Songe de brise, songe fiévreux

Pneuma : souffle ou esprit aérien auquel, dans l’antiquité, certains médecins attribuaient la cause de la vie, et, par suite, des maladies (d’après Wikipédia).

 

Jeudi après-midi, fièvre et frissons, je préviens Melendili que je ne serai probablement pas en état d’aller au spectacle le soir et, vu qu’elle a récupéré tardivement la place de Palpatine et qu’elle est un peu crevée, je lui vends de refiler les places à Mum et son amie-qui-kiffe-Carolyn-Carlson. Sauf que Mum s’avère injoignable et qu’il n’est plus temps ensuite de courir à Paris pour Melendili. En sortant de chez le médecin (qui me confirme que c’est une grippe), je me dis que je vais *juste* passer devant le théâtre pour essayer de revendre les places – après tout, la ligne 6 est directe jusque chez moi.

C’est toujours la même histoire : une fois que le Doliprane fait effet, j’ai l’impression de péter le feu. Petite, lors de l’une de mes innombrables angines, j’avais supplié pour qu’on m’emmène à la danse, *juste* pour regarder et ne pas prendre de retard dans l’apprentissage de la chorégraphie. À l’heure dite, le Doliprane ayant fait effet, j’avais oublié que j’étais là en observatrice et shaké mon booty – pour ensuite prendre un bon sermon plein de staphylocoques…

20 ans plus tard, je passe à Chaillot *juste* pour essayer de revendre mes places. Une jeune fille brandit déjà une place à bout de bras, mais je suis confiante : couples ou amis, les gens en cherchent souvent deux d’un coup. Je dégaine mes billets et, voyant cela, la meuf déplie un éventail de QUATRE places, genre tu peux pas test. Ouais, mais moi je suis plus proche du métro, d’abord. On n’a pas l’air connes, toutes les deux : il y a zéro acheteur. JoPrincesse arrive ; j’achète une crêpe au Nutella et ce qui devait arriver arriva, sur le mode : maintenant que je suis là, autant entrer non ? Je vais *juste* m’asseoir et regarder, ce n’est pas fatigant.

Évidemment, je n’ai pas pu m’en empêcher ; évidemment, je n’aurais pas du : après avoir passé la première partie du spectacle dans une vague culpabilité envers Melendili, la fièvre est remontée et les frissons sont revenus, au point que je me suis demandé si mes tremblements n’allaient pas gêner mon voisin de derrière. Dans ma tête, Melendili penchait la tête : « Je ne vais pas te dire que je te l’avais bien dit, mais… *soupir*. » Le parfaite incarnation de l’onomatopée tsk, tsk.

Quoiqu’étant restée jusqu’au bout (en priant pour que ça se termine vite – un comble pour un bon spectacle), je dois bien avouer ne pas avoir une très bonne d’ensemble de la soirée. Mais je peux vous en faire un compte-rendu fiévreux. Parce qu’il y a vraiment beaucoup de choses dans Pneuma

un ange noir avec de grandes ailes de corbeaux…

la fée Clochette, s’il-vous-plaît, avec un chignon qui a pris le vent, une robe qui rappelle celle de la Folie dans Platée, des chaussures futuristes transparentes et un sceptre de bergère littéraire assorti, qui ressemble à une immense touillette à grenadine…

des hommes en veste blanche allongé sur des rectangles de gazon, qui font remonter des images bauschiennes (pitié, pas un remake de 1980)…

des mouvements migratoires de beaux gosses, qui traversent la scène en temps levés, sans bras, très Lucinda Childs spirit

… des pantalons et des interactions fluides dignes de Trisha Brown…

des traversées de portés sublimes, avec des développés au ralenti, qui semblent d’autant plus irréels que le déplacement du partenaire est relativement rapide – les danseuses flottent comme des chevaux de bois, des Pégases aquatiques…

des calligraphies de chevelures – j’adore quand robes et cheveux se soulèvent délicatement sous la brise mécanique des hommes qui font de grande moulinets avec leur veste à bout de bras (j’imagine en revanche que tu as interdiction de te couper les cheveux 6 mois avant le spectacle)…

des moments d’absence à robes noires, à compter le nombre d’heures écoulées depuis mon dernier Doliprane…

trois tutus tortillant du cul, faisant ressembler les danseuses à d’adorables (et impayables) autruches Louis XIV…

des derviches tourneurs tout blanc, à géométrie variable…

des baudruches dégonflées et une dernière envolée…

des robes agitées par les garçons-alizés, vagues hé dis

un arbre tiré par les cheveux branches, une lampe descendue du ciel et un bateau volant (comme dans Lady Blue !)…

et une souris ratatinée sur son siège, qui est rentrée fissa se mettre au lit, pour découvrir, deux jours plus tard, qu’il y avait du Gaston Bachelard dans l’air, rêve du vol, poétique des ailes, chute de l’imaginaire, toutes choses aériennes par ailleurs.

