsi céleste. Il est vraiment dans les airs, puisque descendu dans le lustre de la salle initiale. A bord de cette nacelle de récupération, il a l’air d’une caricature de pin-up dans une coupe de champagne. D’autant qu’il le vaut bien : le monsieur Loyal de tout ce cirque, en costume violet à paillettes (Mercure n’est pas mal non plus, très cloclo, tout argenté) a le sourire Colgate et la coiffure de Ken (hilarant jeu de scène lorsqu’il s’efforce de cajoler Platée : il caresse ses cheveux comme il le ferait d’un chien, puis après que celle-ci ait répliqué, il s’empresse de rectifier sa coiffure et de la débarrasser de la saleté éventuelle que la sale bête aurait pu lui laisser. Il se passe toujours quelque chose sur scène, toujours un détail croustillant à dénicher). Avec le lustre- nacelle de montgolfière, on a un nouveau clin d’œil aux artifices du théâtre, qui tout en s’en moquant, renoue avec la tradition des grands effets de machinerie. Jupiter est décidé à nous en mettre plein la vue, et bougie pétillante sur le gâteau, il fait même jaillir le feu de ses mains avant qu’une pluie d’étincelles s’abatte sur scène (c’est l’instant de la photo que l’on retrouve comme affiche et programme) – que voulez-vous, les feux de l’amour sont démonstratifs.

 

 

 

Aimer à la Folie

 

L’objet d’amour tient de l’affreux bibelot et Platée est tout juste un sujet : elle aime sur autorité du livret, avant même d’avoir aperçu Jupiter. Ce dernier est là pour nous rassurer, l’amour n’est pas aveugle, et souligner l’absurdité d’aimer à la folie. Toute marguerite vous confirmera la proximité de « pas du tout » avec la Folie. Si cette dernière surgit au mariage du couple improbable, ce n’est pas pour chanter les délices de l’amour, mais les délires d’une blague farfelue, après avoir piqué sa lyre à Apollon. Un peu de brutalité dans ce monde de douceur. Incarnation de la diva, Mireille Delunsch est magnifiquement excessive avec sa perruque blanche et sa robe en feuillets de partition. Elle mène tout le monde à la baguette, y compris le chef d’orchestre. Tandis que ce dernier, s’essayant à la comédie, s’arrache les cheveux pour la faire chanter en mesure avec l’orchestre, elle, arrache une des feuilles de son costume et consulte ainsi son antisèche.

 

 

Campée sur une petite avancée qui donne sur la fosse, vague souvenir d’un podium de défilé, ses grands airs et ses petites mimiques sont délicieuses. Plusieurs fois, elle revient sur son promontoire, prête à plonger dans la musique, mais c’est la grenouille du banquet initial qui plongera au sens propre. Apparue au balcon de la première baignoire côté jardin, elle lance une corde, descend dans l’orchestre et sans interrompre le bon cours de la musique, sème la zizanie, ébouriffe les cheveux d’un violoniste, change la partition d’un autre, zig-zag, fait de l’ombre au chef d’orchestre et finit par le saluer son travail en lui rendant sa baguette.

Voilà, j’ai trouvé ce que je voudrais faire quand je serai petite : grenouille dans Platée. La sœur du Vates voulait bien devenir flocon de neige dans la parade de Disneyland – nous avons de l’ambition. Je suis prédestinée, mon père m’appelait « la grenouille » quand j’étais bébé et que je dormais les pattes en losange. Puis cette grenouille qui efface les frontières bien définies de la représentation (qui paraissent toujours plus aisées à transgresser quand on est de l’autre côté de la rampe, d’ailleurs, où les coulisses ne constituent pas l’envers du décor mais une zone trouble où s’amorcent les métamorphoses), transforme d’un coup de baguette magique le chef en apprenti comédien, et fait de la fosse aux lions tout un cirque m’est très sympathique.

 

 

Un ballet-bouffon

 

Les rires ont besoin de danse pour devenir véritable fête : les ouvreuses hyperactives ont fait leur barre pendant le prologue, tandis que c’était le bar que leurs collègues masculins tenaient plus ou moins – dans l’esprit des serveurs de Roland Petit dans la Chauve-Souris. La bonne blague, la danse des canards grenouilles a fait régresser Mimy au stade de Mimicracra, l’eau elle aime ça, tant pis si ça mouille, elle fait des patouilles. Avec les trombes d’eau de la tempête souffle un vent à décoiffer les feuilles mortes (mais les perruques à l’horizontale tiennent bon), qui piétinent sur un rythme jubilatoire avant de se laisser emporter dans leurs robes déjà asymétriques sous l’effet de rafales anticipées par un costumier inspiré – elles reviendront ensuite équipées de tutus-parapluie. Les intermèdes de ballet suivants ont été un régal, pas la cerise sur le gâteau, non, le gâteau de mariage lui-même, crémeux à souhait. La ronde de danseurs qui accompagne la Folie, tous fardés de blanc, se lance dans une relecture du baroque où pointe l’hilarante bouffonnerie des ballets du Trocadéro : on s’endort dans les symétries, on s’entrechoque dans les lignes d’arrivée, et on attend sagement à sa place les bras bas et le dos rond. Suggérer la possibilité de l’ennui dans les divertissements brillants et systématiques du mariage est une façon pleine d’humour de souligner le caractère conventionnel de ce passage quasi-obligé dans une histoire, prétexte parfait à caser un patchwork de numéros décousus. Et si ce n’est pas un mariage, ce sera quelque autre grande fête, pratique et commode comme un beignet qu’on peut fourrer à tout et n’importe quoi (cf. Casse-Noisette, et son melting-pot de danse arabe, chinoise, espagnole… il y en a pour tous les goûts). La noce traîne en longueur pour Platée, impatiente sous son voile, et tend un peu trop dangereusement vers la prononciation des vœux pour Jupiter. Mais tout n’est que paix et amour. A moins que ce ne soit stratégie de séduction et désir de victoire écrasante : quoique vêtus de vert comme des herbes follement sauvages, le batifolage champêtre des danseurs est de courte durée. Bientôt, on s’excite les uns contre les autres, et l’un des messieurs se prend une volée de coups de sac à mains avant que le cortège ne défile en bon ordre pour les tendre (les mains) à Jupiter, félicitations. Cette partie me ferait davantage penser à l’enjouement d’un Mathew Bourne dans les scènes de société de son Swan Lake. Le metteur en scène et la chorégraphe, Laura Scozzi s’en donnent à cœur joie dans le dernier acte, leurs trouvailles trahissent une imagination délirante totalement débridée : les trois grâces sont des hommes maigrelets qui s’emmêlent le bras dans leur pas de trois et Cupidon, ayant été porté aux abonnés absents a dépêché un remplaçant qui n’a même pas eu le temps de finir de s’habiller et débarque en marcel, slip blancs et chaussettes noires – glamour attitude. Une platée de nouilles.

