Le mariage à trois, 2, 1 : partez !

Les personnages se tournent autour ; le réalisateur tourne autour du pot ; le spectateur, chèvre ; l’heure, peu ; la caméra, beaucoup, pour suivre les retournements de veste. A vous filer le tournis – mais c’est peut-être de rester sur sa faim, le creux à l’estomac n’est jamais très bon. Pourtant, quand je jette un coup d’oeil à ma montre, je ne suis pas certaine de vérifier uniquement si l’heure légale a sonné pour manger ma pomme (quand on sort avec Palpatine, qui peut attendre onze heures pour commencer à avoir faim – pourtant, il n’a pas de réserve, je peux vous l’assurer-, on prend l’habitude de manger le dessert avant le plat).

 

Après le tête à tête, le face à face…
Peut-être pas moins romantique : regardez-moi toutes ces boucles

 

Pourtant *deuxième, action diction* il y a Louis Garrel à se mettre sous la dent. Il est acteur (oui, oui, on sait, mais dans le film aussi), et l’amant de Harriet (Julie Depardieu), qui elle aussi doit jouer dans la pièce d’Auguste (Pascal Greggory), son ex-mari. Lui n’a pas vraiment digéré la particule, et tente toujours de remettre sa main caressante sur Harriet, si bien que (je l’ai lu quelque part, mais ne sais plus où, donc je lèse César) ce n’est pas l’ex-mari mais l’amant qui risque d’être cocu. A ce trio de vaudeville recomposé s’ajoutent le producteur, qui, attablé, sait qu’il va déguster, et Fanny (Agathe Bonitzer), la « fille dans les étages », étudiante qui s’occupe du courrier du dramaturge (toute l’inaction se passe chez lui) et qui occupe un peu la fonction de la confidente dans les pièces de théâtre, celle qui permet des apartés dialogués. Pour jouer, ça, ils jouent : Théo (Louis Garrel) soigne sa sortie en annonçant au dramaturge réticent à le faire jouer, son mariage avec Harriet, tandis qu’Auguste s’écoute beaucoup parler. On joue, on surjoue, mais on s’amuse bien peu. Surtout lorsque Théo s’est fait la malle : l’entreprise de récupération, oui, non, merde, de Harriet est tout bonnement infinie.

 

Au début, Auguste oppose le cinéma, l’ « art de se taire », au théâtre, qu’il préfère parce qu’il est plus amusant, plus vivant, de parler. Ironie tragique pour un film dont « la bavardise de certains dialogues [empêche] Le Mariage à trois d’être un grand film ». Je serais assez d’accord avec le Monde. La prédominance de la parole ne me gêne pas : chez Rohmer, c’est parfois beaucoup plus littéraire et bizarre que cela, seulement, s’ils parlent comme ils n’écrivent même pas, les personnages de Rohmer ne s’écoutent pas parler et la pose paraît beaucoup moins longue. De plus, lorsque la caméra se pose un peu, on a parfois droit à de magnifiques plans, comme lorsque Harriet et Auguste sont de chaque côté d’une poutre et que le soleil filtre à travers les cheveux de la première. D’avoir su se taire, les personnages nous offrent alors un dialogue plus riche. Curieuse phrase d’Harriet : « tu ne crois pas qu’on se connaît un peu trop pour se séduire ? ». Au contraire, non ?

 

 

Le rythme (même si c’est beaucoup dire) reprend avec la réapparition de Louis Garrel. Deux, c’est trop peu, Harriet et Auguste sont lassants ; quatre, avec Fanny et de producteur, ce n’est pas encore cela. On connaît la musique, pour le cinéma comme pour la poésie, mieux vaut préférer l’impair. Il y en a toujours un qui fait tapisserie (le producteur est nécessairement hors-jeu), mais les tensions circulent et les trio se recomposent. L’histoire devient pluriel. Harriet fait semblant de croire à une liaison entre Auguste et Fanny, parle à la jeune fille (que le dramaturge veut faire jouer à sa place) comme si c’était le cas et, à force de jouer une histoire -ce sont des acteurs- on la fait exister.

 

Pas de sous-entendu sans sensualité, on frôle le baiser lesbien

 

Comme chez Agatha Christie où le plus évident est toujours le plus surprenant, Fanny se révèle, comme l’Electre de Giraudoux, et nous la joue petite Catherine de Heilbronn, amour pur d’origine non certifiée pour celui au service duquel elle s’est mise. Et qui, du coup, est touché par la grâce.