 

Pneuma : une heure vingt de danse inspirée, après quoi l’on respire mieux.

 

Tombeau pour le ballet

Les Balletonautes ont une fois de plus l’expression juste : Jérôme Bel n’est pas chorégraphe mais auteur de spectacles sur la danse. Tombe est ainsi un tombeau pour Giselle, comme il existe des tombeaux poétiques pour célébrer une personnalité défunte. La première partie commence, très concrètement, avec la tombe de Giselle et, d’une manière générale le décor et le théâtre que Grégory Gaillard fait visiter à Henda Traore, caissière et baby-sitter de son quartier. Ah oui, j’allais oublier : le concept est de faire monter sur scène des gens qui n’y auraient jamais été – concept, comme il se doit, vite dépassé par l’œuvre. Car dès le deuxième tableau, le spectacle reprend ses droits : les décors ont beau avoir été soulevés à l’instant, découvrant le foyer où s’échauffent quelques danseurs et deux techniciens retournés sur leur chaise pour observer la vision inaccoutumée de la salle en plein spectacle, l’illusion reprend sitôt que la musique d’Adams se fait entendre et qu’Albrecht surgit dans la brume.

Sébastien Bertaud est en tandem avec Sandra Escudé, une magnifique Giselle-Willis en fauteuil roulant. J’avoue être sceptique au concept d’handidanse (déjà avec deux bras, deux jambes et un cerveau normalement câblé, il n’est pas dit qu’on ait une palette technique et artistique suffisante pour émouvoir le spectateur), mais là, cette idée me ravit au plus haut point, ravivant le souvenir de ma première Giselle où j’avais clairement eu l’impression de voire Myrtha montée sur roulette. Là, pas de doute, Giselle glisse au sens propre et se dérobe à toute allure, d’une manière bien plus crédible que lorsqu’elle s’envole à pieds. Lorsqu’elle quitte son fauteuil, ses sautillés unijambijstes sont bien plus intelligents que maladroits, clin d’œil à la traversée des Willis en arabesque. Et puis les ports de bras de cette Giselle, qui soulèvent délicatement les épaisseurs de tulle…

La dernière partie montre une Giselle moins morte et moins glamour dans sa proximité avec la mort. Benjamin Pech « promène » Sylviane Milley, balletomane de 80 ans bien plus hagarde que Giselle ne le sera jamais dans la scène de la folie. Le danseur marche avec la balletomane. Le danseur marche devant, écarte les bras, et la balletomane le rejoint. Il ne se passe rien que le silence dont on entoure la décrépitude du corps, et des regards où le plaisir d’être égale l’incompréhension de ce qui se passe. Entre le projet de porter Sylviane Milley de son siège à la scène, puis de la scène à son siège (quid de la fosse ?) et la qualité de la vidéo qui nous est projetée (la caméra ne tremble pas et jamais on ne voit le reflet du caméraman dans les miroirs du studio), on peut se demander si la présence sur scène a vraiment été sérieusement envisagée, indépendamment de l’hospitalisation récente de la vieille dame. Quoiqu’il en soit, la vidéo accentue l’effet de cette présence fantomatique, il faut bien le dire dérangeante (et ennuyante, un peu, si l’émotion ne vous prend pas). De là à huer les danseurs aux saluts1… Le chorégraphe, lui, ne s’est pas montré, sauf sur la vidéo où il ne dit rien, ne fait rien, assis sur sa chaise, occupé à regarder.

 

Pour parer aux critiques sur le prix des billets au vu de la programmation, j’imagine, s’ensuivait une soirée complète – près de deux heures de danse pour apaiser le bourgeois dérangé. La nuit s’achève possède les mêmes qualités et défauts que toutes les pièces de Benjamin Millepied que j’ai pu voir : c’est fluide, fluide, très fluide… et ça vous glisse entre les doigts. Il y a de belles choses pourtant, notamment la remise en mouvement de portés figés dans la pratique : l’aspi-ballerine par exemple (mais si, je suis sûre que vous voyez la ballerine trainée par son partenaire comme s’il passait l’aspirateur avec ses jambes) est agrémenté de retirés du plus bel effet, oscillant entre la caresse du bout du pied et la volonté de ralentir (c’est très érotique, vous ne trouvez pas ?). J’ai aimé, aussi, être surprise par la danseuse tombée en cambré dans les bras de son partenaire (rien que de très classique jusque là), qui subitement se retourne et ondule, visage vers le sol.

