Montrer mains blanches

Jamais je ne serais spontanément allée voir une pièce de danse japonaise dont je ne distingue pas le titre d’avec le nom du chorégraphe. Mais Palpatine est fan d’Amagatsu et comme les amatrices du genre pressenties comme accompatrices étaient indisponibles j’ai tenté l’expérience. J’avais un peu peur de la lenteur – surtout lorsque Palpatine, pas très en forme, me demande de jeter un oeil sur lui de temps à autres et de le secouer s’il montre des signes de faiblesse. Placés au deuxième rang, on s’épargne déjà d’avoir à forcer sur ses yeux. Sans rideau, la scène exhibe une installation dont je me demande comment les danseurs vont en jouer : au sol, ce que je prends d’abord pour un praticable et qui se révèle être couvert de sable, sur les côtés et suspendues dans les airs au milieu, des vitres parcourues de traces qui dessinent des réseaux de veines, supposé-je à cause de leur couleur rouge ou bleu.

 

I. Eriger. Se relever.

Trois danseurs entrent sur scène ou plutôt dans l’espace scènique : l’air semble devenir liquide alors qu’ils se meuvent. Lentement. Pas au ralenti ni précautionneusement. Lentement, à en étirer le temps. Sous les longues robes, on ne voit pas toujours les pieds bouger, et on en distingue à peine la secousse ; leur déplacement est aussi hypnotique que peut l’être celui de Willis, à la différence près que nos fantômes sont beaucoup trop terriens pour s’envoler. Entièrement maquillés, poudrés, talqués de blanc, ils errent sans jamais se statufier, et tombent tour à tour – rapidement, sans bruit, efficaces. A chaque fois, un homme tient ses pieds et les deux autres le relèvent, un peu comme Albertine prisonnière dans Proust ou les intermittences du coeur. Aucune trace de cambré ici, en revanche, le gisant est relevé d’un bloc, érigé tel une statue. Comme s’ils n’étaient pas certains de la stabilité du socle, les deux hommes retirent leur bras avec précaution, les font coulisser dans les airs et restent ainsi, encadrant et présentant l’homme dressé.

Puis cela recommence et ce n’est pas tant la lenteur que la répétition qui est troublante. On sait que l’homme suivant va tomber allongé, être redressé par les trois autres, jusqu’à ce que les quatre danseurs se soient ainsi dressés devant le public. La variation s’introduit peu à peu, de ce que l’équilibre précaire du statufié le conduit parfois pour ainsi dire à imploser, tombant sur lui-même par désarticulations successives.

 

II. Mémoire estompée des origines

Difficile de déterminer  quand commence et quand prend fin un tableau, s’il est vrai qu’il n’y a jamais de temps d’arrêt (on ne casse pas ce qu’on est en train d’étirer, voyons !), mais on brodera à partir de la scène qui se définit par l’entrée d’un nouveau personnage (et comme cela risque de ne pas entièrement fonctionner, ma mauvaise foi vous répondra que la scène est tout autre chez les British mais ne laisse pas d’être une scène).

Suivi d’une mystérieuse brume de laque, Amagatsu emplit la scène avec les échos de ses ports de bras très lents, très curieux : poignets cassés comme en baroque, mais les bras montent jusqu’en cinquième. Les épaules, un peu voûtées, trahissent avec la sécheresse du corps la vieillesse du danseur, mais leur posture participe à l’étrangeté de la chose. J’imagine que les passages au sol sont devenus un peu trop violents pour lui ; ils n’ont de toutes façon pas leur place dans ce solo. Enfin solo… si on omet les quatre hommes par terre, justement, qui se livrent à la plus terrible séance de gainage abdolminale qu’il soit possible d’imaginer. Je le soupçonnais déjà pour les érections du premier tableau, j’ai vérifié ensuite : tablettes de chocolat blanc qui passe presque inaperçues sous le maquillage. Sur le dos, ils relèvent lentement tête, mains et jambes crispées dans l’élévation.

La lenteur avait commencé à me réjouir : pour une fois, je pourrais tout voir. Ne pas perdre la géométrie du corps de ballet pour avoir isolé l’un de ses membres comme soliste, ou le mouvement d’un pas de deux pour avoir été hypnotisée par un visage. Pas du tout. La lenteur exige à plus forte raison une attention unilatéralement dirigée. Si l’on passe de l’un à l’autre, on n’accède pas au mouvement qui n’a pas encore eu le temps d’éclore. Le voir se déployer exige de s’y attarder, si bien que lorsqu’on revient vers un danseur qu’on avait laissé à son immobilité progressive, on s’étonne de le retrouver dans une tout autre position. La lenteur des gestes accapare le regard sur un point, qui n’est attiré par nul autre mouvement brusque. Palpatine me racontait que dans une autre pièce, une grande aiguille dorée descendait des cintres, mais de telle sorte qu’on découvrait sa présence sans avoir remarqué sa descente (vérification DVD nécessaire). Le temps n’est même plus étiré : il disparaît avec le chamboulement de notre perception.

Sans transition, donc : les quatre danseurs accroupis, tête renversée, ronde et blanche, trouée d’un rond noir. Ils se balancent comme des algues, la bouche ouverte comme hammeçonnée par une main invisible, un cri qui descend en eux et les possède. Cet orifice béant et silencieux est terrifiant. Avec quelques autres postures à collecter par la suite, on aurait le matériau d’un film d’épouvante garanti sans effets spéciaux.