 

 

Quelques claques, mais cela reste très saint sain sein

 

L’histoire n’est pas encore réglée par ces deux duos ; encore faut-il s’assurer qu’ils forment des couples. Et entre le tripotage d’Harriet (« -et çe t’a plu ? lui demande Théo. – ça ne m’a pas plu… ça m’a excitée ») et le charme que Théo fait à Fanny… un petit Garrel en train de dire des âneries sur sa chaise (comme dans Les Chansons d’amour, d’ailleurs)… il a les meilleures répliques, soit dit en passant, joyeusement cyniques sur les bords. Le ras-le-bol des enfantillages de ses aînés le rend brillant ; c’est parce qu’il en rajoute qu’on sent qu’il voudrait que cela cesse. En attendant, autant aller voir ailleurs, mais Fanny n’en a rien à cirer ; c’est là où il n’y a aucun enjeu qu’elle montre le plus d’aplomb et une certaine conscience de sa place dans les jeux de séduction (au début, on dirait plutôt une vierge inspirée – « elle a l’âge emmerdant », dit Auguste, et Palpatine se marre à côté de moi – vous êtes marrants, il faut bien que jeunesse se passe). Lorsque Fanny part ramener la voiture de sa mère, Théo monte avec elle, et il faut attendre qu’il se fasse éconduire et que Harriet et Auguste noient dans l’alcool leur angoisse d’une liaison entre les jeunes pour que les deux couples soient établis. La pièce est finie – Auguste n’écrira jamais la sienne.

 

Début du film, il manque encore quelques marches pour s’embrasser

 

Observations fines, incessants déplacements des couples et des trios, jeu qui risque toujours de ne pas être ludique… ce pourrait être un excellent film ; j’ai besoin d’un peu de bonne volonté pour ne pas le qualifier de mauvais.

 

B puissance quatre

Billy Budd, de Benjamin Britten

Une version d’anglais sur un extrait du roman de Melville faisait que le premier rang a bell.

Le second demeurait l’inconnu du Cantus in Memory of Benjamin Britten, morceau d’Arvo Pärt angoissant de beauté.

Je fais tout à l’envers, selon Palpatine, à commencer par le compositeur inconnu (sauf pour Mimi j’imagine, parce que bon, vive l’Estonie). C’est pourtant assez cohérent avec mon obsession actuelle du début qui prend sens par rapport à la fin.

 

Pas d’allemand, mais de l’anglais : j’imaginais naïvement que je n’aurais pas le cou bousillé par la lecture des sur-titres. C’était sans compter sur l’étirement des mots, encore plus terrible en anglais où voyelles brèves et longues sont d’une importance capitale (mais à l’opéra, le prompteur n’est pas inutile jusque dans notre propre langue maternelle), et sur les termes techniques qui ne m’évoquent rien de plus uns fois traduits : vous faites souvent la conversion à un gabier de misaine, vous ?

C’est le poste qu’occupe Billy Budd lorsqu’il s’engage à bord du navire de guerre L’indomptable, sous la direction bienveillante du capitaine Edward Fairfax « Starry » Vere. On ne peut pas en dire autant des échelons intermédiaires qui réduisent les matelots en esclavage, fouet à la main. On leur pardonnerait presque, cependant, grâce aux magnifiques ensembles auxquels cela donne lieu, à commencer par celui de tous les matelots en train de briquer le pont, les heave ho (ho hisse) aussi houleux que les flots.

 

 

