Bulles de BD, 2019 #4

Bouche d’ombre, Lucie 1900, de Maud Begon et Carole Martinez

Lucie est encore une jeune héroïne rousse, mais je ne saurais m’en lasser : c’est mon archétype d’héroïne depuis que j’ai lu, enfant, la saga d’Anne et la maison aux pignons verts. Cette Lucie a des visions et, suivant la trace de l’élégante femme qui lui apparaît, nous entraîne en flashbacks dans les années 1900, entre exposition universelle et travaux des époux Curie. Le mélange de sciences et fantastique qui structure le récit me fera probablement chercher les autres tomes pour avoir le fin mot de l’histoire. J’avoue avoir d’abord choisi ce tome-ci en raison de la période : non seulement les toilettes de la Belle Époque valent le coup d’œil, mais le graphisme Art Nouveau se mêle merveilleusement bien au trait déjà délicieux de la dessinatrice – on retrouve les arabesques caractéristiques du mouvement jusque dans la forme des cases au sein d’une page… Forcément, c’était pour me plaire.

Quitter Paris – Vous en rêvez ? Je l’ai fait !, de Mademoiselle Caroline

Mademoiselle Caroline, Parisienne dans l’âme, déménage avec sa famille à la montagne, et nous offre le récit de son adaptation géographique… et culturelle. J’ai ri, mais j’ai trop ri de cela : moi, nous, versus les autres ; l’autodérision peine parfois à masquer la condescendance.

Si les saynètes avaient été distillées au jour le jour sur mon fil Instagram, ou publiées dans un hebdomadaire, j’aurais probablement ri vite fait sans arrière-pensée, ah oui, c’est bien croqué. Mais de les avaler comme ça les unes à la suite des autres, j’ai eu un mouvement de lassitude pour la culture des magazines féminins, qui sert de ressort humoristique (Personne dans ce bled pour admirer mes Marc Jacobs ?) ; et de dégoût pour moi-même, qui redouble par ce mépris celui, sous-jacent, des bobos parisiens envers les provinciaux. Ça m’a coupé l’envie de rire, même si j’ai continué à sourire de temps à autres, par habitude, parce que c’est bien croqué, dixit la pétasse parisienne que j’aimerais commencer à cesser d’être. À l’aune du mépris, le cultureux ne vaut guère mieux que la bouseux.

Les Reflets changeants, d’Aude Mermilliod

Sur la vignette, avec ses grandes lunettes rondes et ses cheveux courts, c’est Elsa. Elle ne me ressemble pas du tout, mais j’ai tout de suite accroché – à son personnage et à l’histoire sans intrigue, qui raconte tout ce qu’il y a à raconter dans les moments banals et leurs interstices.

Se croiseront, de manière plus ou moins éphémère, jetant les uns sur les autres des reflets qui changent la perception que l’on a d’eux : Émile, grand-père aux idées nauséabondes que l’auteur réussit à nous faire prendre en pitié plutôt qu’en grippe ; Jean, qui souhaiterait refaire sa vie loin de sa femme, mais ne peut se résoudre à abandonner leur petite fille – par amour plus encore que par devoir ; et Elsa, donc, la benjamine des trois, que sa pote essaye de caser avec un gars qui lui plairait bien si elle n’était déjà en couple… avec cet autre qu’on ne verra jamais, l’entrevue étant comme d’autres événements passée sous ellipse.

Il déverrouillait un à un mes tabous, il soulageait mes peurs. Enfin j’étais belle, j’étais femme… dans un semblant de sécurité.

J’avais soulagé mes anciennes peurs, mais mon couple en créait des toutes nouvelles.

C’est tout ce qu’il y a à en raconter. Pour le reste, il faut vivre-lire.

A. Rodin – Fugit amor, portrait intime, d’Eddy Simon et Joël Alessandra (le dessinateur d’Errance en mer rouge)

Cette biographie de Rodin s’articule autour de trois portraits de femmes qui l’ont accompagné : Rose, sa femme, qu’il n’épousera officiellement qu’à la fin de sa vie ; Camille Claudel, la muse, disciple et artiste que l’on sait ; et Claire Coudert, amante qui se distingue d’autres par son titre de duchesse et sa qualité de mécène américaine. Curieux choix, car cet angle n’est pas des plus flatteurs pour le sculpteur, et ne rend pas non plus à la femme de César ce qui lui appartient : à voir ces femmes n’exister que le temps de leur vie auprès du maître, être éclipsées (Rose par Camille ; Claire par Rose) ou disparaître (la fin tragique de Camille Claudel est résumée en quelques lignes), la passion des femmes de Rodin se met à sentir la misogynie. On ne sait bientôt plus si le compagnonnage de Rodin et Rose est une affaire de fidélité (par delà la dimension sexuelle) ou de commodité… Dans le doute, j’aurais bien faussé compagnie à Rodin pour suivre plutôt Camille Claudel ou Claire Coudert (j’ai d’ailleurs sans y penser choisi comme illustration une sculpture de Camille Claudel et non Rodin)(je crois que je suis mûre pour lire le roman de Claude Pujade-Renaud sur les « femmes de »).