 

III. L’intérieur de l’intérieur est l’extérieur

Ce titre m’a intriguée dès le début, à indiquer un retournement comme je les aime, sans rebondissement. Perplexe à la lecture du programme, je n’ai cessé de me creuser la tête lorsque trois hommes se sont lancés dans des jeux de symétrie et de parallèlisme entre deux vitres (et dans ces cas-là, la souris devient bouledogue, elle ne lache pas le morceau). Je me suis revue entre les miroirs de la penderie de ma grand-mère, qui se faisaient face, à former un corps de ballet à moi toute seule, d’une synchronisation jamais égalée. L’intérieur médiant (celui du complément d’objet) devait donc être celui du milieu, l’homme entre les deux vitres. L’autre intérieur, c’est celui qui se comporte en miroir en face de lui, derrière la dernière vitre, et donc à l’extérieur de l’espace défini par les deux vitres. Le schéma se répète entre le troisième homme et celui du milieu. Répliques en deviendrait simple, pour un peu.

 

IV. Des mains invisibles. L’image apparaît.
V. Tout ce qui voit l’image se briser.

La frontière entre les deux tableaux est encore plus floue pour moi. Les hommes troncs devant les vitres aux branchages colorés, les mains comme les bois d’un cerf. J’en retiendrai surtout ces mains métamorphosées en serres, qui griffent l’espace et s’y accrochent. Extrêmitées tortueuses, noueuses : Schiele s’est introduit chez Ovide. Lorsque les hommes se rapprochent en paquet, leurs serres odoyantes les transforment en une gigantesque anémone (ici, pour le film d’épouvante, un groupe de morts-vivants).


VI. Mémoire des souvenirs passée.

Nouveau solo d’Amagatsu. Les bras tendus l’un au-dessus de l’autre, la main d’en dessous en suppination, celle du dessus en prônation, il semble montrer un oeuf. Tout commeprécédemment les mains qui aggripent l’espace, la gestuelle semble prendre sa source dans le mime. Bien qu’aucune action reconnaissable ne soit suivie, les mouvements gardent quelque chose de concret. On en arriverait au paradoxe d’un mime abstrait.


VII. Harmonie de deux vagues d’ondes.

Des ongles vernis rouge et un hippocampe à l’oreille gauche ? Je mets quelques instants à distinguer les capuchons que les danseurs ont au bout des doigts, assortis à des oreillettes high-tech (je veux les mêmes pour mon mp3) en plume. Jusque là, seul Amagat
su en avait des fines qui lui coulaient des oreilles, deux minces filets de sang.

Et là, c’est tout bonnement hallucinant : les danseurs aux bouts de doigt rouges déclenchent une épilespie à leurs mains. Elles n’ondulent pas à partir du poignet, ne recevoivent pas leur mouvement des doigts, mais sont agitées de vibrations. Les mains ont cessé d’appartenir aux corps dont elles constituent l’extrêmité ; on dirait que les danseurs tiennent des colibris. Cela devient vite fascinanant puis hypnotique : illusion, les capuchons se mélangent en couleur, et bientôt c’est l’air qui vibre.

Nos contemporains occidentaux peuvent se rhabiller avec leurs isolations. C’est peut-être ce qui est le plus étrange dans ce spectacle : on oublie qu’il s’agit de corps. Au contraire à ceux des danseurs classiques, poussés par leurs propriétaires au bout de leur possibilités, leur maîtrise relève ici de la possession. Des corps, kara, possédés par une âme (mi, qui ne désigne pas l’âme mais le corps reconfiguré par elle).

La vibration des extrêmités doit durer une bonne dizaine de minutes – inconcevable mais enchanteur. A la sortie, les mains des spectateurs déclarent leur indépendance et se mettent par imitation pataude à faire de drôles de choses. Peut-être pour punir leur propiétaire de les avoir frappées si durement lors des saluts. C’était presque choquant cette frénésie de faire du bruit, alors que la musique, discrète, avait rapparu (curieusement, le silence n’est jamais pesant, on en oublierait même les tuberculeux) et que les corps des danseurs impassibles ployaient lentement en saluts. Une fois dégagée de ma torpeur comme une statue émerge du marbre, je me suis appliquée à applaudir silencieusement. Je n’aurais pas la force d’assister régulièrement à des représentations de ce genre, mais c’est une expérience fascinante, ne serait-ce que par la modification qu’elle apporte à notre perception du temps (ainsi qu’à celle du geste pour les danseurs occidentaux).

Izis, la pupille aux aguets

 

 

Je n’ai pas regretté de laisser le beau temps à l’extérieur pour entrer dans l’hôtel de Ville, s’il est vrai qu’Izis, comme Maïakovski, a « le soleil vissé, en guise de monocle à [son] oeil écarquillé ». Sa poésie est brute et s’apprécie d’un bloc : le Paris de ses rêves n’est pas pour autant un Paris de rêve, peuplé uniquement de bancs, d’amoureux et d’oiseaux. Il l’est si peu que ce n’est pas même la capitale qui ouvre le feu.