Autant m’extasier tout de suite une bonne fois pour toutes sur le jeu scénique des musiciens – et des comédiens, j’aurais tendance à dire, s’il est vrai que certains hommes dont la musculature faisait bien dans le décor n’ouvraient pas beaucoup la bouche et semblaient surtout là pour le gros œuvre, réquisitionnés dès qu’il faut porter Billy Budd (qui porte aussi les marins, mais de façon plus littorale que littérale). Chapeau bas à Francesca Zambello pour la mise en scène et à Alison Chitty pour les décors. La préparation de l’attaque d’un navire français au second acte est magnifiquement composée, avec ses hommes dans les cales, autour de ce qu’on imagine être des canons, sur le pont, dans les cordages, sur le mât, et ses officiers à la proue, l’avant-scène ayant été relevée pour l’occasion, histoire de prendre de la hauteur. Le reste du temps, la foule des marins est toujours en mouvement, à se donner des coups dans le dos, jouer des coudes pour ensuite le lever, rigoler goguenard avec le voisin, voire danser, lorsqu’ils sont en compagnie des rats dans la cale et que le chat est parti. Pour ce passage, la scène a été rétrécie par un panneau d’où pendaient des arcs de cercle en tissu. Ce n’est qu’une fois descendu à hauteur des hommes que j’ai compris que ces vaguelettes de tissu étaient des hamacs. Habile aménagement, qui permet de ne rien changer au plateau dont la pente ne fait que renforcer le caractère imposant du mât auquel grimpe notre héros. Lors des scènes de nuit, un néon bleu vient définir le contour de cette masse fantomatique, et la présence d’un homme se devine alors par l’interruption de la lumière.

Un homme, des matelots, quelques officiers : l’opéra alterne les tableaux de groupes impressionnants avec des parties plus intimistes – mais pas nécessairement plus calmes. Au deuxième acte, une fois que tous les éléments de l’intrigue ont été mis en place (vie à bord du navire, arrivée de Billy Budd bientôt aimé de tous les matelots, mais pas du maître d’arme John Claggart, dont l’attirance admirative pour le « bébé » du groupe se convertit bientôt en pulsion destructive ; il contraint certaines de ses ouailles à tenter de corrompre l’incarnation même de la droiture), on parvient à un climax avec le trio formé par Billy, convoqué par le capitaine dans sa cabine pour répondre à Claggart qui l’accuse d’exciter l’équipage à la rébellion – pure diffamation, que le capitaine soupçonne mais qu’il ne peut pas rejeter à cause du grade de l’accusateur. Sommé de se défendre, Billy Budd est repris par son bégaiement et le coup de poing qui part tout seul parle à sa place – et tue le maître d’arme. Pour le coup, le physique de Lucas Meachem, une tête de plus que tout le monde, véritable armoire à glace, rend l’affaire tout à fait plausible. Davantage, à mon humble avis que la beauté constamment louée (avec la bonté – on est platonicien ou on ne l’est pas) de son personnage ; mais c’est totalement subjectif, la petite vieille devant moi n’avait pas l’air du même avis, qui au neuvième rang braquait ses jumelles sur le torse nu du chanteur. Mamie émoustillée à bâbord ! Une petite pensée émue pour le mort, aussi, qui a dû goûter à l’éternité à rester ainsi immobile, recouvert d’un drap, jusqu’à ce que l’avant-scène s’abaisse jusqu’à l’enterrer définitivement.

Conseil de guerre, Billy Budd, malgré son air jovial, ne peut échapper au châtiment. On a donc le droit à la dernière nuit du condamné et je me dis un instant que cela constitue un motif littéraire. Comme c’est horrible, pendu, dernier verre d’eau, dernier biscuit, tout ça… j’aurais plutôt envie qu’on en finisse. Jusqu’à ce qu’il regarde sa main, ses doigts se plier puis ses articulations se déplier. A partir de là, il recouvre peu à peu la force d’affronter ce qui va arriver, ou plutôt, le moment présent, puisqu’il s’est déjà représenté la pendaison. Inversement, l’angoisse m’atteint peu à peu, à mesure que la masse de muscle cesse de gémir et qu’elle redevient un corps pleinement animé, dont il est incompréhensible qu’il cesse d’exister. Pas tant parce que la justice humaine est injuste par rapport à la divine (elle a bon dos, celle-là, ça permet de faire ce qui chante pendant ce temps-là, Dieu, serviable larbin, remettra de l’ordre après – cela n’a jamais traversé l’esprit à personne que si l’on peut imaginer ce que serait une décision divine, celle-ci a de fortes chances de s’approcher d’une équité toute humaine, pensée par l’homme au-delà de l’application disciplinée de la lettre de la loi ?) – cela s’ajoute au fait que la mort n’est rien de défini, elle n’est pas un squelette avec une faucheuse, elle est ce qui met fin, elle n’est rien – ou plutôt, pour éviter d’entendre la phrase dans un sens stoïcien (la mort s’inscrit dans le cycle de l’univers) ou chrétien (vie après la mort) : elle est rien, un rien absolu, inimaginable. On peut imaginer l’absence d’une chose, pas la négation de toute chose. Brusque cessation de tout.