Curieux choix vraiment que ce parti-pris narratif, qui semble adopter le point due vue du maître sur sa muse sans l’interroger. La lecture vaudra ainsi davantage par son aspect esthétique : la transparence des aquarelles de Joël Alessandra confère un relief inattendu aux sculptures… et fait sentir la sensualité qui faisait défaut dans le récit de la vie privée de l’artiste.

Einstein, de Corinne Maier et Anne Simon

Chouette biographie d’Einstein que cette bande-dessinée à la première personne omnisciente, où la parole est donnée au personnage de légende plutôt qu’à l’enfant puis à l’homme qui ne savait pas encore où sa curiosité l’entrainerait. Sa vie personnelle se découvre en une mosaïque de petites cases carrées, tandis que ses découvertes scientifiques sont résumées à grands traits dans des double pages moins formelles.

Au passage, j’ai découvert l’abandon peu glorieux de sa première femme (scientifique, qui l’aidait dans ses recherches) pour une seconde, plus commode (avec des enfants qui n’étaient plus les siens). Comme quoi, on peut avoir des années-lumières d’avance sur son époque, et en rester l’héritier…

"Elsa n'était pas une lumière, mais elle était … confortable. Une grande qualité pour une femme."

Voilà, voilà :

Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu'un atome. Je m'en suis aperçu par la suite.

Les Sentiments du prince Charles, de Liv Strömquist

Quand je fourrage dans le bac de bandes-dessinées, à la bibliothèque, il m’arrive d’en attraper une parce que la couverture m’attire, et de la reposer avec une grimace après l’avoir rapidement feuilletée : le dessin, vulgaire ou agressif, me répugne. J’aurais fait la même chose avec Les Sentiments du prince Charles, si JoPrincesse ne me l’avait pas prêtée, en insistant pour que je la lise. Alors je l’ai lue, comme on avale un médicament au goût infect : vite et en grimaçant.

Le dessin n’est pas seul en cause : faisant feu de tout bois, mélangeant les exemples les plus divers dans un boulgi boulga explosif, Liv Strömquist décortique les constructions sociales et historiques que sont le couple et l’amour avec une ironie si systématique que je ne perçois plus que comme cynisme et rancœur ce qui se veut probablement une colère galvanisante (JoPrincesse m’a confirmé l’avoir reçue ainsi). De voir que, quoi que nous fassions, on se fera couillonner par les représentations qui nous façonnent, me déprime assez comme cela pour ne pas avoir à essuyer une tempête de colère.

J’imagine que les études sur lesquelles s’appuie la dessinatrice me conviendraient mieux ; d’expérience, je sais qu’un exposé dépassionné me permet d’aborder plus sereinement des sujets anxiogènes (j’en avais fait l’expérience dans un tout autre domaine avec le roman graphique Saison brune sur le réchauffement climatique : l’explication des mécanismes a quelque chose d’apaisant, même si c’est pour conclure qu’on va tous crever). Pas certaine d’en avoir envie, cependant, même si je sens que ça (me) travaille en sourdine – en témoigne le sourire jaune que j’ai eu en re-croisant le cas de Mileva Maric et Albert Einstein dans la BD biographique de ce dernier.

Les piles horizontales #6

Pile de 10 livres d'Annie Ernaux en Folio

Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, une série consacrée à Annie Ernaux qui, avec Simone de Beauvoir et Alessandro Baricco, constitue l’une de mes grandes découvertes de mes 25-30 ans.

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Les piles horizontales #4

Pile de 5 livres : L'Empire des signes, de Roland Barthes ; Un sage est sans idée, de François Jullien ; Entretiens de Confucius ; Le Petit Livre des couleurs de Pastoureau et Simonnet ; Les couleurs de nos souvenirs, de Pastoureau
Point vert pour les lettres, violet pour la philo, orange pour la sagesse…

Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, une pile spéciale Points Seuil.

