Une femme qui trompe l’ennui de sa vie à la campagne en trompant son mari… Madame Bovary n’aurait pas grand intérêt sans la maîtrise du discours indirect libre de Flaubert, qui prend ainsi ses distances avec son héroïne dans le moment même où il épouse ses pensées. Toute la réussite de Gemma Bovery est d’avoir trouvé un moyen de rejouer ce point de vue mi-empathique mi-ironique. Ce point de vue, c’est celui de Martin, bobo parisien reconverti boulanger dans un coin paumé de Normandie, qui commence à se faire des films lorsque emménage à côté de chez lui un couple d’Anglais : Gemma et Charles Bovery. N’ayant de cesse de trouver des points communs avec le roman de Flaubert, la boulanger fait du jeune héritier local, étudiant en droit, un Rodolphe (Boulanger !), surprend Gemma avec son ex amant à Rouen et lui fait une scène lorsqu’il découvre qu’elle a chez elle de la mort aux rats. La prophétie auto-réalisatrice du lecteur/metteur en scène qu’il est délecte Martin par ses coïncidences et l’affole par le destin qu’il connaît à l’héroïne flaubertienne. Il faut voir la tête de Luchini, ahuri, jubilant – et jubilatoire. Alors que dans le roman de Flaubert, le point de vue depuis lequel s’exerce l’ironie n’est pas visible, il est ici incarné par Luchini. Et encore s’agit-il davantage d’autodérision que d’ironie, car le point de mire est moins Gemma que Martin. Madame Bovary, c’est lui ! C’est lui qui illustre notre propension au rocambolesque, notre tendance à transformer tout ce que l’on vit et voit en histoires (qui arrivent par là même, du simple fait d’être racontées). Lorsque la banalité rattrape la fiction, elle ne l’anéantit pas, comme c’est le cas
Catégorie : Souris d’opéra
Gods and Dogs
Le théâtre des Champs-Elysées n’est absolument pas fait pour la danse. On y voit mal d’à peu près partout et, quand par bonheur la vue est dégagée, on se retrouve avec les genoux sous le menton. Autant dire qu’avec les tarifs prohibitifs pratiqués pour la série TranscenDanses et en l’absence de tarifs de dernière minute, la salle s’est retrouvée à moitié vide, ce qui est fort dommage lorsqu’on consacre une soirée entière à un chorégraphe majeur de notre époque – mais fort pratique pour se replacer. Encore aurait-il fallu savoir que Jiří Kylián affectionne particulièrement le côté cour : les belles asymétries de Bella Figura et Gods and Dogs ont ainsi régulièrement disparu dans notre angle mort, avant que Palpatine et moi nous replacions à l’entracte, un peu loin mais de face, pour Symphonie de Psaumes.
Les collants noirs et les bustiers rouges de Bella Figura m’ont rappelée l’atmosphère feutrée de Doux mensonges. Les flammes allumées en arrière-scène instaurent un climat intime, presque d’alcôve, portant avec leurs ombres le souvenir jamais vécu d’innombrables soupirs devant un feu de cheminée. Métaphore de cuisses écartées, les jambes se rétractent en grand plié seconde (en crabe) lors des portés, petites morts répétées. Étrangement, pourtant, il n’y a pas grand-chose de sensuel dans ces pas de deux secrets : l’émotion, si l’on est ému, vient du fort esthétisme d’une scène fort brève, où danseurs et danseuses se retrouvent torse nu dans d’amples jupes rouges à paniers – cette même jupe qui habillait-déshabillait depuis le début l’une des danseuse, fil-jupe rouge qui, par ses apparitions, légitime le nom de Bella Figura.