 

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Paradoxalement la scène de la pendaison ne m’a pas fait grand-chose : puisque le condamné se l’est déjà représenté, on assiste vraiment à une re-présentation, on sait ce qui va se passer, l’ignorance du néant est occultée par le cér
émonial. Les matelots défilent le long du navire, marchent en une file comme des prisonniers dans leur pénible récréation. L’exécution est bien entendue publique, pour l’exemple. A ceci près qu’elle invite davantage les marins à se révolter qu’à filer droit. Pour un peu, Billy Bud, hissé sur une plaque de la même façon qu’il l’avait été pour haranguer l’équipage au premier acte, deviendrait le chef d’une mutinerie qu’il n’a jamais envisagée.

L’histoire sombre dans l’abyme d’une mémoire qui l’avait introduite, celle du capitaine, hanté par le remords de n’avoir pas sauvé Billy Budd, persuadé que c’est son procès plus que celui du condamné qui s’est joué. Le marin, à qui a bien plu l’histoire du confesseur avec un bon gars qui, par son châtiment, essuie les fautes des autres, a pourtant demandé la bénédiction du capitaine juste avant d’être pendu devant le mât-croix, mais les doutes du vieil homme sont l’indice d’une conscience plus haute, qui ne s’en remet pas aveuglement à la justice divine. Et l’opéra se clôt, terrible.

Terrifiant aussi, le salut du chef d’orchestre, Jeffrey Tate, homme dont le corps complètement tordu évoque immédiatement la souffrance. Ou la douleur, faudrait-il plutôt dire, s’il est vrai qu’on l’admire sans penser à le plaindre. J’ai pensé à Béjart, venu saluer avec difficulté à la fin de l’Amour la danse, et que j’applaudissais pour la première, mais surtout pour la dernière fois.

 

J’étais bien contente, lorsque les lumières se sont rallumées, de retrouver les nez excessivement assortis d’un couple deux rangs devant, le chapeau de Palpatine, mon écharpe au fond du sac, la vie dans la foule (de menus détails). Je me suis rappelée ensuite que cet opéra avait fait pleurer une amie de Palpatine, m’a raconté celui-ci, qu’elle découvrait en tant qu’ouvreuse. Je me suis dit, oui, peut-être, je comprends. Et c’est justement pour cela, je crois, que je ne pleure quasiment jamais lors d’un spectacle. Je ne peux pas pleurer quand je comprends, puisque je me transpose sur un plan rationnel, moi et tout ce que la pièce m’a donné à sentir (des sens jusqu’au sens, en somme). Quand je pleure, c’est la plupart du temps sans raison. Bon, il y a une cause, en général, je ne suis pas maniaco-dépressive, hein, mais cette cause n’est pas une raison. Une raison, il peut y en avoir une, mais elle ne s’impose pas alors d’emblée. Le jour des résultats du concours, j’ai implosé en larmes, et par la suite, à chaque récit de ces aventures catastrophiques, je n’ai jamais omis cet épisode pourtant lamentable. Je savais que le concours était une loterie, que cela ne voulait rien dire sur mon niveau, que je pouvais très bien faire un bon cursus en université etc. : ma crise de nerfs lacrymale n’était pas absurde, mais elle n’avait pas de raison. Le rappel de cette épisode n’était pas de la complaisance ; je suis restée fascinée par cette formidable échappée hors de moi-même qui avais perdu le contrôle de mes nerfs. Et là, j’ai comme qui dirait perdu le fil de ce billet. Le remettre dans le chat de l’aiguille est fastidieux, j’espère que l’ensemble ne se découdra pas. Je mets les voiles. Voilà.

 

Tout plein de photos ici – on ne peut pas les agrandir sans qu’elles soient barrées de leur site d’origine, donc autant rediriger tout de suite vers celui-ci.