L'Empire des signes, de Roland Barthes, en Points Seuil

Le carnet de voyage version critique littéraire, ça mérite. Le décorticage de Barthes fait merveille lorsqu’il s’agit de dépiauter les us et coutumes d’une société fondamentalement différente de la nôtre, et dans le genre non-occidental, on fait difficilement plus étonnant que le Japon (faussement accessible de part sa très superficielle américanisation). Pachinko, baguettes, courbettes, paquets, papeterie… Roland Barthes s’arrête à tout ce qui étonne le voyageur, et décrit-déploie minutieusement ce qui fonctionne comme signe vers l’ailleurs. En même temps qu’une analyse intelligente et savoureuse, ces fragments portent la trace du temps : sur place, j’ai pu constater ce qui était demeuré et ce qui avait disparu depuis son passage à lui – cela rend encore plus émouvants ces fragments de regard curieux, amusé ou émerveillé.

Entretiens de Confucius, en Points Seuil

On ne va pas se mentir, les Entretiens avec Confucius sont relativement chiants à lire. Non seulement la forme du fragment oblige à raffermir son attention, que le texte ne soutient pas de lui-même, mais on se trouve sans cesse obligé de naviguer entre ce que le Maître dit et ce que la traductrice précise dans les notes en bas de page, sans savoir si on y trouvera un détail historique superflu pour qui ne vise pas l’érudition, ou bien le contexte qui manquait pour faire surgir le sens. Celui-ci paraît parfois masqué parce qu’il relève d’une forme de politesse ; aux contemporains, l’allusion est évidente. Si les paroles du Maître déroutent parfois, c’est par leur caractère hétérodoxal, jamais énigmatique.

Et c’est là que la lecture de François Jullien aide à entrer dans le texte : les entretiens de Confucius ne constituent pas un texte à creuser, sur lequel gloser. Sauf contexte qui nous échappe, il n’y a jamais rien de plus, le sens s’énonce plein et entier – d’où la nécessité de répéter en faisant varier le propos, pour s’en pénétrer.

Cela m’a rappelé la découverte et l’étude d’Épictète, avec ses innombrables exemples de ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Ce qui dépend de nous, ce qui ne dépend pas de nous, encore et encore. Mon premier réflexe devant ces répétitions ad nauseam a été de penser : c’est bon, on a compris, on n’est pas stupide. Mais comprendre intellectuellement n’est pas tout à fait la même chose que de com-prendre, de prendre avec soi et de l’incorporer à sa vie. Cette philosophie ne pose pas une énigme qu’on cherche à pénétrer à la recherche de la vérité ; c’est une philosophie par imprégnation, une vision de la vie dont on cherche à se pénétrer. C’est la philosophie avant qu’elle ne se détache de la sagesse pour devenir une branche de savoir, à laquelle on revient maladroitement aujourd’hui par le développement personnel. Avec toujours cette même question en toile de fond : conduire conduire sa vie, comment se conduire dans la vie ?

Les entretiens avec Confucius seront probablement plus à relire qu’à lire.

Un sage est sans idée, de François Jullien

Ce livre pourrait à lui seul occuper une chroniquette entière, du coup, je l’ai accordéonisé pour que le scroll ne soit pas indéfini. Mais s’il y a un truc à lire, c’est bien celui-ci !

Une girouette est sans idée
Les idées ont beau s’articuler dans des raisonnements rationnels, il y a toujours quelque chose d’irrationnel, de l’ordre de l’impensé, qui nous y fait ou non adhérer. Cela vaut pour le champ politique comme philosophique ; il y a toujours des sensibilités, des auteurs, qui nous parlent (à nous) plus que d’autres.

Un sage est sans idée : le titre m’a probablement attirée parce que je me perçois globalement comme ayant peu d’opinions stables, et que loin d’y voir une qualité, encore moins une sagesse, j’ai toujours perçu cela comme un manque de conviction. Je suis la girouette toujours plus ou moins d’accord avec la dernière personne qui a parlé, même si elle contredit l’avant-dernière avec laquelle j’étais également plus ou moins d’accord. J’absorbe généralement un point de vue en essayant de comprendre d’où il part ; parfois je ne le comprends pas, et c’est alors une vue que je repousse. Mais si je le comprends, je l’absorbe, et j’absorbe ainsi un tas d’opinions et de pensées qui se superposent et s’enchevêtrent, jusqu’à ne plus savoir trop quoi en penser. La contradiction est souvent fertile, mais elle rend difficile l’identification à un groupe, à une cause : même lorsque je m’y reconnais enfin (car tout de même, à 30 ans, des évidences se sont dessinées), j’éprouve toujours une réticence viscérale face aux discours militants – dont je reconnais pourtant intellectuellement l’importance. J’essaye de surmonter cette réticence depuis quelques années, et la meilleure aide que j’ai trouvée, ce ne sont pas les discours et les essais… mais les bande-dessinées, qui me font entrer dans une histoire incarnée, et freinent ma tendance à penser (et me laisser paralyser par) la contrepartie de la contrepartie.