 

 

Résistemps

La grande réussite des portraits de résistant, c’est qu’on oublie que ce sont des résistants : malgré le laïus historique affiché par les panneaux explicatifs, malgré les coupures de presse d’époque, malgré les armes que chacun des hommes photographiés tient, nous voyons des hommes. Des hommes qui résistent à l’oubli, des portraits qui résistent au souvenir. Il y a bien sûr quelques jeunes qui prennent des poses lyriques de révolutionnaires, mais ils sont minoritaires et très jeunes – immatures. Les visages acquièrent davantage de profondeur quand ils prennent du relief, sillonnés de rides ou creusés de fatigue. D’autant plus beaux qu’ils sont vieillis, comme du cuir peut l’être. Patinés, comme dit Palpatine des femmes. Ces hommes ne reviennent pas de loin, ils sont au contraire très proches, là, très nets sur les grands formats re-tirés. Leur être se devine, sans affectation de tristesse ou de douleur, usés tout au plus, érodés par le temps, sans aura pour venir en faire des martyrs ou des héros. C’est peut-être le plus bel hommage qu’on ait pu rendre à ces résistants : ne pas les faire disparaître derrière leur combat par le documentaire, les présenter en tant qu’individus par le portrait, ici davantage présence dans l’absence que l’inverse.

 

 

Je ne sais pas si, comme l’avance Izis, ce qui définit un bon photographe, c’est sa capacité à s’effacer derrière les hommes qu’il prend, mais c’est exactement ce qui se passe. Je me surprends à imaginer les pensées de ces personnes, le grain de leur peau, la chaleur de leurs gestes. Et reste une fois de plus -cela me prend d’habitude dans le métro- étourdie par la diversité des visages, de cette incarnation d’un être. Le regard du photographe souligne les particularités de chacun, qui d’ordinaire se fondent dans des catégories qu’on redresse après en avoir éprouvé les limites ; un nez écrasé, un nez en trompette, un nez rond, un nez quelconque, redevient un nez au milieu d’une figure, entre deux yeux et une bouche. Bée.

 

 

Abzoolument, m’sieurs dames !

Une antilope saisie au vol. Re-sémentisation : à la voir propulsée dans les airs comme un frisbee, on lèverais un doigt interrogateur pour jouer à pigeon vole. Antilope vole !

Moins spectaculaire, mais qui fait plus d’effet encore, une panthère derrière ses barreaux. Pas une panthère, d’ailleurs. La panthère. Der Panther. De Rilke. Derrière les barreaux, c’est nous qui sommes enfermés. En cage et en liberté, comme les demoiselles de l’affiche, à tout moment la panthère peut détourner sa gueule qui y est mollement appuyée et s’en retourner sans que nous puissions la suivre dans un monde qui nous est dérobé, nous reste interdit, retenus derrière la vitre, devant la lucarne que définit la photo.


 

Attirer le portrait

Des écrivains, chanteuses, et autres. Et Roland Petit, en train de marquer. L’histoire du bout des doigts. La chorégraphie sans y toucher. Avec derrière les mains, le visage de leur destin. Cela occupait une colonne de Paris Match ; petit reportage animé.

 

La magie de la couleur opéra

Et la peinture fut. Izis est le seul photographe que Chagall a admis auprès de lui lorsqu’il a peint le pafond de Garnier. Par ce reportage en couleur (les seules de l’exposition), Izis semble humblement rendre hommage à celle du peintre. Clef de la voûte : on découvre un bureau semé d’esquisses préparatoires, des ronds découpés comme autant de rosaces par un enfant, sortes de zodiaques aquarellés.

 

 

Frappant contraste de la main parcheminée, noueuse de veines et de déveines, et du trait en dessous, sûr, naïf, délié, plein comme les seins à peine soulignés de la femme qu’il vient d’esquisser. De la chemise à carreaux rouge et noir, et des lignes roses et bleues. Vient enfin l’atelier de réalisation qui se confond avec un hangar et la toile, avec une bâche.

 

 

L’onirisme tient le haut du pavé

Au centre de l’exposition, le plus vendeur (si l’on peut parler ainsi pour une expo gratuite) : le Paris de Doisneau, Ronis et Prévert (avec lequel il a beaucoup travaillé). Forcément, on s’y embrasse, mais loin de la foule, derrière un arbre et au pied du mur, entre cœur de pierre et tronc généalogique.

 

 

L’étreinte est redoublée par l’écrasement de la perspective. Plus colossale encore au pied des marches, le corps disparu dans les hauteurs du songe.

 

 

L’amour est à quai. Les vagabonds aussi, quand on accordait encore le droit au SDF d’être rêveur, espérant ne pas embarquer pour le grand voyage.

Forcément, il y a des bancs publics, mais on dort plutôt dessous que dessus, même après y avoir soigneusement adossées les béquilles à la verticale ; l’infirmité se tient digne.

 

 

On veille au grain et à l’ivraie, la jeunesse germe à côté d’un vieillard ivre. Assise sur le dossier, tout en jambes et en cheveux, coup de pied nu, la cuisse au vent, la jeune fille est pour le moins avenante – avenir dans le passé. On retrouve le même type de juxtaposition lorsqu’à la droite de celui qui drague, on repère la tête de celui qui pêche.

 

 

On ne baigne jamais deux fois dans la même Seine, le théâtre du monde continue de grouiller et tournez manèges. A vide. La photo comme une balle à blanc, enneigée, où sont amorties les chevauchées des fantômes.

 

 

 

Parfois un peu plus jeunes que morts, comme c’est le cas de ce couple âgé (la photo appartient à la série londonienne, mais la joie n’a pas à être confondue avec l’excentricité britannique).