À ce ballet reconnu comme un chef d’œuvre depuis maintenant bientôt vingt ans (1995), j’ai pourtant préféré le relativement récent Gods and Dogs (2008), qui ressemble davantage à ce que l’on avait pu voir lors de la soirée proposée par le théâtre de Chaillot. Moins WTF que Mémoires d’oubliettes (2009) – il n’y a pas de pluie de canettes argentées et l’on fait facilement abstraction de la vidéo de chien cauchemardesque qui court au ralenti en haut de la scène –, Gods and Dogs possède la même énergie, quelque chose de plus abrupt et puissant, et par là même plus violemment sensuel que les pièces censément sensuelles. Les corps semblent parfois sur le point de se disloquer – non pas, comme chez Forsythe, dans des extensions extrêmes mais dans des tensions internes, un ébranlement du corps qui l’entraîne dans des angles bizarres. Mon moment préféré est sans doute celui où les danseurs de deux duos, mains au sol, s’érigent en appuyant leurs pieds sur les épaules et le cou des filles, bien droites, grandes, jambes plantées dans le sol et regard dans le lointain. Elles inébranlables et eux enragés. Gods and Dogs, c’est toute la contradiction, tout l’équilibre de la danse (et de l’humain, un pied dans la boue, un œil sur les étoiles) : s’élever en étant solidement ancré dans le sol.
Je ne sais pas si c’est parce que la soirée s’achevait, mais la Symphonie de Psaumes n’a provoqué aucun élan mystique ni esthétique chez moi. Les colonnes de danseurs qui se font et se défont, qui ondulent comme la colonne vertébrale d’un être plus grand, me font penser à certains ensembles de Boris Eifman mais, à sans cesse s’écarter de l’énergie qu’elles dégagent, on échappe au grandiose qu’elles pourraient susciter et l’on glisse sur la musique, tel Ratmansky, à côté. La sortie est amortie par une mosaïque de tapis ; je m’attendais à être plus secouée.
Stabat spectator
Coppélius de concert, le chef d’orchestre se trouve projeté le buste en arrière sous l’assaut de la musique. Cela cavale ! Cela cavale même beaucoup pour une musique religieuse… qui n’en est pas puisqu’il s’agit de l’ouverture de Guillaume Tell qui, en l’occurrence, ouvre sur le Stabat Mater de Rossini. À un morceau (de choix) près.
À la cavalcade que je connaissais sans connaître, a suivi la pièce d’un compositeur que je connaissais sans l’avoir reconnu : Respighi truffe sa partition de notes égrenées à la harpe, au xylophone et à tout un tas de petits instruments de percussions, dont mes préférés restent ces espèces de souris d’ordinateur, disposées côte à côte comme les pépins d’une pomme stylisée, et sur lesquelles les doigts du percussionniste rebondissent joyeusement. Anthopomorphisme murin : ce sont des castagnettes, dont je n’avais jamais soupçonné qu’on puisse en jouer sans les tenir au creux de la main. Encore plus curieux, elles n’introduisent aucune espagnolade : on a moins envie de taper des mains et des talons que de se lancer dans un manège de tombés posés tours et grands développés seconde en tournant. Ce n’est pas pour rien que ce morceau de Respighi a pu être considéré comme de la musique de ballet ; la proximité de Rossiniana avec Chopiniana aurait dû me mettre la puce à l’oreille !
Je retrouve dans le Stabat mater de Rossini ce qui m’avait plu dans la Petite Messe solennelle : la proximité d’une musique dite religieuse avec l’opéra, la chaleur italienne pour évoquer des thèmes sombres, le côté tout à la fois bourrin et délicat d’un Hugo, comme la dentelle de pierre d’une cathédrale. Et les chœurs… si puissants et si fins que j’ai un moment eu l’impression que les voix provenaient des archets des contrebasses. Et cet a-men final où l’on tombe presque dans le silence entre les syllabes, deux souffles de résignation sereine avant la clôture instrumentale…. Il n’y a que les Italiens pour avoir ce sens du grandiose. Et offrir des chocolats à la sortie. Merci Rossini, merci le Teatro Regio Torino.