 

Tandis qu’on s’amuse, Platée s’impatiente, réclame l’amour et l’hymen ou « au moins l’un des deux » et Jupiter s’inquiète d’avoir à offrir quoi que ce soit. Heureusement, Junon surgit à temps. Violette de rage, prête à pousser sa rivale du canon de son fusil, elle ne fait que pousser un cri d’épouvante et de soulagement en découvrant le visage de cette dernière. La voilà bien attrapée : jamais plus elle ne pourra devenir verte de jalousie, sous peine d’être assimilée à la nymphe ridiculisée. Mais elle ne l’est déjà plus, non par l’effet de sa mansuétude divine, mais simplement parce qu’elle est rassurée – sa jalousie pourrait bien n’être que le résultat éclatant d’un complexe d’infériorité. Tout est bien qui finit bien. Platée ? Humiliée, rouée de coups de pieds… l’argument n’est pas une mince affaire, Platée a une certaine stature, il faut bien la fouler aux pieds pour conclure sur un pied de nez aux livrets trop bien léchés. C’est bête et méchant ? N’ayez crainte, comme Blanqui, la grenouille est increvable et s’accommodera très bien des yeux mouillés de Platée – celle-ci passe à la trappe, une dernière gerbe d’eau avant le noir final – retour à son élément.

 

Le sérieux de l’opéra dans tout cela ? Soyons sérieux une minute, il faut rire.

 

 

Concours du corps de ballet de l’Opéra ; ces messieurs nous disent… 3/3

Vendredi 20 novembre. Garnier.


 

Les quadrilles ont fait leur devoir d’écolier avec la Mazurka d’Etudes, redoutable pour la propreté, notamment dans la réception des tours en l’air. La qualité des sauts s’entend également, étant souvent inversement proportionnelle au bruit qu’ils occasionnent – sans compter les cabrioles, dont on ne pouvait manquer de constater qu’elles étaient battues ; et schlack !

La meilleure imposée était incontestablement celle de Yann Chailloux : outre les tours qu’il a claqués avec aisance et terminés en suspension avant d’enchaîner avec des tours en l’air impeccables, qui ont soufflé les gamins de l’Opéra et déclenché quelques rires sur le mode « tout va bien pour lui, là, tranquille… », il n’y avait aucun à-coup dans les pas de liaison, qui de ce fait mettaient pleinement en valeur ses immenses jambes dans les pas véritablement techniques. La classe, quoi. D’autres ensuite n’ont pas démérité, même si le contraste entre Yann Chailloux et les autres demeurait flagrant. Aux délibérations, j’ai textoté mon enthousiasme à ma prof de danse qui a été ravie d’avoir confirmation de ce qu’elle avait pressenti – il lui avait montré ses variations en catastrophe la semaine suivante, plein de doute (c’est lui qui avait dansé Albrecht dans la Giselle de notre école il y a deux ans).

Sa variation libre ne manquait pas non plus de brio, avec ses tours en tous sens. Première fois que je voyais la variation homme du pas de deux d’Esméralda (alors que celle de la fille…). J’ai eu un peu peur sur le moment qu’avec toutes ces pirouettes, il ne montre pas assez qu’il avait plus d’un tour dans son sac, mais ma crainte était infondée, bien que d’autres libres aient constitué un bon spectacle. Sans toutefois former le pendant à l’intense Sabrina Mallem, Alexandre Labrot n’était pas mal en jeune homme de Mirages. Michaël Lafon ne s’est pas mal défendu non plus, même la croix qu’a mis ma voisine en face de son nom soit peut-être davantage du à la beauté de son visage (c’est le joueur de flûte de la Fille mal gardée ; il était mieux cheveux libres et pantalon large – mais je m’égare là, heureusement que ça fait une pseudo transition avec le suivant). Le Colas de Takeru Coste m’a bien plu. Alexandre Carniato manquait un peu d’étoffe pour danser Abderam. Le prince de la Belle au bois dormant de Julien Cozette a été carrément crapauteux. On croit un instant que ça va être bien et – non. De famille ? Quant à Adrien Couvez, j’ai été charmée de découvrir grâce à lui une chorégraphie de José Montalvo, le Rire de la lyre, très inspirant malgré la réaction éponyme qu’il a déclenchée chez les gamins alentours. (Gros bug mémoire – Speaking in tongues de Taylor et Andréauria d’Edouard Lock ne suscitent aucune image dans mon crâne de piaf ; pourtant des choses à moi inconnues – qui avaient du me plaire – bon, je refais un tour de bocal et je vous dis si ça me revient).


 

Les coryphées concouraient sous le signe de Casse-Noisette, mais version Noureev pour ces messieurs ; variation du prince, acte II, dont l’une des difficultés les plus visibles était le manège de posé temps levé battu suivi d’un saut de basque double (moi et la dénomination des pas…) aux virages mal négociés, lorsqu’il n’était pas aplati en deux traversées, et l’autre, le tour en dedans dans la foulée de l’en-dehors, qui a donné lieu à maints déséquilibres (j’ai le souvenir d’une main par terre – à moins que ce ne soit chez les quadrilles). Je ne saurais plus trop dire comment chacun s’en est tiré – ça se tenait plus ou moins. Yannick Bittencourt avait la classe – et moi quelques têtes que j’aime bien, comme Axel Ibot (dont la fougue à présent assagie m’avait plue lors du premier concours que j’avais vu, où il était quadrille) ou Allister Madin, qui m’avait bien fait rire dans La Fille mal gardée, et que vous pouvez reconnaître sur cette vidéo de très mauvaise qualité grâce à ses fameux collants costumisés par sa maman (le jeune homme prend soin de ses affaires, il avait déjà ce vert-là avec des palmiers au stage de Biarritz que j’avais fait il y a bien trois ou quatre ans. Il sortait de l’Ecole ce me semble, et faisait un défilé de tenues colorées – les collants roses étaient violents aussi, mais peut-être pas autant que celui à losanges).