Forcément, on croise des mômes. Je n’aime pas ces photos qui ne parviennent pas à être des portraits. Ferdydurke me les fait voir comme des êtres informes, qui ne sont encore qu’un amas de possibilités. Il leur faut encore être façonnés.

 

 

Ici, déjà, le monde s’estompe, et les voilà obligés de quitter leur enfance, les lieux qui s’effacent. Quand le flou aura récupéré sa netteté, ils auront grandi.

 

 

Dépassé l’infinité et l’informe : fait le deuil de l’indéfini. Reçu et développé une gueule.

 

 

Bientôt, on le prendra par le menton, il aura cessé de caresser ses bêtes pour l’être lui-même, et alors, mon lapin…

 

 

Forcément, il y a des bestioles : un chat qui aimerait confondre les pinces à linge avec des hirondelles ; un drôle d’oiseau qui rappelle la gravité de tomber amoureux (futilité que la passion donne des ailes).

 

 

Et puis des histoires intériorisées, des personnes qui deviennent des personnages. Du particulier à l’universel, et du général au particulier.

 

 

 

Devant cette photo, j’ai pensé successivement à ma mère, brune dans sa jeunesse de jeune fille, qu’aurait accompagné sa chienne Ninon, puis à Pénelope Cruz. Celle-là ne ressemble absolument pas à celle-ci (contrairement à une fille d’hypokhâgne qui était son sosie, ce à cause de quoi on n’a jamais retenu son prénom), mais la théâtralité de la pause a mis un temps à se développer dans son immobilité, à se révéler à la surface du papier. Peu après, j’ai vu Manuel Legris en forain au stand de tir à la carabine, et une kharré de mon année de khûbage, qui serait devenue une femme élégante et libre. Qui ne se formalise pas de ce que l’on remarque la réplique par le sein de son nez en trompette, et plus bas, écho atténué, le genou saillant légèrement.


 

Izis se sert de son don pour jongler avec toutes ces données et garder l’équilibre du rêve dans la réalité, petit personnage qui donne du sens même à quatre traits abstraits. Tout l’art de la composition sans compromis.


 

Cirque, huez, y’a rien à voir

Petite, j’aimais les contorsionnistes et les trapézistes, les animaux me laissaient plus ou moins indifférente selon l’éloignement de leur origine géographique, et je souriais poliment aux clowns . Plus grande, je trouve le cirque triste. Plus encore ces clichés pris en coulisse, en roulotte et en routine.

 

Prendre les reines

La dernière salle était consacrée à des reportages d’actualité « là où il ne se passe rien ». La partie sur Israël m’a parue trop idéalisée, idéal de vie où la communauté aurait fait voeu de pauvreté et de fraternité. De cette série, je n’aime que cette enfant moins farouche qu’hostile, la même dureté dans le regard que la pierre qu’elle tient à la main. On ne sait si elle construit une route, comme l’indique la légende, ou si elle menace celui qui voudrait se mettre en travers de sa route, son chemin.

 

 

 

L’autre série, plus fournie, relève tout ce qui indique qu’on a baissé la garde lors des préparatifs du couronnement de la reine. J’aime la photo, ou peut-être le titre des Oies du couronnement.

 

 

La malice a été poussée au point que les éditeurs ont du repêcher ailleurs une photo de l’événement proprement dit. On nous propose un parallèle avec Martin Parr – pourquoi pas, à condition de ne pas omettre pour cela l’humour d’Izis, plus tendre qu’ironique. Il pique mais n’épingle pas.

 

B puissance quatre

Billy Budd, de Benjamin Britten

Une version d’anglais sur un extrait du roman de Melville faisait que le premier rang a bell.

Le second demeurait l’inconnu du Cantus in Memory of Benjamin Britten, morceau d’Arvo Pärt angoissant de beauté.

Je fais tout à l’envers, selon Palpatine, à commencer par le compositeur inconnu (sauf pour Mimi j’imagine, parce que bon, vive l’Estonie). C’est pourtant assez cohérent avec mon obsession actuelle du début qui prend sens par rapport à la fin.

 

Pas d’allemand, mais de l’anglais : j’imaginais naïvement que je n’aurais pas le cou bousillé par la lecture des sur-titres. C’était sans compter sur l’étirement des mots, encore plus terrible en anglais où voyelles brèves et longues sont d’une importance capitale (mais à l’opéra, le prompteur n’est pas inutile jusque dans notre propre langue maternelle), et sur les termes techniques qui ne m’évoquent rien de plus uns fois traduits : vous faites souvent la conversion à un gabier de misaine, vous ?

C’est le poste qu’occupe Billy Budd lorsqu’il s’engage à bord du navire de guerre L’indomptable, sous la direction bienveillante du capitaine Edward Fairfax « Starry » Vere. On ne peut pas en dire autant des échelons intermédiaires qui réduisent les matelots en esclavage, fouet à la main. On leur pardonnerait presque, cependant, grâce aux magnifiques ensembles auxquels cela donne lieu, à commencer par celui de tous les matelots en train de briquer le pont, les heave ho (ho hisse) aussi houleux que les flots.