 

Les sept lieues de la souris au débotté

 

Pont de l’Alma, j’ai abandonné Palpatine à son Zug, der ausgefuhren ist, et fait demi-tour direction les Gibert lettres et langue de Saint-Michel. Il n’y avait encore personne à la pochothèque, j’ai pu y flâner à mon aise, laisser traîner mon regard sur les couvertures, mes doigts sur les tranches, qui se sont saisis de l’Indécision de Kunkel. L’incipit me plaisait bien, le titre l’a emporté : je l’ai reposé. Puis, comme le temps était à s’en remettre à lui pour le choix du trottoir, j’ai poursuivi un vague itinéraire, à pied, dans ma géographie imprécise de Paris : quartier latin, palais de justice, théâtre de la ville, mairie de Paris, les Halles, Châtelet, jardin des Tuileries, rue de Rivoli, Opéra, Saint-Lazare… Un délicieux sandwich poulet, bleu, noix, raisin sec, salade pour se caler avant de découvrir Izis, fabuleux nom en soi, fascinant porté par un photographe. Dérision riante de ses clichés. En ressortant, même éblouie par la lumière, je vois à nouveau autour de moi, le regard rafraîchi. Je me sentirais presque de fraternité avec une famille de touriste que je contourne pour ne pas jeter d’ombre sur leur souvenir. J’ai plus d’amour pour le prochain lorsqu’il reste lointain ; c’est que la diversité des corps ne s’est pas encore refondue dans la compacité étouffante de la foule. Il y a des fronts, des intentions, des lèvres étirées. Des gestes, des nez où morve la tendresse. J’ai le nez qui coule et un ballon qui m’atterrit dans le dos, mais il ne faut pas troubler l’équilibre de l’harmonie universelle. Je suis allongée aux Tuileries, dans ces allées de passages que quelques haies voudraient transformer en bosquets, je tourne lentement les pages de Fraise et Chocolat, empoché le matin. Forcément, un titre pareil donne envie. De deux boules, mais la fraise en sorbet et à la condition d’une glace Berthillon. Rien à Rivoli, ni en s’éloignant. Je ne trouve rien. Qu’une petite culotte violette chez Princesse Tam-tam, essayée, achetée. Be stupid, s’affiche le slogan de Diesel. No thanks, I’d rather be carefree. Passer devant l’Opéra et ne pas résister à aller voir ce qui passe ce soir : hommage à Robbins. Chapeau bas, je me gratte la tête. Palpatine, au téléphone et au bureau, me donne la distribution. Je n’ai pas bien entendu avant Moreau, qui ? – Bezard ! – On n’avale pas Audric Bezard ! (On le croque, savoureusement.) Je finis donc comme une loque sur le velours rouge, et entre deux bouchées de flan à la noix de coco, je parle à ma voisine de Pass’jeune. Gillot fade dans l’éveil ? Hum, déjà entendu cela quelque part. – Tu vas me prendre pour une folle, mais n’aurais-tu pas un blog ? Danses avec la plume, Amélie : les présentations prennent l’allure de retrouvailles. Palpatine arrive, un Suchard à la rescousse. C’est Noël. Surtout quand les retours arrivent en dernière minute. On comprend alors pourquoi il s’agit de places jeunes, une excellente forme étant recommandée pour courir dans les escaliers, où, à chaque palier, sont postés des ouvreurs immobiles : dépêchez-vous, cela va fermer. Juste à temps pour déranger toute la rangée et s’asseoir haletant exactement au milieu du premier rang de balcon, décrochement du parterre qui assure une vue magnifique sur une soirée qui ne l’est pas moins. Un train direct à Montparnasse pour couronner une joie olympienne. Thank God, it’s Friday !

 

Tourner court

 

Vœu pieux : tourner mes billets avec plus de concision sans pour autant que la pensée y tourne court. Peux toujours courir, je crois.

 

Des brèves de cinéma qui ne deviennent pas desséchées comme des dépêches AFP à la longue : Vu au cinéma, un blog de critiques totalement subjectives au format post-it. Ce Manuel Vaïda ne semble pas payer de mine avec ses grimaces qui rappellent les vignettes de Télérama, mais il pourrait bien avoir un ticket de votre part. « Ne mâche pas. Ne déflore pas. N’en rajoute pas. » Tout ce que je ne fais pas.