Côté libre, c’est encore plus éclectique ; un Lacotte est pris en sandwich entre deux Forsythe, l’Approximate Sonata de Gégory Gaillard étant moins approximative qu’Yvon Demol dans In the middle, somewhat elevated, justement un peu trop dans le middle – on aimerait plus d’extrémité, plus de souplesse dans les ondulations et déhanchés. Axel Ibot pas mal dans Dances at a Gathering, if memory serves – mais je fais un peu une soupe de toutes ces robbineries. Le Basile de Florimond Lorieux passait bien, même si ma voisine déplorait que l’ami de son fils ne soit pas très en forme. Malgré (ou à cause de ?) la prétention dont il me donne parfois l’impression, Allister Madin n’était pas à son mieux en Roméo – et puis la chemise blanche ouverte sur tous ces poils, non (oui, je sais, j’ai un peu abusé des jumelles en cette journée masculine. De fort beaux gosses dans le lot, tout de même. Quand j’ai réalisé cela, j’ai du reconsidérer le délit de sale gueule dont je rends passible Ganio : ce n’est pas d’être beau gosse, en fin de compte, c’est de montrer qu’il en a conscience et de jouer de sa figure de jeune premier). Du Paquita bien technique par Marc Moreau et Fabien Revillon. Daniel Stokes (je ne crois
pas l’avoir jamais vu) a provoqué quelque surprise en nous montrant que Vaslaw était une chorégraphie unisexe – les sauts rendent mieux que chez les filles, cependant qu’elles maîtrisaient mieux les contractions (pas le terme, mais je commence à en avoir aussi marre que vous). Matthieu Botto a joué avec le feu en reprenant la variation des quadrilles et s’est brûlé en la dansant comme un bourrin. D’autant plus violent qu’il faisait suite à la variation lente de Siegrfried, que Yannick Bittencourt avait royalement déployée. Les juxtapositions malheureuses sont l’un des aspects du concours. Avec sa courte variation de Paquita, Marc Moreau ne nous a pas laissé le temps de sortir du Frollo magistral de Cyril Mitilian, dont l’interprétation a provoqué une qualité d’attention comparable à celle de Sabrina Mallem chez les filles. Lorsque sa main se met à tourner brusquement, on sent qu’elle devient étrangère au corps de Frollo contre lequel elle se tourne, comme si elle le gangrenait peu à peu de sa folie.

 

Je déjeune avec ma voisine, bientôt rejointe par un ami à elle, danseur amateur à raison de trois cours par semaine (un adulte, et un homme, par-dessus le marché – plutôt rare), lui aussi fan de Mathilde.

 


Les sujets se sont dans l’ensemble plutôt bien tiré de la variation de Solor du deuxième acte de la Bayadère, à part un manège pris à contretemps durant lequel on entendait la pianiste et accélérer désespérément pour rattraper l’étourdi qui se croyait pris de vitesse et ne ralentissait donc pas, et un ratage qui faisait tache dans la variation de Bruno Bouché (d’aucuns sont allés jusqu’au jeu de mot peu charitable que je ne rapporterai pas parce qu’il ne fait pas partie des mes boucs émissaires, ayant été un bon professeur lors d’un stage à Roissy s’est rattrapé dans Sylvia – même si son Orion n’était pas non plus cosmique). Je serais bien incapable de faire un choix parmi cette classe plutôt homogène et où même ceux qui en ont l’étoffe manquent encore un peu de carrure pour devenir premier danseur. Alors qu’en quadrille et coryphées, les garçons ont plus de prestance que les filles, la tendance s’inverse chez les sujets, où les danseuses sont beaucoup plus matures et accomplies que leurs homologues masculins. La qualité n’est pas telle qu’on se croirait en spectacle.

Le pyjama rouge de Mallory Gaudion ne m’a pas du tout endormie face à sa Suite of dances (je n’aurais pas imaginé de la danse sur cette musique, c’est marrant) – en revanche, j’ai dû voir le Other dances de Yann Saïz en état de somnambulisme. Trop de Robbins tue Robbins. Avec se pattes de mouche et sa silhouette frêle (quoique fort à mon goût, comme j’ai pu le vérifier dans Amoveo), Don José n’était clairement pas le rôle indiqué pour Josua Hoffalt qui manque de carrure au propre comme au figuré pour jouer au toréador. C’est passé de justesse, hole ! Aurélien Houette avait beaucoup de gueule en Abderam (aux jumelles, je vous assure qu’il avait un sabre laser en guise de regard), mais pas assez de solidité pour maintenir le tout. J’ai pu admirer Audric Bezard en Des Grieux, même si je l’ai préféré dans Proust ou… la première fois où je l’ai vu, et dans Genus la semaine dernière : un danseur immense et à la beauté tout sauf insipide… qu’on le laisse s’affiner autant que ses jambes nerveuses, et on n’aura plus qu’à déguster. J’ai eu le plaisir de prendre une dernière rasade de Roland Petit avec le Fantôme de l’opéra de Julien Meyzendi, pas mal mais dont l’interprétation n’était pas à la hauteur du Frollo de Mitilian, par exemple. Vincent Chaillet a clos les hostilités en dansant Arépo avec plus de force et de rythme que ne l’avait fait Sébastien Bertaud chez les coryphées. J’avais les épaules qui me démangeaient en sortant, mais j’ai descendu sagement les marches du métro en posant la pointe du pied et pas seulement les talons.

 

Les résultats

 

Coryphées

Monsieur Yann CHAILLOUX (25 ans)
Monsieur Adrien COUVEZ (28 ans)
Monsieur Mickaël LAFON (21 ans)

 

Evidence pour le premier, curiosité pour le deuxième et volontiers pour le troisième. Couvez et le Rire de la lyre après la miss Boucaud et Apollon… l’invocation aux Muses marche bien !

 

Sujets
Monsieur Florimond LORIEUX (22 ans)
Monsieur Fabien RÉVILLON (23 ans)

Mais où diable est Yannick Bittencourt ? (et pourtant, je ne suis pas fan des princes, d’habitude..). J’aurais bien vu Mitilian aussi pour son Frollo, mais comme je ne me souviens plus de son imposée, je me tais.