 

 

Autant m’extasier tout de suite une bonne fois pour toutes sur le jeu scénique des musiciens – et des comédiens, j’aurais tendance à dire, s’il est vrai que certains hommes dont la musculature faisait bien dans le décor n’ouvraient pas beaucoup la bouche et semblaient surtout là pour le gros œuvre, réquisitionnés dès qu’il faut porter Billy Budd (qui porte aussi les marins, mais de façon plus littorale que littérale). Chapeau bas à Francesca Zambello pour la mise en scène et à Alison Chitty pour les décors. La préparation de l’attaque d’un navire français au second acte est magnifiquement composée, avec ses hommes dans les cales, autour de ce qu’on imagine être des canons, sur le pont, dans les cordages, sur le mât, et ses officiers à la proue, l’avant-scène ayant été relevée pour l’occasion, histoire de prendre de la hauteur. Le reste du temps, la foule des marins est toujours en mouvement, à se donner des coups dans le dos, jouer des coudes pour ensuite le lever, rigoler goguenard avec le voisin, voire danser, lorsqu’ils sont en compagnie des rats dans la cale et que le chat est parti. Pour ce passage, la scène a été rétrécie par un panneau d’où pendaient des arcs de cercle en tissu. Ce n’est qu’une fois descendu à hauteur des hommes que j’ai compris que ces vaguelettes de tissu étaient des hamacs. Habile aménagement, qui permet de ne rien changer au plateau dont la pente ne fait que renforcer le caractère imposant du mât auquel grimpe notre héros. Lors des scènes de nuit, un néon bleu vient définir le contour de cette masse fantomatique, et la présence d’un homme se devine alors par l’interruption de la lumière.

Un homme, des matelots, quelques officiers : l’opéra alterne les tableaux de groupes impressionnants avec des parties plus intimistes – mais pas nécessairement plus calmes. Au deuxième acte, une fois que tous les éléments de l’intrigue ont été mis en place (vie à bord du navire, arrivée de Billy Budd bientôt aimé de tous les matelots, mais pas du maître d’arme John Claggart, dont l’attirance admirative pour le « bébé » du groupe se convertit bientôt en pulsion destructive ; il contraint certaines de ses ouailles à tenter de corrompre l’incarnation même de la droiture), on parvient à un climax avec le trio formé par Billy, convoqué par le capitaine dans sa cabine pour répondre à Claggart qui l’accuse d’exciter l’équipage à la rébellion – pure diffamation, que le capitaine soupçonne mais qu’il ne peut pas rejeter à cause du grade de l’accusateur. Sommé de se défendre, Billy Budd est repris par son bégaiement et le coup de poing qui part tout seul parle à sa place – et tue le maître d’arme. Pour le coup, le physique de Lucas Meachem, une tête de plus que tout le monde, véritable armoire à glace, rend l’affaire tout à fait plausible. Davantage, à mon humble avis que la beauté constamment louée (avec la bonté – on est platonicien ou on ne l’est pas) de son personnage ; mais c’est totalement subjectif, la petite vieille devant moi n’avait pas l’air du même avis, qui au neuvième rang braquait ses jumelles sur le torse nu du chanteur. Mamie émoustillée à bâbord ! Une petite pensée émue pour le mort, aussi, qui a dû goûter à l’éternité à rester ainsi immobile, recouvert d’un drap, jusqu’à ce que l’avant-scène s’abaisse jusqu’à l’enterrer définitivement.

Conseil de guerre, Billy Budd, malgré son air jovial, ne peut échapper au châtiment. On a donc le droit à la dernière nuit du condamné et je me dis un instant que cela constitue un motif littéraire. Comme c’est horrible, pendu, dernier verre d’eau, dernier biscuit, tout ça… j’aurais plutôt envie qu’on en finisse. Jusqu’à ce qu’il regarde sa main, ses doigts se plier puis ses articulations se déplier. A partir de là, il recouvre peu à peu la force d’affronter ce qui va arriver, ou plutôt, le moment présent, puisqu’il s’est déjà représenté la pendaison. Inversement, l’angoisse m’atteint peu à peu, à mesure que la masse de muscle cesse de gémir et qu’elle redevient un corps pleinement animé, dont il est incompréhensible qu’il cesse d’exister. Pas tant parce que la justice humaine est injuste par rapport à la divine (elle a bon dos, celle-là, ça permet de faire ce qui chante pendant ce temps-là, Dieu, serviable larbin, remettra de l’ordre après – cela n’a jamais traversé l’esprit à personne que si l’on peut imaginer ce que serait une décision divine, celle-ci a de fortes chances de s’approcher d’une équité toute humaine, pensée par l’homme au-delà de l’application disciplinée de la lettre de la loi ?) – cela s’ajoute au fait que la mort n’est rien de défini, elle n’est pas un squelette avec une faucheuse, elle est ce qui met fin, elle n’est rien – ou plutôt, pour éviter d’entendre la phrase dans un sens stoïcien (la mort s’inscrit dans le cycle de l’univers) ou chrétien (vie après la mort) : elle est rien, un rien absolu, inimaginable. On peut imaginer l’absence d’une chose, pas la négation de toute chose. Brusque cessation de tout.

 

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Paradoxalement la scène de la pendaison ne m’a pas fait grand-chose : puisque le condamné se l’est déjà représenté, on assiste vraiment à une re-présentation, on sait ce qui va se passer, l’ignorance du néant est occultée par le cér
émonial. Les matelots défilent le long du navire, marchent en une file comme des prisonniers dans leur pénible récréation. L’exécution est bien entendue publique, pour l’exemple. A ceci près qu’elle invite davantage les marins à se révolter qu’à filer droit. Pour un peu, Billy Bud, hissé sur une plaque de la même façon qu’il l’avait été pour haranguer l’équipage au premier acte, deviendrait le chef d’une mutinerie qu’il n’a jamais envisagée.