Une idée sur l'absence d'idée du sage
Alors quoi, l’absence d’idées, une qualité ? La sagesse, carrément ? Passer de girouette à sage, c’était tentant, forcément. François Jullien expose la conception chinoise (antique) du sage comme un homme qui fait fi des idées pour penser la situation comme elle se présente. Et c’est ce qui rend parfois les réponses de Confucius étonnantes, si l’on ne comprend pas sa manière globale de fonctionner : on ne sait jamais ce qu’il va énoncer. Ses paroles, ses décisions sont toujours circonstanciées, adaptées à la situation comme à ses interlocuteurs. Les idées dont le sage est dépourvu ne sont pas seulement des idées toutes faites (des préjugés) ; ce sont aussi les idées qu’il aurait pu adopter à force de les emprunter, des idées qui auraient en quelque sorte coagulées en vision du monde (des postjugés, si on se permet le néologisme). Un sage est sans idée parce qu’il n’en adopte aucune ; il ne fait que les emprunter, momentanément, selon le besoin. Plus qu’une position neutre, qui relève essentiellement du fantasme, c’est une extrême versatilité qu’il faudrait réussir à embrasser. Ne pas essayer de se débarrasser des grilles de lecture, mais les multiplier, pour qu’elles se contredisent, se complètent et nous aident à comprendre, vraiment.
Révision anthropologique de la philosophie occidentale
Un sage est sans idées va bien au-delà de ce portrait du sage : François Jullien nous tend ce portrait comme un miroir, et utilise le détour par la sagesse chinoise pour penser l’angle mort de la philosophie occidentale. Renversant les perspectives, il montre que non seulement la sagesse n’est pas une sous-philosophie, qui serait restée à un stade peu développé, mais ce serait même plutôt la philosophie qui s’en serait écartée en se laissant obnubiler par la vérité. La Grèce en effet a connu une philosophie-sagesse ; et la Chine, la possibilité d’une philosophie focalisée sur le logos – voie sur laquelle elle ne s’est pas engagée, jugeant qu’on s’écartait ainsi de l’essentiel. Suivant François Jullien, on revisite l’histoire de la philosophie occidentale vue de l’extérieur : on voit comment le vrai s’est opposé en faux en utilisant le logos pour se dégager du mythos (la Chine n’a pas d’épopées et de mythes fondateurs) ; comment la vérité s’est articulée autour d’une essence éternelle (il n’y a pas de verbe être en chinois, ni donc de pensée de la substance), l’ontologie s’opposant-s’adossant à la religion (chez les Chinois, le Ciel n’est ni Dieu ni une abstraction abritant les idées, c’est juste ce qui est – l’ordre des choses, de la nature, mais avec la profondeur d’une perspective globale). On prend conscience que, de la focalisation sur la vérité, découle tout un tas de dichotomies : vrai/faux, évidemment, mais aussi substance/apparence, sujet/objet, concret/abstrait, théorie/pratique, esprit/corps… Tout un tas d’oppositions que la philosophie n’a plus alors d’autre choix que de dialectiser, condamnée alors à avancer en une histoire des idées – par opposition à la sagesse, qui se présente comme un fond atemporel où puiser.
Cours de philo, histoire de la philo
Je comprends mieux, du coup, pourquoi les cours de philosophie au lycée sont par défaut des cours sur l’histoire (thématisée, certes) de la philosophie, et entraînent parfois une déception. On s’attend à des révélations et non, rien, sinon le plaisir peut-être d’argumenter tout et son contraire. Le professeur que j’ai eu en hypokhâgne reconnaissait qu’à la limite, il n’y avait de philosophie qu’en dehors du cours de philosophie. Je relis aussi avec plus de recul une remarque du jury de l’ENS dans un rapport de concours : ils trouvaient que les candidats recouraient un peu trop souvent aux philosophes antiques comme à des thèses bien gentilles qu’on exposait en première partie de dissertation pour ensuite les dépasser… mais quelque part, c’était aussi un peu naïf de leur part de ne pas voir que la discipline et son enseignement tendaient naturellement vers ça. (Je me souviens de l’effet de bizarrerie d’avoir bâti une troisième et dernière partie sur Aristote, une fois – j’avais vite rajouté une citation de Nietzsche en conclusion pour conjurer cette entorse chronologique.)
Sage comme une image