Ce qui est dommage, c’est que Benjamin Millepied ne nous laisse guère le temps de voir tout cela ; tout s’enchaîne à la même vitesse, un pas en remplaçant un autre sans entrer en écho avec lui. J’ai face à ses ballets un problème que je n’avais jusque là rencontré que dans l’audition de pièces musicales – jamais de danse : je n’arrive pas à saisir la globalité de la phrase musicale/chorégraphique ; j’écoute mais je n’entends pas / je regarde mais ne voit pas ; rien ne surgit qui m’entraîne à donner une forme à l’ensemble. Il ne m’en reste qu’un plaisir de surface : une fois encore, c’est la scénographie que je retiendrai de cette pièce de Benjamin Millepied, cette grande palissade percée de trois grandes entrées, comme les portes d’un palais atemporel. J’imagine une grande fête d’un autre temps, qui s’achève avec la nuit, et dont les couples, modernes, eux, rentrent moins chez eux que dans leur intimité (j’avoue un faible pour la tenue culotte-grande chemise).

 

Les Variations Goldberg réussissent mieux, je trouve, le mélange entre passé (fantasmé, forcément ; on serait bien en peine de dire de quelle époque au juste sont ces costumes d’époque) et atemporalité (datée, forcément, l’atemporalité des années 2010 n’étant pas la même que celle des années collants 1980). Surtout, contrairement à Benjamin Millepied, Jerome Robbins nous donne le temps de voir les formations avant de les recomposer et n’hésite pas à glisser une touche d’humour de temps à autres, là où le lyrisme de Benjamin Millepied ne se départit pas un instant de son sérieux. Un exemple parmi tant d’autres : les haussements d’épaules saccadés sur grand plié seconde, comme un rire d’ogre ou de joyeux ivrogne – par une danseuse fluette en jupette rose2 et son partenaire, c’est assez amusant.

Soit qu’ils soient amollis par une danse comme il faut, soit qu’ils sourient discrètement dans l’ombre, les spectateurs ne donnent guère de signe de réaction. Peut-être est-ce un peu long ? J’avoue qu’à genoux sur ma chaise surélevée (parce que ces idiots ont mis DEUX rangs de sièges surélevés), je commençais à avoir mal aux tibias et n’ai pas été très attentive au pas de deux d’Hugo Marchand et Marie-Agnès Gillot (qui détonnait un peu dans le cast). La promenade reste néanmoins fort plaisante, surtout lorsqu’elle est servie par des interprètes qui ont vraiment l’air de se faire plaisir : on remarque facilement le sourire d’Hannah O’Neill et l’éternel entrain de Laurène Lévy, mais mon coup de cœur de la soirée va à Charline Giezendanner, absolument parfaite dans ce registre (ce qui n’est pas le cas de tout le monde : Héloïse Bourdon, pour ne pas la citer, est largement plus à son avantage dans les rôles dramatiques classiques). Pour en finir avec le name-dropping, je citerai Germain Louvet que, sauf erreur de ma part, je voyais pour la première fois dans un rôle de premier plan – et wow, quoi.

Sur quoi la nuit s’achève et le RER disparaît, transformé en citrouille.


1
« Il y a un décalage énorme entre l’état d’esprit dans lequel nous avons créé ce pas de deux et celui dans lequel il est accueilli par certains, » dixit les interprètes, particulièrement diplomates et peu rancuniers.

2 Je dois vieillir un peu, parce qu’après la prise de conscience que les modèles en couverture des magazines féminins sont des gamines maquillées en femme, je me fais la réflexion que ces jupettes enfantines (d)étonnent sur ces corps de femme – encore un indice de ce que la danseuse est considérée comme fille plus que comme femme ?

La choré de la graphie

Density 21.5

Une danseuse vêtue d’un académique asymétriquement recouvert de voile furète en avant-scène. Alors qu’elle ne décolle pour ainsi dire jamais du sol, l’image d’un colibri s’impose à moi et, une fois de plus, ce paradoxe se rappelle à moi : il faut être extrêmement ancré dans le sol pour paraître léger. Alors oui, la densité est sûrement la meilleure métaphore qui soit pour matérialiser la présence scénique.

Je ne pousse pas la réflexion plus loin : les huit minutes sont déjà écoulées. En même temps, la musique est de Varèse ; point trop n’en faut. (Au cas où vous vous demanderiez, 21.5 est la densité de la flûte en platine pour laquelle a été composé le morceau.)