 

 

Les chaussons rouges

 

 

Miss Red, fan des shoes de la même couleur, m’avait gardé une invitation de Télérama pour assister à la reprise du film de Michael Powell et Emeric Pressburger. Pas de chance, cela n’était écrit nulle part, il fallait retirer les places dans les deux jours, même pour des séances ultérieures. Qu’importe, je ne regrette pas qu’on ait aiguisé ma curiosité. Les Chaussons rouges ont fait date, tout le monde vous le dira – au risque de ne dire que ça ; c’est qu’il fait aussi daté…

 

… le public

Palpatine et moi faisons brutalement chuter la moyenne d’âge de la salle, assez élevée pour que la plupart vienne revoir et non découvrir le film. Le petit vieux de devant, assis au premier rang comme un enfant sage, qui a ri seul (avant de faire rire la salle) à une pseudo-tentative d’aphorisme, et dont les reflets de la montre indiquait qu’il dirigeait l’orchestre à la fin du film, a raconté à Palpatine avoir assisté à sa sortie alors qu’il avait quinze ans – je parie qu’il était amoureux de l’héroïne.

 

… l’ambiance

L’esthétique est kitsch comme peut l’être Autant en emporte le vent – à ceci près que la musique passe beaucoup mieux d’être intégrée à l’histoire et non motivée par un effet dramatique (dans tous les sens du terme). Le maître de ballet est plus vrai que nature, ou plus slave que russe ; la chevelure rousse de Victoria Page, jeune danseuse embauchée par le directeur des ballets Lermontov, n’est visiblement pas divisible en cheveux ; sa bouche est aussi rouge que le titre du ballet créé pour elle, et ce, même au réveil ; quant à Julian Craster, le jeune compositeur engagé comme répétiteur en même temps qu’elle, il l’aime « d’un amour vrai ».

Mais le conte est bon (tiens, tiens, vous revoilà, miss Red) : adapté d’Anderson, le ballet chorégraphié spécialement pour le film autorise celui-ci à quelques accès d’onirisme, d’autant moins indigestes qu’ils sont contrebalancés par d’autres séquences plus terre-à-terre. Par exemple, lorsque Victoria accepte l’invitation de Lermontov à 8h, elle s’ y rend parée d’une robe de princesse turquoise, avec cape en satin à crever de chaud sous le soleil méditerranéen et mini-couronne au-delà du ridicule assorties. Heureusement, lorsque la réincarnation de Peau d’âne (si vous ne devez cliquez que sur un lien, c’est sur celui-là) se rend compte qu’il ne s’agit pas d’un dîner mais d’une petite réunion de travail pour lui annoncer qu’on l’a choisie comme soliste, elle a assez d’esprit pour justifier l’incongruité de sa tenue en prétextant qu’elle allait justement sortir au moment où elle avait reçu le message.

Le conte déborde le ballet, comme on pouvait s’y attendre de la part d’un film qui en reprend le titre. Les chaussons rouges que l’héroïne chausse (et qui lui enlacent le pied d’eux-mêmes, avec la célérité de spaghettis ensorcelés) la conduisent à la mort, la condamnant à danser jusqu’à épuisement. Jusqu’au-boutiste, Lermontov l’est aussi, qui exige un dévouement absolu à l’art, si bien que, sommée de choisir entre son amour pour Craster et sa carrière de danseuse, Victoria se laisse entraîner par son rôle, qu’elle meure d’envie d’interpréter, et se jette sous un train (celui que devait prendre Craster, et qui s’était déjà manifesté par un panache de fumée lors de leur première entrevue au bord d’un balcon en pierre, avec une plante en carton-pâte sur le côté – le romantisme outrancier de la situation n’a fait qu’en renforcer le total manque de subtilité – Palpatine et moi de rire comme des baleines). Oui, non, merde. En se supprimant, elle supprime le dilemme, c’est plutôt radical comme solution. Et terriblement poétique rapport à la clôture de la mise en abyme. (J’hésite à vous faire un petit coup de *Kundera power*, d’autant qu’il s’agit de l’analyse d’Anna Karénine qui elle aussi va bon train). Elle ne choisit pas l’art contre la vie, ni la vie contre l’art, mais la vie telle que l’ordonne l’art, même quand le destin qu’il orchestre mène à la mort. Ce retour au conte nous sauve in extremis de l’absurdité de ce suicide. Elle mourut heureuse et n’eut aucun enfant.