Après la première moitié de l’ouvrage, où le détour par la sagesse chinoise a permis d’éclairer les angles morts de la philosophie occidentale en l’opposant à ce que n’est pas la sagesse chinoise, la seconde moitié tente d’expliquer ce qu’elle est, en quoi elle consiste (la philosophie occidentale devenant à son tour outil stratégique repoussoir). Le sage ne s’attache à aucune idée (partisane), mais prends parti lorsque les circonstances l’exigent – ni relativiste ni sceptique. Hormis la réfutation de ces deux positions de pensée occidentales, l’auteur est peu à peu forcé de quitter la démonstration pour la variation : la sagesse, c’est qu’il n’y a rien à en dire ; on ne peut plus que le faire remarquer. Il n’y a plus de sujet ni d’objet, seulement un processus, dont on a à prendre conscience, qui fait que les choses se font (et se défont). Alors que la philosophie occidentale est en quête d’un sens caché à débusquer (à révéler, pour la religion), la sagesse a pour seul but de faire réaliser ce qui est caché parce qu’évident, trop gros tout le temps sous notre nez : la vie, qui passe. Et forcément, face à ça, le discours tend au déictique, puis à l’aporie. C’est ça [silence].

Il n’y a rien à en dire ; on ne peut qu’en souligner l’immanence. Je comprends mieux rétrospectivement la difficulté que nous avions eu, en cours d’anglais en prépa, à faire une explication de texte sur un poème lapidaire, genre haïku… et le choix du professeur de nous le proposer en commentaire comparé, à côté d’un autre de poème de l’auteur, qui lui réagissait bien à nos réflexes de glose littéraire. La seule chose à en dire, c’est qu’il n’y avait rien à en dire, et tout seul, il n’aurait pas occupé un copie double.

Balle de match
Un sage est sans idée a été une lecture incroyablement stimulante, mais je suis bien fille de la culture occidentale : j’ai apprécié un livre de philosophie sur la sagesse, où l’absence de sens à rechercher (de la sagesse chinoise) se dévoile comme sens caché (de l’ouvrage) – et j’ai dû me forcer ensuite pour finir les Entretiens de Confucius. Autrement dit, l’enquête intellectuelle m’excite davantage que son objet, quand bien même son objet est de faire accéder à la compréhension d’une manière d’être, en-deça au-delà de l’exercice intellectuelle. Toute guillerette de me découvrir une porte d’entrée vers une culture qui m’échappait, je n’en finis pas d’ausculter le cadre, les gonds, la décoration, et d’admirer le paysage qu’elle encadre derrière elle, mais où je ne m’aventure pas – ou si peu, à petits pas.

Tandis que la voie philosophique ou religieuse, grecque ou biblique, et si différente qu’elle soit dans les deux cas, conduit à (à Dieu, à la vérité), la voie que prône la sagesse ne conduit à rien, il n’y a pas de vérité – de révélation ou de dévoilement – qui soit son aboutissement. Ce qui fait la « voie », aux yeux de la sagesse, est son caractère viable ; elle ne conduit pas vers un but, mais c’est par elle qu’on peut passer […].

Un sage est sans idée, chapitre « Fallait-il faire une fixation sur la vérité ? », p. 117 de l’édition Points Seuil

Est sage […] qui ne se pose plus la question du Sens […]. Est sage celui pour qui, enfin, le monde et la vie vont de soi.

Idem, p. 121
[…] si la sagesse « ne parle pas » à la jeunesse, c’est que celle-ci peut bien comprendre – intellectuellement parlant, à titre d’idée – mais qu’elle ne peut « réaliser ». Il y faut du temps, ou, plus exactement, du déroulement […] de sorte que, commençant à se détendre et se relâcher, la vitalité se met à laisser passer ; et que, le corps ayant commencé à mourir […], on devient progressivement sensible, à travers ce retrait, au cours des choses qui nous fait disparaître, on commence à s’en imprégner.

[…]

Car si la sagesse est un effet du temps qui passe, et de la vieillesse qui vient, ce n’est pas qu’on se résigne, ni même qu’on « accepte » les choses comme elles sont, ou même qu’on n’éprouve pas le désir qu’elles soient autrement, mais qu’on les prend simplement comme elles viennent, sans plus les juger, dans leur passage – en passant : en « réalisant » que tout ne fait que passer.