L’histoire sombre dans l’abyme d’une mémoire qui l’avait introduite, celle du capitaine, hanté par le remords de n’avoir pas sauvé Billy Budd, persuadé que c’est son procès plus que celui du condamné qui s’est joué. Le marin, à qui a bien plu l’histoire du confesseur avec un bon gars qui, par son châtiment, essuie les fautes des autres, a pourtant demandé la bénédiction du capitaine juste avant d’être pendu devant le mât-croix, mais les doutes du vieil homme sont l’indice d’une conscience plus haute, qui ne s’en remet pas aveuglement à la justice divine. Et l’opéra se clôt, terrible.

Terrifiant aussi, le salut du chef d’orchestre, Jeffrey Tate, homme dont le corps complètement tordu évoque immédiatement la souffrance. Ou la douleur, faudrait-il plutôt dire, s’il est vrai qu’on l’admire sans penser à le plaindre. J’ai pensé à Béjart, venu saluer avec difficulté à la fin de l’Amour la danse, et que j’applaudissais pour la première, mais surtout pour la dernière fois.

 

J’étais bien contente, lorsque les lumières se sont rallumées, de retrouver les nez excessivement assortis d’un couple deux rangs devant, le chapeau de Palpatine, mon écharpe au fond du sac, la vie dans la foule (de menus détails). Je me suis rappelée ensuite que cet opéra avait fait pleurer une amie de Palpatine, m’a raconté celui-ci, qu’elle découvrait en tant qu’ouvreuse. Je me suis dit, oui, peut-être, je comprends. Et c’est justement pour cela, je crois, que je ne pleure quasiment jamais lors d’un spectacle. Je ne peux pas pleurer quand je comprends, puisque je me transpose sur un plan rationnel, moi et tout ce que la pièce m’a donné à sentir (des sens jusqu’au sens, en somme). Quand je pleure, c’est la plupart du temps sans raison. Bon, il y a une cause, en général, je ne suis pas maniaco-dépressive, hein, mais cette cause n’est pas une raison. Une raison, il peut y en avoir une, mais elle ne s’impose pas alors d’emblée. Le jour des résultats du concours, j’ai implosé en larmes, et par la suite, à chaque récit de ces aventures catastrophiques, je n’ai jamais omis cet épisode pourtant lamentable. Je savais que le concours était une loterie, que cela ne voulait rien dire sur mon niveau, que je pouvais très bien faire un bon cursus en université etc. : ma crise de nerfs lacrymale n’était pas absurde, mais elle n’avait pas de raison. Le rappel de cette épisode n’était pas de la complaisance ; je suis restée fascinée par cette formidable échappée hors de moi-même qui avais perdu le contrôle de mes nerfs. Et là, j’ai comme qui dirait perdu le fil de ce billet. Le remettre dans le chat de l’aiguille est fastidieux, j’espère que l’ensemble ne se découdra pas. Je mets les voiles. Voilà.

 

Tout plein de photos ici – on ne peut pas les agrandir sans qu’elles soient barrées de leur site d’origine, donc autant rediriger tout de suite vers celui-ci.

 

Le mariage à trois, 2, 1 : partez !

Les personnages se tournent autour ; le réalisateur tourne autour du pot ; le spectateur, chèvre ; l’heure, peu ; la caméra, beaucoup, pour suivre les retournements de veste. A vous filer le tournis – mais c’est peut-être de rester sur sa faim, le creux à l’estomac n’est jamais très bon. Pourtant, quand je jette un coup d’oeil à ma montre, je ne suis pas certaine de vérifier uniquement si l’heure légale a sonné pour manger ma pomme (quand on sort avec Palpatine, qui peut attendre onze heures pour commencer à avoir faim – pourtant, il n’a pas de réserve, je peux vous l’assurer-, on prend l’habitude de manger le dessert avant le plat).

 

Après le tête à tête, le face à face…
Peut-être pas moins romantique : regardez-moi toutes ces boucles

 

Pourtant *deuxième, action diction* il y a Louis Garrel à se mettre sous la dent. Il est acteur (oui, oui, on sait, mais dans le film aussi), et l’amant de Harriet (Julie Depardieu), qui elle aussi doit jouer dans la pièce d’Auguste (Pascal Greggory), son ex-mari. Lui n’a pas vraiment digéré la particule, et tente toujours de remettre sa main caressante sur Harriet, si bien que (je l’ai lu quelque part, mais ne sais plus où, donc je lèse César) ce n’est pas l’ex-mari mais l’amant qui risque d’être cocu. A ce trio de vaudeville recomposé s’ajoutent le producteur, qui, attablé, sait qu’il va déguster, et Fanny (Agathe Bonitzer), la « fille dans les étages », étudiante qui s’occupe du courrier du dramaturge (toute l’inaction se passe chez lui) et qui occupe un peu la fonction de la confidente dans les pièces de théâtre, celle qui permet des apartés dialogués. Pour jouer, ça, ils jouent : Théo (Louis Garrel) soigne sa sortie en annonçant au dramaturge réticent à le faire jouer, son mariage avec Harriet, tandis qu’Auguste s’écoute beaucoup parler. On joue, on surjoue, mais on s’amuse bien peu. Surtout lorsque Théo s’est fait la malle : l’entreprise de récupération, oui, non, merde, de Harriet est tout bonnement infinie.