 

… la société

Le dilemme final, Craster ou Lermontov, vivre ou créer, n’est peut-être pas toute la question. Certes, on retrouve la même déception que dans the Picture of Dorian Gray, lorsqu’après une nuit d’amour avec Sybil Vane, Dorian découvre que l’actrice a perdu tout son talent avec sa virginité : la jeune fille est désormais incapable de feindre une émotion qu’elle ressent, elle ne peut plus s’identifier à ce qu’elle est de façon inconsciente, devenir ce qu’elle est devenue.

Ce n’est pourtant pas vraiment le souci dans les Chaussons rouges : Lermontov trouve Victoria mauvaise parce qu’elle a la tête ailleurs, et son égale dépréciation de la nouvelle partition de Craster, que tous, y compris le maître de ballet avare de compliment, trouvent formidable, autorise quelques doutes quant à la justesse de son jugement. Il n’y avait rien d’artistique dans la décision par laquelle il avait renvoyé la précédente étoile, Irina Boronskaja, à l’instant même où, interrompant une répétition de Giselle (ou comment chantonner ensuite sur le quai du RER), elle avait annoncé son mariage. Il conçoit la danse comme une religion (après tout, il y a déjà eu des précédents : Claire-Marie Osta a hésité entre les ordres et l’Opéra, tandis que Mireille Nègre a cumulé). Il est malheureusement plus catholique que protestant, et son culte du corps rejette la chair.

On pourrait cependant se demander si c’est vraiment l’amour (physique ou non) qui le contrarie à ce point, ou plutôt la forme que prend le couple à cette époque-là. Sitôt mariée, la femme perd sa polysémie pour n’être plus qu’épouse, c’est-à-dire femme au foyer. Il est alors effectivement difficile de concilier la promenade quotidienne du caniche, avec apprêt excessif et chapeau à la madame de Fontaney, et l’entraînement intensif de la danseuse. Lermontov précipite la chose en renvoyant Craster dont l’orgueil mâle entraîne Victoria dans sa disgrâce : évidemment, il lui faut sacrifier sa carrière, elle qui n’aurait jamais exigé pareille chose de son compositeur de mari. L’artiste veut des chemises aussi blanches que son papier à partition, on dirait. Et cela n’aide pas Lermontov a comprendre qu’aimer et danser s’entretiennent chez un être passionné et peuvent être l’un comme l’autre synonyme de vivre. Le premier dialogue entre Victoria et Lermontov où vivre et danser étaient posés en synonyme (« Lermontov: Why do you want to dance? – Vicky: Why do you want to live?
Lermontov: Well, I don’t know exactly why, but… I must. – Vicky: That’s my answer too.« ) s’est dégradé en se répétant :

Lermontov: When we first met … you asked me a question to which I gave a stupid answer, you asked me whether I wanted to live and I said « Yes ». Actually, Miss Page, I want more, much more. I want to create, to make something big out of something little – to make a great dancer out of you. But first, I must ask you the same question, what do you want from life? To live?

Vicky: To dance.

Vie et art sont à présent dissociés. Exit le cygne, bonjour la poule pondeuse.

 

la danse

Quoique… Irina Boronskaja évoque moins le cygne élégamment désespéré que le volatile effarouché. Elle bat des ailes avec une telle conviction, qu’il faudrait lui rappeler que la cygne flotte et ne risque pas de se noyer. Irina Boronskaja n’est pourtant pas interprétée par n’importe qui : c’est Ludmilla Tcherina, étoile des Ballets de Monte-Carle, tout de même ! Ce qui me confirme l’intuition que j’avais eue après le visionnage d’une vidéo d’archive de la Pavlova : je suis née un siècle trop tard. J’aurais été prima ballerina absoluta. Au moins. On déboule les genoux pas tendus, les cinquièmes suffisent à nous décourager d’imaginer à quoi peuvent bien ressembler des troisièmes, les pieds sont tendus quand on n’y pense, c’est-à-dire à peu près jamais. Le pire reste tout de même les ports de bras. L’expression dramatique confine au burlesque à force d’exagération. Tout est dans l’excès, y compris le formidable maquillage qui prolonge les traits jusqu’aux tempes et dont l’aplat d’ombre à paupière rouge suffirait à expliquer pourquoi j’ai eu tant de mal à en trouver.