 

Dialogue with Rothko

Je ne connais Rothko que de nom, mais ce nom ne me disait rien qui vaille. Depuis L’Anatomie de la Sensation, je doutais pouvoir apprécier un spectacle de danse inspiré d’un peintre qui ne me parle pas. C’était sans compter sur l’intelligence et la sensibilité de Carolyn Carlson, qui interroge le geste du peintre dans un univers visuel dépouillé. Sauf (vidéo)projections ponctuelles de quasi-monochromes noirs (et rouges, parfois, derrière le noir), les deux toiles disposées côté jardin et en fond de scène resteront blanches. Car c’est sur nous que Carolyn Carlson projette son mouvement. Une Pollock de la danse.

Les gestes de ses mains sont incroyables de vitesse et de précision : on croirait la voir signer en langue des signes, tracer un trait, retirer un gant, boutonner une veste jusqu’au menton, tracer, nettoyer, gommer, ajuster mille détails visibles d’elle seule, qu’on devine seulement à mesure que ses mains fébriles les révèlent, sans que l’on puisse tout à fait les suivre. Ce mouvement à la lisière de la pantomime n’en est pourtant pas : postuler un sens l’enfermerait dans un mystère indéchiffrable ; l’absence de sens ne le condamne pas à l’absurde, au contraire : il peut être poésie, résonance infinie et indéfinie de gestes qui sans cesse en invoquent et en évoquent d’autres, sans qu’ils puissent jamais être assignés à une signification définie.

Ce langage de signes me fascine car il interroge le mystère de la danse : comment le mouvement peut-il faire sens sans en avoir un ? Parce qu’il en a mille ? Il ne faudrait pourtant pas qu’un geste puisse tout dire, car alors, il ne dirait rien ; pris dans un réseau d’échos – une chorégraphie –, son spectre se réduit en même temps que l’ambiguïté demeure et éveille à son tour d’autres échos. Le sens se modifie par surimpression, comme le black over red. Pas noir. Pas rouge et noir. Rouge puis noir. Noir teinté de rouge. Geste teinté de celui qui précède. Black, Red over Black on Red. Les superpositions n’en finissent pas. Over: je n’avais jamais fait le lien entre ce qui recouvre (cover) et la fin, que l’on décrète alors (game over), peut-être un peu vite, et que l’artiste, lui, prend pour commencement. Ne se dévoile que ce qui a été recouvert…

« Je croyais qu’elle allait jouer avec la peinture.
– Mais elle a joué avec la peinture.
– Non mais pour de vrai. »

 

Voir double

Je ne m’en suis rendue compte que la veille de la représentation : j’avais déjà vu Double vision. Je revois sans réviser mon jugement – à ceci près que la petite salle de Chaville me semblait plus adaptée, le miroir immergeant davantage dans un univers qu’il diffracte difficilement pour les spectateurs de Chaillot passée la moitié de la salle…

Il y a toujours cette ambiguïté organique dans la première partie : on ne sait si Carolyn Carlson, enserrée à la taille dans une jupe qui se prolonge sur toute la scène et sur laquelle sont projetés des extraits du monde naturel, feu, neige, œil, globules… fait corps avec une nature cyclique, où elle puise son énergie (les globules), ou bien si elle est entravée, empêtrée, condamnée par la biologie, où la vie se définit par rapport à une mort certaine (les fourmis rouges qui lui passent sur le corps, brrr). Selon que l’on est plus sensible à l’un ou à l’autre, on en tirera une impression de plénitude (Palpatine) ou de trop-plein anxiogène (Mum et JoPrincesse).

À la nature cyclique succède la ville linéaire, avec ses files ininterrompues de chiffres et de voitures qui défilent sur des bandes verticales entre lesquelles s’intercale une ombre noire. Tandis que le monde naturel demande à ce que l’on fasse corps avec lui, le monde urbain est un monde dans lequel on s’insère – et la silhouette de disparaître derrière une bande, pour reparaître devant une autre, sans que l’on sache très bien si elle a plus de réalité que son ombre projetée. Je ris intérieurement à l’oxymore préjugé d’une dame de 72 ans s’aventurant dans la streetdance, mais la cagoule cache en réalité un acolyte. Peu importe, la poésie ludique de la silhouette s’inclinant très légèrement alors que l’image mouvante la projette sur des rails, comme un véhicule de jeu vidéo, est bien de la chorégraphe calligraphe.