 

Premiers Danseurs
Monsieur Josua HOFFALT (25 ans)
Monsieur Vincent CHAILLET (25 ans)

J’aurais bien aimé Audric Bezard aussi, mais il y a sûrement du souhait de midinette là-dedans.

 

Salaud mais… la lune sur un plateau d’argent

Strauss met Salomé à l’allemand, quand bien même le livret est tiré de la pièce écrite en français par Oscar Wilde, écrivain et dramaturge anglais (enfin irlandais, mais ne compliquez pas). Le prophète maudit la fille d’Hérodias et nous le prompteur d’être aussi haut – mais aussi, Palpatine et moi sommes au septième rang ; il ne faudrait pas se plaindre d’un léger torticolis quand sur scène, on perd la tête.

 

 

La scène est assortie aux surtitres, tout baigne dans l’orange et l’or, la luxure le luxe de l’Orient, et l’on pourra toujours faire appel aux lumières du scénographe (le programme précise cependant Jean Kalman pour les lumières et Lev Dodin pour lamise en scène) pour lever quelques obscurités : côté cour, lumières mondaines des fenêtres éclairées du palais d’Hérodias, d’où sortent soldats, servants et surtout Salomé ; côté jardin, éclat divin de l’Eden à travers la voix du prophète Iokannan emprisonnéSi elle attire Salomé, ce n’est pas en vertu de la voie du Seigneur qu’elle prépare, mais de ce qu’elle sort d’une bouche que la princesse de Judée ne cessera de vouloir baiser – au grand dam de Narraboth, qui finit (enfin commence, dans notre perspective) par se tuer.

 

Lorsqu’il marche dans le sang de son cadavre, Hérode y voit un présage funeste (sans blague ?) et passé une horreur de convention, demande qu’on le débarrasse du corps. Cette réplique m’a rappelé Palpatine râlant contre je ne sais plus quel metteur en scène qui avait fait un contre-sens total en proposant une lecture du livret sans prendre en compte la partition. Que la musique puisse rendre le texte ironique (ou le nuancer) trouvait ici un exemple : autant le propos d’Hérode pouvait être grave, autant la musique traduit la légèreté avec laquelle le roi prend cette mort qu’il n’avait « pas ordonnée », préparant son objection aux miracles annoncés par le prophètes : il défend que les morts soient ressuscités. C’est que cela pourrait être très gênant, tout ça…

 

Narraboth est vite évacué, il ne reste de lui que sa mort, présage à d’autres, bien plus dramatiques. Les présages sont d’ailleurs légions : le vent souffle comme les ailes de la mort, qu’Hérode seul autant, sa femme étant douée de surdité sélective, et surtout la lune (qui s’avance sur ses petits fils de côté cour à jardin comme une garantie de l’unité de temps) évoque tour à tour une femme morte, ivre, qui cherche des amants. Salomée est avancée – moins que nous, cependant. Obnubilée par Iokanaan, elle en dresse un blason en trois parties (un grand classique) et trois couleurs (c’est d’actualité) : corps blanc (enfin ivoire, c’est plus précieux), cheveux noirs et bouche rouge. Tandis que la métonymie de son obsession se resserre, le prophète essaye de lui dérober son corps en l’entourant de ses bras, puis en rabattant son capuchon, pour l’instant paradoxalement protégé par les barreaux de sa prison (sortie du côté jardin comme un placard Ikéa coulissant de sa colonne).

 

 

 

Le prophète forme un double antagoniste à Salomé : la simplicité de sa robe de bure accuse la richesse de celle de la princesse et les attitudes élevées de celui-ci contrastent avec les désirs charnels de celle-ci, exprimés par une gestuelle très terre à terre (oh, oui, roulons-nous sur sol). Cela se retrouve synthétisé en une image : le prophète de profil, bras à l’horizontale devant lui, paumes tournées vers le ciel et en face de lui, derrière les barreaux (quoique Salomé ne soit guère prisonnière que de son désir), Salomé les mains tendues vers Iokanaan, doigts écartés et corps tendu sous la volonté de le toucher.

 

La lubricité est affaire de famille, et Salomé attire les désirs de son beau-père (et oncle, si j’ai bien suivi) Hérode qui lui demande de danser pour lui, ce à quoi elle se résout après lui avoir fait jurer qu’il lui donnerait tout ce qu’elle pourrait demander. Nous avons là la démonstration qu’on ne s’improvise pas danseuse, et le physique plantureux de la chanteuse n’est pas seul en cause (elle bougeait fort bien jusque là). Il y avait pourtant quelques bonnes idées, comme les mains contre le mur, qui reprenaient son désir se heurtant aux barreaux de la prison, ou les bras en peu à l’égyptienne, main sous la poitrine, dirigée vers la porte de la cellule, tout à la fois offrande et attaque. Mais j’ai du mal à me dire que cela forme une danse, comme le suggère pourtant l’attribution de le « chorégraphie » à « Yury Vasilkov » – on oubliera notamment le passage où Salomé attrape son pied avec sa main.

 

Notre strip-teaseuse biblique se dévoile face à Hérode jusqu’à ce que sa femme la couvre de sa cape/toge jaune assortie à celle de son mari. Par ce geste, la mère couvre l’impudeur de sa fille (qu’elle a pourtant partagée, comme l’ont rappelé les insultes du prophète), et la reine est défaite : celle-ci est dessaisit de son pouvoir par celle-là et accomplit symboliquement l’inceste. C’est bien en effet la moitié de son royaume qu’Hérode se propose d’offrir à Salomé puis, lorsque celle-ci réclame la tête de Iokanaan, tous les bijoux qui reviennent à la reine courroucée (mais elle se contient, toute réjouie de la demande de sa fille. Telle fille, telle mère). Pas d’échappatoire possible, Salomé est lubrique mais pas vénale, et la répétition implacable de « Ich will den Kopf des Jokanaan » ne saurait être assimilé à un caprice d’enfant gâté.


Hérode, accablé, finit par céder. Il semble préférer être meurtrier que parjure ; et plutôt deux fois qu’une, puisqu’il finit par faire tuer Salomé (il a gaspillé un meurtre ; ces rois sont vraiment trop habitués à la profusion – vous me direz, ça évite les remords ou la condamnation de leur absence, et tuer tout le monde a toujours été un moyen très commode d’achever une histoire, le combat cessant faute de combattants). On lui laisse tout de même un long moment pour s’entretenir avec la tête qu’elle a exigée, et sur un plateau d’argent, s’il vous plaît (enfin non, on ne prie pas quand on exige).