Idem, p. 201
Le Petit livre des couleurs, de M. Pastoureau interviewé par D. Simonnet

C’est un tout petit livre bien fait, qui fourmille de découvertes sur des symboliques que l’on pensait toutes bêtes. Dans l’enthousiasme, j’avais commencé une série de notes dessinées (qui prennent chacune autant de temps que la lecture du livre) : sur le rouge, le bleu… Faites-moi signe si le jaune, le blanc, le vert et le noir vous intéressent.

un poème lapidaire, genre haïku

Les Couleurs de nos souvenirs, de Michel Pastoureau

C’est typiquement le genre d’essai qui m’attire : à l’anglo-saxonne, mêlant connaissances et anecdotes personnelles. Contrairement au Petit Livre des couleurs, ce ne sont plus les couleurs qui dictent leur ordre ; elles apparaissent au gré des souvenirs et des anecdotes rassemblées par grandes thématiques ( le vêtement, les arts, le sport, les symboles…). Pas de raisonnement ou d’histoire à dérouler, seulement des prétextes à amuser, instruire, partager. Le saviez-vous ? L’histoire s’incarne et l’historien se dévoile, non sans auto-dérision. Il y a d’ailleurs une certaine drôlerie à recevoir ces confidences à la TedX de la part d’un universitaire français – un côté grand-père érudit en goguette. C’est plaisant. Un temps.

La forme de l’essai-recueil présente l’avantage de ne pas exiger une grande concentration ; la lecture s’interrompt facilement. L’inconvénient, comme pour des nouvelles par rapport à un roman, c’est qu’il faut à chaque chapitre faire l’effort de s’y replonger. Ma lecture s’est éternisée. Comment peut-on élire le vert comme couleur préféré ? Et dénier à l’orange le statut de couleur, ravalé à la nuance, l’orangé ? Heureusement que le métro était là pour m’aider à avancer, à coups de stations chapitres homéopathiques : la couleurs de nos souvenirs sera finalement rose, ligne 7.

(Pendant ma lecture, je me suis mise à rêver d’un paragraphe sur le débat bleu et vert des justaucorps d’In the Middle. Voire d’un livre entier sur la couleur dans le ballet. Les couleurs de nos souvenirs fait partie de ces livres qui donnent envie de les réécrire sitôt lus – pas pour les corriger, juste les décliner.)

The girl on the couch

L’héroïne qui boit son café dès les premières pages, ça m’insupporte, mais à la fin du premier chapitre, j’étais happée.

C’est par un pitch du genre que Pink Lady m’a vendu The Girl on the Train – enfin me l’a donné : je suis pour ainsi dire incapable de résister à des livres sur le point d’être abandonnés et mes étagères prennent des allures de brocante à mesure qu’elle Marie-Kondoïse son studio.

Buveuse de thé, je n’avais jamais prêté attention à la hype de l’héroïne-qui-boit-son-café. J’ai souri lorsqu’elle en a pris une gorgée et, à la fin du premier chapitre, j’étais happée. Aucun suspens ou mystère haletant, pourtant ; Paula Hawkins a l’art et la manière de vous mettre le neurone (sur)interprétatif en branle sur un simple trajet de train quotidien. Plongés in media res dans la routine observatrice de la narratrice, on élabore sans s’en rendre compte une foultitude d’hypothèses pour combler les lacunes minuscules savamment laissées par le récit : ces personnes qu’elle observe sur son trajet se nomment-elles réellement Jess et Jason ? A-t-elle habité le quartier pour sembler si bien le connaître ? Si, oui, pourquoi l’avoir quitté ? Ou n’est-ce que fantaisie ? Délire de qui a un peu trop bu ? Certaines de ces questions reçoivent des réponses quelques pages plus loin, complètes ou partielles ; le lecteur s’en empare comme d’une friandise pour le chien qui a bien flairé ce qu’on lui indiquait. C’est trop peu pour rassasier notre curiosité naissante, mais suffisant pour savoir qu’on ne sera pas laissé en plan par l’auteur, qui sollicite notre implication sans exiger d’effort.

Pendant une large partie du récit, le mystère, c’est qu’il n’y en a aucun : tous les codes du thriller sont là, et quoi ? La narration indique que quelque chose se trame dans l’entrecroisement des points de vue, mais on peine à discerner un motif. Et quand, enfin, on l’aperçoit, il n’y a pas de sang, de cadavre : juste un trou dans la trame, une disparition. Je me suis mise à prier pour qu’on ne découvre pas de cadavre : non pour épargner un personnage auquel je me serais attachée par le biais des narrations croisées subtilement désynchronisées, mais pour empêcher le suspens psychologique de se résorber dans une classique enquête policière, oubliée sitôt le coupable désigné. J’étais moins curieuse de découvrir si un corps serait retrouvé que de savoir si la première narratrice allait réussir à sortir de son addiction, et la vérité de ses affabulations.