Limbes démembrées
La représentation de vendredi soir affiche complet et lorsque je passe à la billetterie, on me dit qu’il ne reste plus que des places à visibilité réduite et que j’aurai plus de chances le lendemain. Samedi, à 13h, il reste en tout et pour tout quatre places décentes, relativement chères : Palpatine et moi prenons le parti d’aller déjeuner ; on reviendra pour voir si des spectateurs ne revendent pas leurs places devant le théâtre. À 14h30, repus, on s’aperçoit que la file des dernières minutes non seulement existe mais avance. À 14h40, on se retrouve avec deux places centrées au premier rang du balcon. Soit, à deux sièges près, les meilleures places de tout le théâtre. Je renonce à comprendre la logique du théâtre du Châtelet et décide que c’est Noël.
Au début de la représentation, mon voisin renifle fort, en rythme avec la musique (!). Lorsqu’il se met à parler avec son voisin, je suis sur le point de leur demander de se taire mais leurs voix basses et graves ont un air étrangement professionnel, qui me retient d’interrompre ce qui s’avère être un bref échange. Je ne suis plus dérangée par la suite, sinon par la musique trop forte qui m’oblige à me boucher les oreilles. Pour une fois, je ne suis pas la seule, mon voisin se bouche aussi les oreilles ; je l’aperçois même me devancer, avant un surgissement sonore qu’il était impossible de prévoir : il connaît manifestement la musique, je me cale sur lui.
Aux saluts qui précédent le premier entracte, il nomme les danseurs par leurs prénoms à son voisin, qui acquiesce. La lumière se rallume et je vois que, sous son bob de touriste américain, mon voisin ressemble étrangement à Forsythe. J’adore me faire des films ; j’étais persuadée, en venant, que l’homme en face de moi dans le métro était un danseur du ballet de l’Opéra de Lyon : et que j’appuie de la main au-dessus du genou jusqu’à avoir le mollet parfaitement à l’horizontal, et que je change de jambe en retroussant mon pantalon un peu trop serré, et que je me masse le haut du mollet, et que je me tortille sur mon siège pour soulager des courbatures… Quand vous faites du premier inconnu sportif venu un danseur du ballet de l’Opéra de Lyon, que votre voisin ressemble à Forsythe, c’est bien la moindre des choses.
Mais alors qu’au second entracte, mes voisins discutent volume sonore, juste après avoir entendu my neighbour too, il me prend à partie : « The music was too loud, right ? » Le voisin du voisin renchérit, en français dans le texte : on n’a pourtant pas arrêté de leur dire qu’il fallait baisser le son…
C’était donc bien Forsythe, parti avant que je ne reprenne mes esprits. Après que son acolyte est revenu pour organiser le décalage de la rangée, de manière à ce que « Bill » soit sur le côté pour aller saluer, que je lui ai tendu la veste que le chorégraphe a laissée sur son siège et que Palpatine a entamé le deuil de l’autographe qu’il comptait demander, je me rends compte que « Yes » aura été la seule chose que je lui ai dite.
Mais qu’aurais-je bien pu dire d’autre que « Thank you » en quelques minutes d’entracte ? Je n’ai rien à dire et tout à observer. Tout ce que je veux entendre est là, devant moi : le théorème des membres, dans l’espace de la scène, envahi ou structuré par d’immenses suspensions, et l’espace des corps, terriblement acérés, terriblement sexy, des danseurs du ballet de l’Opéra de Lyon.
Si on place un objet en travers d’une source lumineuse, il projette nécessairement une ombre ; si on lance une jambe en déhanchant, alors le poids du corps est nécessairement projeté vers cette jambe ; si on lance les bras en avant, le buste recule ; si on les lance en arrière, il est projeté en avant ; si, si, si, si A, alors nécessairement B, et c’est comme cela que l’on se met à chorégraphier, en explorant les possibles du corps à partir de ses contraintes, et c’est comme cela que l’on se met à scénographier, en structurant l’espace par des dispositifs qui y font obstacle. De l’ombre projetée successivement par un immense carré pivotant sur l’un de ses sommets, un mur ondulé et une sculpture-conque de bateau, surgit la poésie en même temps que les corps, qui ne cessent de disparaître pour mieux connaître, naître avec – avec la lumière et de nouvelles figures. On est toujours surpris : par un danseur qui prend la tangente, par un autre qui déboule dans un pantalon à franges lui donnant un volume inattendu, par une forme qui descend le long d’un mur et devient un danseur une fois arrivé sur le plateau ou encore par les ondulations d’une corde agitée en coulisses, qui hypnotisent comme le cardiogramme d’une bête inconnue.