La courbe naturelle O et le trait urbain | fusionnent dans une troisième partie ⎋ (on/off), celle de l’imaginaire et de la pensée capable de synthèse, de symbiose… et de prolifération anarchiques des images. Filaments qui ondulent sur les murs, graphies projetées en cercles concentriques au sol, au gré des traits qui gouttent depuis un panneau, auxquels se mêle bientôt un essaim de cubes tourbillonnant comme le gif d’une molécule ADN… et Carolyn Carlson qui tourne, qui tourne la-dedans… « J’ai l’impression de voir l’intérieur de ma tête » résume JoPrincesse à la sortie. Palpatine approuve. C’est effectivement à peu près la cartographie de mon esprit lorsque je m’auto-saoûle. Avec son rythme effréné et sa bande son qui vire à la bande bruit, le spectacle vomit les cogitations de nos têtes encombrées sur scène. On en sort épuisé.

Professional asshole

Steve Wozniak, rapporte Vikram Chandra, aurait qualifié Steve Jobs de rugged bastard. Dans le film de Danny Boyle, c’est asshole. Et, ma foi, l’un comme l’autre sont un assez bon résumé du personnage fort déplaisant qui nous est montré. Asshole envers Lisa qu’il refuse de reconnaître comme sa fille, asshole envers la mère de celle-ci, à qui il se contente d’écrire des chèques, asshole envers ses collaborateurs et notamment l’équipe de l’Apple, dont il refuse de saluer le travail, et asshole envers l’autre Steve, donc, qui a tout de même fait tout le boulot technique – tout le boulot tout court ? C’est quand même là le mystère à l’origine de la fascination pour cet asshole : il ne fait rien, et pourtant, sans lui, il n’y a rien. Que fait-il au juste ? lui demande Steve Wozniak dans la fosse d’orchestre du War Memorial Opera House, quelques minutes avant la présentation sur scène d’un nouveau produit. I play the orchestra. Réponse géniale. Comme le chef d’orchestre, on ne sait pas s’il sert toujours à quelque chose, mais sa place est là, inamovible. Son rôle est d’incarner Apple. Ou NeXT, l’ordinateur sans OS qu’il présente après s’être fait virer de sa propre boîte. Car Steve Jobs y croit. En lui, en ses produits, en ses coups de bluff. C’est en cela qu’il a su se rendre indispensable : il est là pour y croire, y croire tellement fort que l’on ne peut pas, à son tour, s’empêcher d’y croire – il est toujours plus facile d’être convaincu par quelqu’un qui est lui-même convaincu. Steve Jobs est une illusion, qui persiste alors même que l’on sait que c’est une illusion. Son assistante flippe lorsqu’elle comprend qu’il bluffe, que c’est un produit imaginaire qu’ils vont présenter, dans l’unique but de se faire racheter et de réintégrer Apple ; elle flippe, mais elle veut y croire, et reste – alors même que, de son propre aveu, elle pourrait se faire embaucher n’importe où sur l’instant. D’une manière générale, les gens qu’il a envoyé bouler ne cessent de revenir à l’attaque,  d’essayer de le faire revenir à la raison, de lui trouver des excuses. Le film insiste particulièrement sur le sentiment de rejet qui lui viendrait d’avoir été adopté. Mais comprendre n’est pas excuser, et le film a beau finir – l’espoir est humain – sur une inflexion de son comportement, il n’en demeure pas moins, tel que représenté, un asshole. Un brillant asshole certes, mais un asshole. It’s not binary, lui lance Steve Wosniak, you can be decent AND gifted at the same time. AND confondu avec XOR : on renverra Steve Jobs réviser ses tables de vérité. 

Reste que Steve Jobs réussit un tour de force similaire à celui de son personnage éponyme. Une fois les one man shows retranchés (filmés, ils ne permettent pas à la fiction de s’y immiscer et d’instaurer une distance nécessaire à la construction d’un portrait), il n’y a pour ainsi dire rien à montrer. Et pourtant, le scénariste réussit à instaurer une tension dramatique à partir d’une matière assez peu cinégénique, en concentrant le film en trois scènes, sur les instants précédents les présentations de lancement du Mac, du NeXt et de l’iMac. À chaque fois, retour des mêmes personnages, des mêmes schémas et des mêmes tensions exacerbées par la fébrilité des préparatifs ; à chaque fois, on creuse davantage, on s’interroge, on constate : Kate Winslet est parfaite en assistante qui n’en dit pas trop mais n’en pense pas moins, aux côtés de Michael Fassbender qui, comme toujours méconnaissable, incarne l’énigme d’un asshole devenu une icône pour des millions de fidèles consommateurs.