 

Au début, Auguste oppose le cinéma, l’ « art de se taire », au théâtre, qu’il préfère parce qu’il est plus amusant, plus vivant, de parler. Ironie tragique pour un film dont « la bavardise de certains dialogues [empêche] Le Mariage à trois d’être un grand film ». Je serais assez d’accord avec le Monde. La prédominance de la parole ne me gêne pas : chez Rohmer, c’est parfois beaucoup plus littéraire et bizarre que cela, seulement, s’ils parlent comme ils n’écrivent même pas, les personnages de Rohmer ne s’écoutent pas parler et la pose paraît beaucoup moins longue. De plus, lorsque la caméra se pose un peu, on a parfois droit à de magnifiques plans, comme lorsque Harriet et Auguste sont de chaque côté d’une poutre et que le soleil filtre à travers les cheveux de la première. D’avoir su se taire, les personnages nous offrent alors un dialogue plus riche. Curieuse phrase d’Harriet : « tu ne crois pas qu’on se connaît un peu trop pour se séduire ? ». Au contraire, non ?

 

 

Le rythme (même si c’est beaucoup dire) reprend avec la réapparition de Louis Garrel. Deux, c’est trop peu, Harriet et Auguste sont lassants ; quatre, avec Fanny et de producteur, ce n’est pas encore cela. On connaît la musique, pour le cinéma comme pour la poésie, mieux vaut préférer l’impair. Il y en a toujours un qui fait tapisserie (le producteur est nécessairement hors-jeu), mais les tensions circulent et les trio se recomposent. L’histoire devient pluriel. Harriet fait semblant de croire à une liaison entre Auguste et Fanny, parle à la jeune fille (que le dramaturge veut faire jouer à sa place) comme si c’était le cas et, à force de jouer une histoire -ce sont des acteurs- on la fait exister.

 

Pas de sous-entendu sans sensualité, on frôle le baiser lesbien

 

Comme chez Agatha Christie où le plus évident est toujours le plus surprenant, Fanny se révèle, comme l’Electre de Giraudoux, et nous la joue petite Catherine de Heilbronn, amour pur d’origine non certifiée pour celui au service duquel elle s’est mise. Et qui, du coup, est touché par la grâce.

 

 

Quelques claques, mais cela reste très saint sain sein

 

L’histoire n’est pas encore réglée par ces deux duos ; encore faut-il s’assurer qu’ils forment des couples. Et entre le tripotage d’Harriet (« -et çe t’a plu ? lui demande Théo. – ça ne m’a pas plu… ça m’a excitée ») et le charme que Théo fait à Fanny… un petit Garrel en train de dire des âneries sur sa chaise (comme dans Les Chansons d’amour, d’ailleurs)… il a les meilleures répliques, soit dit en passant, joyeusement cyniques sur les bords. Le ras-le-bol des enfantillages de ses aînés le rend brillant ; c’est parce qu’il en rajoute qu’on sent qu’il voudrait que cela cesse. En attendant, autant aller voir ailleurs, mais Fanny n’en a rien à cirer ; c’est là où il n’y a aucun enjeu qu’elle montre le plus d’aplomb et une certaine conscience de sa place dans les jeux de séduction (au début, on dirait plutôt une vierge inspirée – « elle a l’âge emmerdant », dit Auguste, et Palpatine se marre à côté de moi – vous êtes marrants, il faut bien que jeunesse se passe). Lorsque Fanny part ramener la voiture de sa mère, Théo monte avec elle, et il faut attendre qu’il se fasse éconduire et que Harriet et Auguste noient dans l’alcool leur angoisse d’une liaison entre les jeunes pour que les deux couples soient établis. La pièce est finie – Auguste n’écrira jamais la sienne.

 

Début du film, il manque encore quelques marches pour s’embrasser

 

Observations fines, incessants déplacements des couples et des trios, jeu qui risque toujours de ne pas être ludique… ce pourrait être un excellent film ; j’ai besoin d’un peu de bonne volonté pour ne pas le qualifier de mauvais.

 

Les chaussons rouges

 

 

Miss Red, fan des shoes de la même couleur, m’avait gardé une invitation de Télérama pour assister à la reprise du film de Michael Powell et Emeric Pressburger. Pas de chance, cela n’était écrit nulle part, il fallait retirer les places dans les deux jours, même pour des séances ultérieures. Qu’importe, je ne regrette pas qu’on ait aiguisé ma curiosité. Les Chaussons rouges ont fait date, tout le monde vous le dira – au risque de ne dire que ça ; c’est qu’il fait aussi daté…

 

… le public

Palpatine et moi faisons brutalement chuter la moyenne d’âge de la salle, assez élevée pour que la plupart vienne revoir et non découvrir le film. Le petit vieux de devant, assis au premier rang comme un enfant sage, qui a ri seul (avant de faire rire la salle) à une pseudo-tentative d’aphorisme, et dont les reflets de la montre indiquait qu’il dirigeait l’orchestre à la fin du film, a raconté à Palpatine avoir assisté à sa sortie alors qu’il avait quinze ans – je parie qu’il était amoureux de l’héroïne.