Placé sur le côté, on doit louper une bonne partie des effets, mais du milieu, le divertissement est total, sans cesse diverti, averti, que l’on est par le surgissement d’un membre, d’un mouvement. On s’éclate, comme cette danseuse sur le côté, qui va, balançant les bras, d’avant en arrière et d’arrière en avant, pas loin mais avec beaucoup de rebond, comme si elle était sous une lumière stroboscopique en boite de nuit. Yo, man ! Voilà tout ce que j’avais envie de dire à Forsythe. Ce n’est peut-être pas plus mal que je sois restée muette, tout compte fait.
Jimmy’s dancing
Irlande, 1932. Dix ans après la guerre d’indépendance, dont Ken Loach rappelle les grandes lignes en ouverture, James Gralton revient de son exil aux Etats-Unis dans son village natal. La division des Irlandais sur le statut de leur pays n’est pourtant au cœur du film que dans la mesure où contribue à aviver celle, moins visible et plus profonde, d’une société où les notables perdent peu à peu leur emprise sur un peuple qui ne se satisfait plus de la seule charité.
James Gralton, que le prêtre ne résiste pas à traiter de bolchevique, cristallise les tensions autour d’une salle communautaire bâtie avec ses amis. Bien qu’on y prenne des cours divers et variés, qu’on y chante et qu’on y parle, le hall de Jimmy est toujours désigné comme un dancing : plus que tout le reste, plus que la causerie politique, c’est la danse qui est au cœur des passions, c’est par là que le corps du peuple échappe à l’Eglise. Tout est résumé lorsque le prêtre apostrophe la fille d’un notable (même les enfants de leur clan leur échappent) en route pour une fête au dancing et lui demande si les bals paroissiaux ne sont plus assez bien pour elle.
Si l’amour des corps comme amour de l’autre et de sa liberté ne détourne pas de l’amour du Christ (on est en terres beaucoup trop chrétiennes pour cela), il affaiblit l’amour que l’on porte au pouvoir, un pouvoir auquel on ne se voue plus corps et âme, s’y sentant de moins en moins attaché. Le prêtre en est bien conscient: s’il diabolise Jimmy au cours de sa prêche (il faut choisir : le Christ… ou Gralton), il respecte infiniment celui qu’il a élu comme ennemi personnel car, avec l’espace de sociabilité qu’est le dancing, Jimmy, tout athée qu’il soit, cherche lui aussi à structurer, animer, le corps social. Ce qui fait de cet homme courageux et respectable un ennemi (et du même coup un ennemi respectable), c’est qu’il invite le peuple à faire corps hors du corps du Christ, écartant l’institution religieuse, véritable institution sociale dans un pays aussi religieux que l’Irlande.
Le contraste est flagrant entre le prêtre en chaire et celui qui prendra sa suite, qui réprouve l’obsession du premier pour Gralton et prône une conciliation qui, si apaisante qu’elle soit, trahit un certain mépris pour un peuple qu’il entend gérer presque administrativement. Peu importe qu’ils m’aiment pourvu qu’ils m’obéissent, version managériale d’Oderint dum metuant, prend la place d’une certaine bienveillance pour des hommes dont on se fichait qu’ils pêchent et désobéissent pourvu qu’ils vous aimassent. L’Eglise a refusé de voir que cette manière de ne pas perdre la face risquait de conduire lentement à perdre le pouvoir, l’attraction exercée diminuant avec le temps. Le Christ ou Gralton : le formuler, c’était avoir déjà perdu ; on a choisi Gralton, parce qu’on avait déjà cessé de croire au diable.
Mit Palpatine