Les corps sont appétissants pour l’amateur ou grassouillets pour le balletomane : on pardonne aux danseurs d’avoir des cuisses si développées lorsqu’il fleur faut soulever ces gracieuses et lourdaudes Willis. Peut-être n’aurais-je pas été appréciée en Myrtha, finalement, étant dépourvue de la générosité de ces demoiselles. Les rondeurs d’une danseuse sont belles tant qu’elles n’entravent pas le mouvement : elles font paraître Tcherina pautaute, tandis qu’elles donnent (des) forme(s) à la danse de Moira Shearer, la danseuse qui joue Victoria Page. La technique approximative de l’époque s’oublie durant le ballet proprement dit, que les réalisateurs ont eu l’intelligence de mettre en scène et non de capter à plat, enregistrement passif de ce qui se passe sur scène.


 

Avec les décors et les costumes, la gestuelle plus retenue (moins débordante serait peut-être plus juste) de Moira Shearer, le cordonnier bondissant et ensorceleur de Leonide Massine, on apprécie pleinement un spectacle qui pourtant ne correspond plus à nos critères techniques ou esthétiques. La vitesse d’exécution, corrélat de l’aspect brouillon de la danse, ne laisse pas le temps de s’appesantir sur celui-ci. Cela n’arrête pas de tourner – étourdissant. Noureev et son adage « un pas sur une note » trouvent là une tradition dans laquelle s’inscrire.Je me figure mieux à présent ce que pouvaient donner les tempi des ballets des siècles passés, deux à trois fois plus rapides qu’ils ne sont joués aujourd’hui, selon Pierre Lacotte (à propos de la Fille du Pharaon, il me semble me souvenir).  Il faut voir à la barre la vitesse de leurs ronds de jambe – et ce n’est pas de la mayonnaise.

Pour ceux qui ne comprennent pas mon ébahissements, prenez pour analogie les effets spéciaux lors du ballet : par exemple, les fondus-enchaînés qui superposent des oiseaux ou des fleurs aux danseuses en porté (il faut bien cela pour leur conférer une certaine légèreté) vous paraîtront vieillots. Je ne me moque que pour le plaisir : on voulait des artistes (et des tragédiens qui sachent jouer la comédie), non des athlètes ; le spectaculaire ne passait pas nécessairement par la technique (pas aussi développée – moindres connaissances anatomiques ? Pas encore l’époque de la course effrénée citius, altius, fortius ? Pointes moins performantes ? – on découvre le coup de pied de Moira Shearer seulement lorsqu’on lui ôte ses chaussons rouges…). Bref, avoir apprécié la danse ne m’a pas empêchée ensuite de faire l’hippopotame en tutu sur le quai du RER – plus Fantasia que fantaisie si l’on considère le montage de l’énorme vague qui remplace l’orchestre et laisse en place le chef, réincarnation de Mickey apprenti sorcier (une âme plus poétique y voit une vague d’applaudissements).

 

 

En dépit de tous mes sarcasmes, je n’ai pas vu les 2h15 de film passer. Certains éléments prêtent à sourire, mais, en dépit de ce que suggèrent les critiques, obnubilés par le tour de force technique que constitue la restauration de l’œuvre, dont, en tant que telle, ils se débarrassent en lançant le gros mot de « chef-d’oeuvre », le film reste bien autre chose qu’une pièce de musée, grâce à sa composition d’ensemble : ce n’est pas en effet la carrière d’une belle jeune fille, que l’on suit, ni son idylle avec un autre artiste talentueux, mais, comme le suggère l’ouverture du film, qui coïncide avec celle des portes du théâtre, c’est l’histoire d’une troupe qu’on nous raconte. Le bazar du plateau durant les répétitions, l’agitation panique avant la première, les coulisses.. Et des personnages un peu plus nuancés qu’il ne paraît : Victoria n’est pas qu’une cruche amoureuse, tout comme Lermontov n’est pas un tyran de l’Art et fait preuve d’une réelle sensibilité envers sa danseuse, qu’il a l’élégance de ne jamais séduire. Un peu kitsch, oui, mais pas forcément mièvre (celui qui a toujours raison dégote carrément un
parallèle avec Lynch, c’est dire si ce n’est pas violent…), même lorsque Craster et Victoria se tiennent immobiles et enlacés, allongés dans une calèche…