 

On ne peu
t pas vraiment parler de vengeance pour cette femme qui sait ce qu’elle veut, quand bien même cela transforme l’objet de son amour en véritable chose
. A partir du moment où on lui a passé la cape jaune, Camilla Nylund est devenue terriblement belle, rendant sa Salomé proprement formidable. Yeux brillants, sourire ravissant toute trace d’amertume ou d’horreur (et c’est là que celle-ci éclate dans toute sa force) de son visage, elle se tient les mains sous le menton, et pervertit l’attitude enfantine en offrant l’image d’une tête coupée (reproduite sur scène grâce à la curiosité des personnages qui n’émergent de leur cachette que jusqu’au cou).

 

Elle regrette moins que Iokanaan n’ouvre pas les yeux qu’il ne les ait pas ouvert, pour la regarder. Il a refusé de la laisser baiser ses lèvres et maintenant… Alors qu’elle lui vole sa volonté et s’approprie les lèvres du prophète en mordant dedans comme dans un fruit mûr (ce à quoi l’invitait Hérode avant la danse, vieux mais tout aussi libidineux. Le péché n’a même pas besoin d’avoir la dent dure ; tant que vous avez des dents, croquez des pommes, pour détourner un slogan d’une campagne de santé – le péché d’hier est devenu l’hygiène d’aujourd’hui.), mon voisin de gauche, qui doit certainement avoir quelque manque d’attention à se reprocher, se dépêche d’embrasser sa copine : mieux vaut prévenir que mourir. Ce serait pourtant le sort (métaphorique ?) qu’on souhaiterait à certaines personnes du rang suivant, d’où se sont élevés des bruits de déglutition bien supérieurs en nombre comme en décibels à mon seuil de tolérance. Palpatine a été d’accord pour dire que le spectacle aurait été parfait si l’on avait changé la distribution… du public. Les vieux riches du parterre ont parfois tendance à se croire tout permis.

 

 

Oust ! Du ballet !

 

 

 

Le bas de l’affiche

 

Le gros plan sur les jambes des flocons de Casse-noisette, qui constitue l’affiche d’un nouveau documentaire au titre ô combien original de La Danse, n’était pas pour me rassurer sur le potentiel niaiseux du film. Ajoutez à cela une police peu sage– mais qui tire plus sur l’art déco que sur l’anglaise kitsch de la collection de DVD de danse, qui sort en kiosque (après, quand il s’agit d’avoir les Joyaux dans une distribution de rêve pour 12€, on passe rapidement sur le mauvais goût du maquettiste)- j’avais quelques craintes.

Peut-être aurais-je dû être davantage sensible à la composition, les tutus devenant graphiques en créant une zone blanche symétrique à celle où figure le titre. Peut-être cette affiche est-elle plus simplement destinée à faire venir les fétichistes des tutus-diadèmes-pointes, sans pour autant perdre le balletomane pur et dur qui viendra quand même, quelle que soit l’affiche, l’occasion étant trop rare pour être snobée. Mais…, bredouillez-vous, cela signifierait-il que l’amateur de tutus-diadèmes-pointes ne serait pas venu autrement ? J’en ai bien peur. Pour tous ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie, réjouissez-vous : ne vous fiez pas à l’affiche, c’est un attrape-nunuche.

 

Un anti-âge heureux

 

Dès les premières images, le ton est donné : passé un plan général du palais Garnier (on y échappe difficilement), on nous plonge dans les caves du lieu, avec ses couloirs gris et glauques, pleins de tuyaux et de repères tracés à coup de fin de pots de peinture, puis au niveau des machineries (ou de stockage de bobines et autres lourds accessoires non identifiés). Pas d’envolées lyriques sur les toits de l’opéra : tout au plus nous montrera-t-on, avec des images type documentaire animalier sur Arte, la récolte du miel qui y est cultivé. Pas le temps d’entrer dans les alvéoles, la ruche bourdonne en tous sens, de la musique sort de tous les studios, et celle qui s’attarde pour répéter quelques enchaînements de Médée se retrouve enveloppée de bribes de Casse-noisette.

Pourtant, la caméra ne croise personne dans les couloirs, glisse sur les escaliers ne grouillant pas d’élèves comme avant un défilé, et s’attarde sur les bancs vides qui meublaient les vestiaires des petits rats de l’Age heureux.

Les habitués de documentaire de danse souriront peut-être également devant la séquence un peu longue sur la cantine de l’opéra : il y a certes du brocolis, mais avec de la semoule et de la sauce, et sans pomme. Pas de fixette sur le menu diététique pour le rester (menue).

Vous l’aurez compris, le documentaire prend le contrepied de l’imaginaire de la ballerine, et c’est se montrer à la pointe que de repartir du bon pied. Pas d’overdose de pointes, pendant qu’il en est question : hormis Casse-noisette et Paquita, qui sont surtout là pour nous donner à voir le travail du corps de ballet, on fait dans le contemporain, en mettant l’accent sur l’élaboration de l’interprétation qu’il requiert pour les solistes.

 

 

L’anti-glamour est poussé jusque dans le classique pur : la sueur n’y est pas luisante. Le traditionnel travelling qui remonte en gros plan des pointes au plateau du tutu prend un tout autre sens lorsqu’il suit les jambes de Pujol (je ne suis plus bien sûre) en répétition : pointes destroy, collants blanc au-dessus de la cheville, sudette qui coupe le mollet et, cherry on top, le short-culotte rose sous le tutu blanc de répétition. C’est ce qui s’appelle en tenir une couche.