Je me suis retrouvée assise sur mon canapé, à lire bien au-delà des demies-heures à combler, prise comme je ne l’avais pas été depuis longtemps. Ma lecture terminée, j’ai été prise d’un vague dégoût pour les heures dilapidées, comme après avoir binge-watché plusieurs épisodes d’une série : pourquoi ce temps gâché ? Et pourquoi l’impression de ce temps gâché alors que c’ont été des heures de plaisir – et que la lecture d’un roman classique, tout aussi chronophage, ne me laisse pas cette même impression ? L’aspect compulsif de la chose, j’imagine. En me focalisant sur l’aspect psychologique de l’intrigue, le dégoût s’est estompé ; j’ai pu savourer le fait d’avoir côtoyé un personnage que j’aurais spontanément méprisé si je n’en avais pas épousé les pensées, et percevoir la charge sociale sous-jacente (si les narratrices ne sont pas reluisantes, que dire des personnages masculins ?).

Il s’agissait bien d’un roman sous le déguisement d’un thriller. Peut-être le café serait-il ma tasse de thé, après tout.

La courageuse Irmina

À propos ou à l’occasion d’Irmina, roman graphique de Barbara Yelin

Généralement, lorsqu’il est question du nazisme, c’est au bruit des bottes que l’on fait référence. Dans Irmina, c’est le bruit de la machine à écrire qui domine : la jeune femme éponyme, indépendante de caractère, a décidé de l’être dans sa vie et prend des cours de dactylo pour avoir un métier autre que femme au foyer.

Durant toute la première partie du roman graphique (presque la moitié), on suit la jeune Allemande en échange en Angleterre, et l’on est complètement pris par son histoire naissante avec Howard, brillant étudiant d’Oxford noir et boursier, lorsqu’Irmina est soudain rapatriée en Allemagne : l’histoire se perd dans l’Histoire. La jeune femme perd la trace de l’homme qu’elle aime, et nous de celle qu’on pensait qu’elle était : la jeune femme intellectuellement curieuse et courageuse, qui n’avait pas hésité à prendre la défense d’Howard face à des attitudes racistes, finit par se marier avec un SS convaincu. L’onomatopée qui flottait au-dessus de la machine à écrire de la jeune dactylo se retrouve au-dessus des carottes émincées : elle a démissionné du ministère de la Guerre pour mieux retomber dans l’idéologie du régime, favorisant le retour des mères au foyer. (Sa machine ne lui sert plus désormais qu’à écrire son journal.)

À la déception de l’histoire d’amour avortée succède la fascination pour un phénomène abstrait que Barbara Yelin nous donne à sentir de manière très concrète : autant j’avais compris le rôle de la bureaucratie dans la banalisation du mal, escamotant la responsabilité derrière l’obéissance, autant je n’y avais jamais associé le phénomène de dissonance cognitive, que l’on prend ici de plein fouet (étant donné que voir quelqu’un ne pas voir est le meilleur moyen de voir intensément ce qu’il ne voit pas). La stupéfaction demeure tandis que les éléments de compréhension s’articulent ; on commence à entrevoir comment Irmina, résolument moderne dans son attitude (au sens progressiste : contre les préjugés raciaux, pour l’indépendance féminine…), se met à embrasser la modernité de son époque dans ce qu’elle a de plus nauséabond – sans gaité de coeur certes, mais sans états d’âme non plus.

Son désintérêt marqué pour la chose politique la prémunit de l’élan totalitaire : lorsque son mari loue ce que le régime a fait pour le peuple, elle demande ce qu’il a fait pour eux, pour elle, qui n’a guère envie de se sacrifier au nom d’un bien collectif abstrait. Mais cet individualisme qui résiste à l’élan totalitaire est aussi ce qui la rend aveugle aux drames qui se passent, et ne coagulent pas en un récit cohérent, alarmant : l’incendie du Reichstag ou les vitrines des magasins juifs cassées ne sont pour elle qu’une toile de fond ; ils la dérangent dans son quotidien, sur le chemin des courses (qu’elle comptait faire dans un grand magasin juif). La montée en violence n’éveille pas de doute, au contraire : si culpabilité il y a, elle est immédiatement, inconsciemment changée en ressentiment. C’est, il me semble, le sens de cette phrase terrible que l’auteur met dans la bouche d’Irmina lorsque son fils lui demande qui sont ces Juifs dont il entend parler à tout bout de champ : « Les Juifs sont notre malheur. » La formulation est ambivalente : tout en coïncidant avec la propagande nazie, elle laisse transparaître la rancoeur du bourreau qui en veut à sa victime de faire de lui un bourreau – un paradoxe qui cesse d’en être un si l’on considère le glissement permanent entre identité individuelle et collective (Irmina n’a rien fait en tant qu’individu et c’est ce que, collectivement, on pourra lui reprocher).