 

[Bon, on n’échappe pas au quart de seconde David Hamilton…]

 

 

La voie du sans voix

 

On peut trouver que le documentaire met du temps à démarrer, mais force est de capituler : on attendra en vain une voix off. La caméra filme comme un œil omniscient derrière lequel s’efface le caméraman muet (au contraire de Nils Tavernier qui posait des questions tous azimuts) et que l’on oublierait presque si le montage ne rappelait pas la subjectivité d’une présence. Pas d’enième compte du nombre de danseurs dans la maison, du parcours du quadrille jusqu’à l’étoile, des plaintes sur la fatigue physique compensées par des yeux brillants ouvrant sur des soupirs d’enthousiasme. Mais pas d’indication non plus : on ne sait pas qui danse, ni quoi, qui fait répéter, quel nom porte ce chorégraphe…

Les seules « explications » que l’on obtienne, c’est par le truchement de Brigitte Lefèvre. Mais là encore, il faut souligner qu’elle apparaît d’abord au téléphone et qu’elle ne s’adresse pas plus à la caméra par la suite. Elle est prise dans son rôle de directrice de la danse, qui se doit de recevoir les partenaires (l’organisation de la réception des mécènes américains lors de la venue du NYCB vaut son pesant de cacahuètes – « et que peut-on prévoir plus particulièrement pour les « bienfaiteurs » ? Ce sont les plus de 25 000 dollars. »), les chorégraphes (je ne sais pas qui c’était, mais il ne comprenait visiblement pas la différence de statut entre les étoiles et le corps de ballet) et les danseurs (crise de fou rire devant la piquante danseuse –who ?- qui vient refuser le pas de tr
ois de Paquita, parce qu’elle est déjà bien trop distribuée et que bon, elle n’a plus vingt-cinq ans).

Frederick Wiseman ne prend pas la parole, mais il ne la donne pas non plus : on évite les approximations de danseurs qui ne sont pas rompus à la parole et on les laisse s’exprimer de la manière qui leur convient le mieux : par le geste (dansant ou pas, selon qu’il s’inscrit dans la chorégraphie ou dans l’attitude lors d’une répétition). Alors que souvent dans les documentaires la caméra glisse d’une salle à l’autre et prend la fuite sitôt la variation finie, Frederick Wiseman prend le temps (et en 2h40, vous avez le temps d’avoir mal aux fesses – à ce propos, Palpatine, ton titre était déjà pris : « C’est long mais c’est beau. Rien n’est aussi délicat à filmer que la danse, et Wiseman le fait somptueusement. » Anne Bavelier, au Figaroscope) de filmer les tâtonnements et même l’épuisement (Marie-Agnès Gillot allongée/terrassée après un long duo).

En habituant les danseurs à sa présence discrète (Frederick Wiseman a tourné pendant douze semaines), et en ne les délogeant pas de leur mode d’expression qui leur est propre, la caméra évite la pose. Grâce à ce témoin peu indiscret, on a le droit à de savoureux dialogues. Le premier à avoir fait rire la salle est le désaccord sur la descente par la demi-pointe entre Ghislaine Thesmar et Lacotte (les noms grâce à Amélie).

Mais j’ai de loin préféré les commentaires lors de la répétition sur scène de Paquita. La caméra ne quitte pas la scène, mais, exactement comme si l’on était installé dans l’obscurité de la salle, on entend deux voix (dont une doit appartenir à Laurent Hilaire) qui commentent tout. Et c’est croustillant. On sent le maître de ballet généreux et énergique, mais dont l’enthousiasme, sous l’effet de la fatigue, commence à dégénérer en un état second joyeusement hystérique. Tout haut : « non, les garçons, non, les deux lignes, écartez-vous, vous voyez bien qu’il n’a pas la place de passer ! non, mais…. Pff. On recommence… (un temps)… il va bien falloir que ça la fasse, de toute façon. ». Un temps. Tout bas, dans un soupir : « putain… ». Puis viennent les commentaires réjouis sur Mathilde Froustey : « -Mais c’est quoi ce short rose ? – Elle est arrivée en retard. –Oh… » ; sur un garçon : « facile pour lui, c’est presque indécent » ; et deux filles : « Ah ! Celles-ci, c’est formidable, elles l’ont fait tellement de fois, qu’on les branche ensemble, et hop, ça marche ».

 

Variations pour un balletomaniaque

 

En l’absence d’indications, ce documentaire est un terrain de jeu rêvé pour le balletomane qui, interloqué un quart de seconde d’entendre « Ton pied, Létice ! », s’écrit aussitôt en son fort intérieur : « Laetitia Pujol ! » ; le degré de balletomaniaquerie étant inversement proportionnel au grade du corps de ballet. Aux nombreux points d’interrogation qui me restent, j’en déduis que je suis bien loin de la névrose. Après la devinette de l’identité grâce à la façon de danser, au visage et éventuellement au prénom prononcé par le répétiteur ou le chorégraphe, les tics de ces derniers constituent une nouvelle source d’amusement. La plupart du temps en anglais (avec ou non accent russe ou autre), les indications sont doublées de broderies musicales très variées « ta da dam, di da dam, pa da dam, ta da daaaaam » (les voyelles ainsi étirées signifient « bordel, sur le temps, l’accent ! en mesure les filles ! »), « la la na na na la laaaa na la na naaa » « bim bim bim didididim » et plus contemporain « chtiiiiiii yaak, chti papapapapam, chti chtouu dou chti tchi tchiii ya ».

Les choix des solistes filmés seront toujours discutés. Pour ma part, ça donnerait quelque chose comme ça : Marie-Agnès Gillot crève l’écran, thanks a lot ; clairement pas assez de Leriche et Dupont, c’est une honte ; plus de Pech, de Romoli et de Dorothée Gilbert n’aurait pas nuit ; trop de Cozette, et légèrement trop de Pujol (pas intrinsèquement, plutôt par rapport à ceux qu’il n’y a pas) ; j’aurais bien aimé voir Myriam Ould-Braham en répétition ; où sont donc passés Karl Paquette, Delphine Moussin et Eleonora Abbagnatto ?

 

 

Côté chorégraphes, il va falloir que je découvre Sasha Waltz (si c’est bien sa version de Roméo et Juliette que danse Dupont sur la scène inclinée), et les extraits de Genus (si ce sont bien les justaucorps bleus avec des espèces de colonnes vertébrales blanches dessus) m’ont donné une furieuse envie d’aller voir du Wayne McGregor (au programme cette année).