La dernière partie du roman boucle sur le début et, dans l’ellipse narrative qu’elle opère, permet de prendre du recul sur les événements – de l’Histoire, d’une vie. Celle que tous appellent la « courageuse Irmina » a conscience de ne plus mériter son épithète homérique depuis longtemps. La mention récurrente a pourtant le mérite de rappelle le tempérament bien trempé de l’héroïne, aux antipodes de la passivité et de la lâcheté qu’on associerait à l’attentisme. La jeune femme en voulait ; elle voulait plus. C’est d’ailleurs en partie parce qu’Howard, accaparé par ses études et ses nobles desseins, a du mal à trouver du temps pour la voir souvent qu’elle rentre en Allemagne – pour se faire une vie, une situation, sans attendre personne – elle le retrouverait ensuite, voilà tout, voilà l’erreur. De décision hâtive en mauvaise décision, on la voit s’éloigner un peu plus d’un chemin qui, pas forcément plus droit, aurait été plus heureux (de bonheur mais aussi de justesse).

J’étais encore imbibée de l’histoire manquée (histoire d’amour, histoire d’une vie) lorsque j’ai lu la postface, tout entière concentrée sur le traitement de l’épisode historique. Je l’ai lue rapidement : elle ne m’apprenait rien, j’avais déjà vu et revu ça en cours d’histoire, plus précisément même. Puis je me suis rendue compte que ce n’était absolument pas ce sur quoi je m’étais focalisée, que je m’étais accrochée à une histoire individuelle au détriment de l’histoire collective en arrière-plan, contretemps à l’assouvissement de mon désir de lectrice comme aux plans de l’héroïne. Cela revenait à prendre conscience de deux choses : la première, que ce roman graphique est extrêmement bien construit, dans son déséquilibre même : la frustration d’un récit d’abord perçu comme bancal en fait une expérience immersive ingénieuse. La seconde prise de conscience est moins agréable : je suis fondamentalement comme Irmina – en tant que lectrice qui s’identifie mais au-delà, en tant que personne. Cela questionne pas mal mon désintérêt total pour la chose politique. J’ai essayé de m’y intéresser, mais mon intérêt n’a jamais survécu à l’événement sidérant qui l’avait relancé (les attentats au Bataclan, celui des tours jumelles, les troubles ayant suivi l’ouragan Katrina… ils tiennent sur les doigts d’une main). Dès que l’analyse m’a permis de mettre à distance la peur et de sortir de la sidération, disparaît l’intérêt que je croyais avoir développé mais qui n’était que temporaire et thérapeutique.

Dans la foulée, j’ai attrapé un essai que ma grand-mère m’avait offert pour Noël il y a deux ans pour accompagner d’une surprise un livre dont je lui avais donné les références, et que je ne m’étais jamais résolue à lire : Identité, la bombe à retardement (de Jean-Claude Kaufmann), c’était tout de suite moins sexy que The Art of Grace (best feel-good essay ever). J’ai repris et dépassé enfin la préface qui m’avait découragée : pour l’auteur, « Je suis Charlie » était une évidence ; je pensais et pense toujours qu’on peut compatir sans s’identifier, et même qu’il est dangereux de devoir gommer tout désaccord pour condamner un acte de violence et offrir sa compassion aux victimes. À la lecture de ce livre, j’ai pris conscience de ma résistance viscérale à l’égard de presque toute identification collective : je ne suis pas Charlie, je n’ai jamais gagné aucune coupe du Monde – c’est tout juste si je suis une #BalletomaneAnonyme, admirative et enthousiaste pour le travail de l’association, mais paradoxalement réticente à participer aux activités en groupe. Réfléchissant ainsi, je me suis aperçue que ce livre, attrapé comme antidote à ma mauvaise conscience non-engagée… j’en faisais une lecture personnelle, individualiste, coupant le raisonnement de sa dimension collective pour l’essayer à mon petit monde. Suis-je irrécupérable ?

"Je suis moi. Ça devrait suffire."

(Merci au traducteur Paul Derouet pour ses bigre, délicieuse manière j’imagine de traduire les Ach…)