 

 

 

Hors des coulisses, le travail

 

Le frisson du hors-scène n’est pas le seul ni même le principal ressort de ce documentaire : les coulisses sont bien moins le champ d’investigation de Frederick Wiseman que le studio, et si l’on y parle beaucoup, ce film demeure étrangement muet. Quoique… muet comme une danse, parlant à sa manière, par ses angles de plan, son montage, son mutisme même. Il parvient à renverser la tendance du spectateur à envisager le « hors-scène » d’après le spectacle auquel il assiste, vers la perspective du danseur dont le quotidien culmine dans la représentation (sommet, mais finalement assez ponctuel dans le cheminement journalier). Il montre que le travail de la danse n’est pas seulement un résultat (au sens où un élève rendrait ses travaux pour que son professeur les corrige), mais d’abord un entraînement de longue haleine (on dit bien que le bois d’une charpente travaille) et aussi un emploi (Garnier pour bureau).

 

Frederick Wiseman : « Tous les gestes des danseurs sont du travail, de l’entraînement dès l’âge de 6 ou 7 ans, pour manipuler le corps et arriver à ces choses si belles. Et puis, lorsqu’ils sont plus âgés, ils ont souvent des maladies très liées à leur carrière. Dans un certain sens, c’est une lutte contre la mort, parce que c’est quelque chose de très artificiel. Et on sait que ça ne dure pas, parce que le spectacle est transitoire, mais également le corps. Et c’est un privilège de regarder les gens qui se sont consacrés à cette vie, et ne peuvent pas gagner cette bataille contre l’usure et la mort, ou alors pour très peu de temps. Cela m’intéresse beaucoup : la danse est si évanescente… »

 

Le travail comme emploi

Les séquences sur les petites mains qui brodent les costumes, la directrice de la danse qui gère l’administratif en relation avec les danseurs, ou encore les hommes de ménage qui passent dans les loges avec un aspirateur sur le dos ne sont donc pas inutiles en ce qu’elle
s permettent de replacer les danseurs dans un contexte qui n’est pas seulement artistique. Il ne s’agit pas de démystifier quoi que ce soit, mais de réinscrire les danseurs dans « la grande maison » (au sens très littéral : on voit des ouvriers replâtrer les fissures ou passer un coup de peinture sur les murs) et, plus largement encore, dans la société actuelle : ils sont salariés, et la question des retraites se posent pour aux aussi –d’autant plus qu’ils partent à 43 ans- ; j’ai été bêtement surprise lorsque Angelin Perljocaj explique que la main de Médée, qui passe sur le cou du Jason est à mi-chemin entre la caresse et la coupure, « vous savez, comme ces personnages dans Matrix qui ont des trucs au bout des mains… ils voudraient aimer mais ne peuvent pas ». Et Romoli de renchérir « Edward aux mains d’argent, quoi. » Ils continuent d’exister hors scène et hors opéra, mais rien à faire, le hors-contexte fait toujours un drôle d’effet.

Le film montre la danse comme un emploi, l’Opéra comme une administration. Dès lors, que les prises extérieures de Garnier et Bastille ne soient pas esthétisées, mais pleines de bruit, de pluie et de circulation, les intègre d’autant plus au parti pris du documentaire qui ne trace qu’une ligne des feux de la rampe à ceux de la circulation. Ne circulez pas, y’a à voir !

 

Le travail comme modelage du matériau qu’est le corps

Une respiration essoufflée vaut mieux qu’un long discours, et le temps de filmer une répétition, celui de faire parler les intéressés. C’est la première fois qu’un documentaire me donne à sentir ce que pouvait entendre Aurélie Dupont lorsqu’elle disait qu’une étoile était très seule. Ce qu’on voit habituellement des répétitions (temps d’une variation, ou répétition plus longue, mais parmi les dernières, c’est-à-dire quand les étoiles sont réunies avec le corps de ballet) ne laissait pas imaginer le triangle maître de ballet-étoile-miroir, avec le premier qui finit par laisser le silence se refermer sur le face-à-face des deux derniers. La danseuse se retrouve happée par son image, ainsi que le suggère le plan sur la jonction de deux miroirs où le corps tronqué du danseur vient à disparaître après s’être abi/ymé. La personnalité des maîtres de ballet prend d’autant plus d’importance ; autant Clotilde Vayer semble de glace, autant Laurent Hilaire paraît à même de fendiller cette espèce de solitude.

A ce niveau, mis à part quelques corrections techniques, les indications ne sont plus que des conseils et, une fois, dispensés à l’étoile, celle-ci est seule en scène. C’est d’ailleurs là qu’on a confirmation de ce qu’Emilie Cozette est plus une bonne élève qu’une brillante étoile : il faut que Laurent Hilaire lui décrypte chaque geste de la chorégraphie de Médée, qu’elle peine visiblement à s’approprier…

Sur fonds de cette solitude, la fatigue des corps couverts de pelures diverses et avariées ressort bien plus que par un plan ciblant une douleur particulière. Le grand classique du pied plein d’ampoules fait grimacer, mais n’a rien de commun avec la fatigue générale d’un corps fourbu d’être tant sollicité.

 

 

Le travail comme résultat

Chronologie, même lâche, oblige, on va plus ou moins de la répétition au spectacle abouti, sur scène. Mais le documentaire est tel que plutôt que de garder en mémoire le travail qu’il y a « derrière », on continue à voir dans la représentation le travail toujours inachevé du corps qui cherche continuellement le mouvement. Wiseman a compris que le spectacle ne se laisse pas filmer comme tel, qu’il y a besoin de tourner autour et de zoomer tout comme l’œil suit tel ou tel détail au gré de ses caprices (condition sine qua non pour ne pas mourir d’ennui au bout de cinq minutes – même si l’on a parfois le désagrément de constater que l’on n’a pas du tout la sensibilité du cinéaste, et que l’on aimerait toujours que la caméra soit dans le champ de ce qu’elle exclut), d’où que ses échappées hors scène vers les tringles en pleine chorégraphie ne sont pas du tout gênantes. Il en résulte que le mouvement est pleinement rendu. Et l’on se dit qu’au final, un titre banal mais dépouillé n’est pas si mal choisi pour ce film brut – ce n’est pas une pépite, pas d’ « étoile » dans le titre- qui se place continuellement en retrait pour aller au fonds des choses. Apre ou pudique, presque rien.

 

Wozzeck hören oder sehen ?

Mercredi dernier, Palpatine a pris la chose en main (i.e. moi et le gouffre me servant de culture musicale – métaphore habituellement réservée au cinéma, mais ça marche aussi) et m’a traînée à l’Opéra pour voir… un opéra. Ca paraîtra logique à beaucoup de monde, mais je n’y ai jamais vu que des ballets. Et le seul opéra que j’ai vu auparavant, c’était la Flûte enchantée au château de Vaux-le-Vicomte et il y a avait un peu de danse dans la mise en scène. Wozzeck, d’Alban Berg, c’était donc sinon une grande, du moins une petite première pour moi. Après la course pour gagner nos places de balcon obtenues à la dernière minute (enfin, à l’avant-dernière pour être exacte ; je n’ai pas encore reçu mon Pass jeune, parce qu’il paraît que mon adhésion à l’Arop n’avait pas encore été prise en compte – ne pas se demander pourquoi j’en ai reçu un mail le lendemain), il a fallu atterrir. Et là, force est de constater que je ne sais pas vraiment écouter et de reconnaître que l’oreille, ça s’éduque. J’ai mis un certain temps à synchroniser la lecture du prompteur avec l’écoute du texte allemand, et, tout en observant la mise en scène, à pouvoir entendre simultanément, quoiqu’en les distinguant, les voix et la musique. C’est un peu comme en danse, où il faut apprendre à désolidariser le haut du bas du corps afin de pourvoir ensuite coordonner les deux.

A la fin du premier acte, je commence à trouver mon rythme de croisière (gardez vos sarcasmes, je suis une cruche, ça sonnerait creux). De retrouver un peu d’allemand y aide bien : au tout début, impossible d’isoler des mots distincts dans les phrases prononcées ; puis en m’aidant du prompteur en français, je devine à retardement (rot – blot- tot, comme le refrain d’une comptine – oui, bon, je n’ai jamais été bilingue, hein, et c’est fou comme on perd vite en deux ans) ; à la fin, avec un coup d’œil en diagonale au prompteur, je devine par avance (« dunkel », yes ! – je sais, je m’amuse vraiment de pas grand-chose). N’empêche que ça me donne envie de refaire de l’allemand – pas au point de trouver les amphis à la fac, cela dit, faut pas déconner non plus.

Je ne connais rien à la musique ; je la ressens, je peux danser parfaitement en mesure (enfin presque, la plupart du temps, dirons-nous), mais l’écouter tout simplement, en restant immobile, j’ai du mal, la vision m’encombre. Tandis que la musique passe très bien en mouvements et que je pourrais presque dire que je l’écoute avec tout mon corps, mon oreille se perd dans les rythmes, la mélodie, la diversité des instruments, et le vocabulaire qui me permettrait d’identifier tout cela me fait cruellement défaut. Il m’est donc impossible de vous parler de cet opéra proprement dit – de dire que cela m’a paru… étrange n’avance strictement à rien.

Heureusement, même si les voix ajoutent à la difficulté de l’audition, Wozzeck est tiré d’une pièce de Büchner et l’intrigue, étant bien plus qu’un prétexte à la musique, permet à la novice (le mot technique pour « cruche ») que je suis d’entrer (un peu) dans cet opéra. Je ne vous ferai pas de résumé de l’action, vous trouverez cela ici si cela vous amuse, et ne me livrerai pas à un décorticage dans les règles, d’autant que ma paresse vous dira qu’il a déjà été mené à bien là (un petit extrait pour la route pour ceux qui ne cliqueront pas : « Œuvre de la déliquescence jusqu’à la perte au sens Absolu de soi, Wozzeck explore tous les travers imaginables du faillible, de la pauvreté et de la misère humaine, sachant que pauvreté et misère ne nous adviennent pas toujours que par le statut social. Ce qui y est perdu est précisément l’Absolu sans lequel la vie ne peut se faire. » – tant qu’on est dans le repiquage, je garde la formule d’ « opéra de l’absurde » de Palpat’ ) Il est d’ailleurs curieux de constater que cette fan d’opéra se lance dans une analyse de la pièce plus que de l’opéra (je schématise, bien sûr) – même si la musique doit certainement forger la perception que nous avons de l’ « histoire ». Ce doit être en partie parce qu’on ne fait pas sangloter les violons que le drame de Wozzeck peut être intense sans virer au pathétique pour autant. La mise en scène y contribue aussi par la banalité qu’elle expose : la caserne a été transposée en une grande cantine, derrière les vitres de laquelle des gamins s’agitent pendant quasiment toute la durée du spectacle. Je n’ai pas pu de m’empêcher de me demander d’où ils sortaient, si leurs déplacements étaient réglés (pour certaines entrées cela ne fait aucun doute), s’ils s’éclataient vraiment à courir partout sur scène et à sauter dans le trampoline gonflable ou si, justement, ces jeux réitérés chaque soir les gonflaient. Ah oui, je n’ai pas non plus capté pourquoi un pianiste restait planté côté cour sans jouer, à allumer et éteindre une lampe à des moments dont lui seul pouvait savoir qu’ils étaient clés. Questions pour le moins aussi existentielles que celles qui se posent à Wozzeck. Aussi curieuse (déplacée ?) la mise en scène soit-elle (et encore, apparemment, ils se sont calmés sur les couleurs par rapport à la dernière fois où il a été monté à Bastille), avec ce décor à la banalité étroite, « à la réalité, même pas sinistre, mais simplement rétrécie – et c’était peut-être pire-» * de cette cantine aux allures de hangar, la folie de Wozzeck s’expose sans exploser. A part un vol de chaussures dans lesquels l’amant (un bien grand mot pour un simili punk avec du bide, sur qui Marie n’a sauté qu’une fois avant d’implorer la Sainte éponyme de lui pardonner) a shooté, pas de cataclysme : c’est au milieu d’un décor immuable que Wozzeck implose.

Après la vidéo (d’époque, donc de piètre qualité) de la scène de la folie de Giselle par Olga Spessivtzeva …  vers laquelle
B#2 m’a envoyée, on pourrait se demander si la folie est si reconnaissable que ça, tellement plus inquiétante de ne pas être surjouée ; la raison qui se décompose d’elle-même sans grand éclat. C’est malin, maintenant je n’ai plus qu’à lire L’Histoire de la folie de Foucault (auquel cas vous pourrez faire une pétition pour ne pas avoir de post là-dessus).

C’était la critique chaotique d’une souris décontenancée. Inquiétez-vous, ce n’est pas fini.

* Melendili aura reconnu Perec.