 

… l’ambiance

L’esthétique est kitsch comme peut l’être Autant en emporte le vent – à ceci près que la musique passe beaucoup mieux d’être intégrée à l’histoire et non motivée par un effet dramatique (dans tous les sens du terme). Le maître de ballet est plus vrai que nature, ou plus slave que russe ; la chevelure rousse de Victoria Page, jeune danseuse embauchée par le directeur des ballets Lermontov, n’est visiblement pas divisible en cheveux ; sa bouche est aussi rouge que le titre du ballet créé pour elle, et ce, même au réveil ; quant à Julian Craster, le jeune compositeur engagé comme répétiteur en même temps qu’elle, il l’aime « d’un amour vrai ».

Mais le conte est bon (tiens, tiens, vous revoilà, miss Red) : adapté d’Anderson, le ballet chorégraphié spécialement pour le film autorise celui-ci à quelques accès d’onirisme, d’autant moins indigestes qu’ils sont contrebalancés par d’autres séquences plus terre-à-terre. Par exemple, lorsque Victoria accepte l’invitation de Lermontov à 8h, elle s’ y rend parée d’une robe de princesse turquoise, avec cape en satin à crever de chaud sous le soleil méditerranéen et mini-couronne au-delà du ridicule assorties. Heureusement, lorsque la réincarnation de Peau d’âne (si vous ne devez cliquez que sur un lien, c’est sur celui-là) se rend compte qu’il ne s’agit pas d’un dîner mais d’une petite réunion de travail pour lui annoncer qu’on l’a choisie comme soliste, elle a assez d’esprit pour justifier l’incongruité de sa tenue en prétextant qu’elle allait justement sortir au moment où elle avait reçu le message.

Le conte déborde le ballet, comme on pouvait s’y attendre de la part d’un film qui en reprend le titre. Les chaussons rouges que l’héroïne chausse (et qui lui enlacent le pied d’eux-mêmes, avec la célérité de spaghettis ensorcelés) la conduisent à la mort, la condamnant à danser jusqu’à épuisement. Jusqu’au-boutiste, Lermontov l’est aussi, qui exige un dévouement absolu à l’art, si bien que, sommée de choisir entre son amour pour Craster et sa carrière de danseuse, Victoria se laisse entraîner par son rôle, qu’elle meure d’envie d’interpréter, et se jette sous un train (celui que devait prendre Craster, et qui s’était déjà manifesté par un panache de fumée lors de leur première entrevue au bord d’un balcon en pierre, avec une plante en carton-pâte sur le côté – le romantisme outrancier de la situation n’a fait qu’en renforcer le total manque de subtilité – Palpatine et moi de rire comme des baleines). Oui, non, merde. En se supprimant, elle supprime le dilemme, c’est plutôt radical comme solution. Et terriblement poétique rapport à la clôture de la mise en abyme. (J’hésite à vous faire un petit coup de *Kundera power*, d’autant qu’il s’agit de l’analyse d’Anna Karénine qui elle aussi va bon train). Elle ne choisit pas l’art contre la vie, ni la vie contre l’art, mais la vie telle que l’ordonne l’art, même quand le destin qu’il orchestre mène à la mort. Ce retour au conte nous sauve in extremis de l’absurdité de ce suicide. Elle mourut heureuse et n’eut aucun enfant.

 

… la société

Le dilemme final, Craster ou Lermontov, vivre ou créer, n’est peut-être pas toute la question. Certes, on retrouve la même déception que dans the Picture of Dorian Gray, lorsqu’après une nuit d’amour avec Sybil Vane, Dorian découvre que l’actrice a perdu tout son talent avec sa virginité : la jeune fille est désormais incapable de feindre une émotion qu’elle ressent, elle ne peut plus s’identifier à ce qu’elle est de façon inconsciente, devenir ce qu’elle est devenue.

Ce n’est pourtant pas vraiment le souci dans les Chaussons rouges : Lermontov trouve Victoria mauvaise parce qu’elle a la tête ailleurs, et son égale dépréciation de la nouvelle partition de Craster, que tous, y compris le maître de ballet avare de compliment, trouvent formidable, autorise quelques doutes quant à la justesse de son jugement. Il n’y avait rien d’artistique dans la décision par laquelle il avait renvoyé la précédente étoile, Irina Boronskaja, à l’instant même où, interrompant une répétition de Giselle (ou comment chantonner ensuite sur le quai du RER), elle avait annoncé son mariage. Il conçoit la danse comme une religion (après tout, il y a déjà eu des précédents : Claire-Marie Osta a hésité entre les ordres et l’Opéra, tandis que Mireille Nègre a cumulé). Il est malheureusement plus catholique que protestant, et son culte du corps rejette la chair.

On pourrait cependant se demander si c’est vraiment l’amour (physique ou non) qui le contrarie à ce point, ou plutôt la forme que prend le couple à cette époque-là. Sitôt mariée, la femme perd sa polysémie pour n’être plus qu’épouse, c’est-à-dire femme au foyer. Il est alors effectivement difficile de concilier la promenade quotidienne du caniche, avec apprêt excessif et chapeau à la madame de Fontaney, et l’entraînement intensif de la danseuse. Lermontov précipite la chose en renvoyant Craster dont l’orgueil mâle entraîne Victoria dans sa disgrâce : évidemment, il lui faut sacrifier sa carrière, elle qui n’aurait jamais exigé pareille chose de son compositeur de mari. L’artiste veut des chemises aussi blanches que son papier à partition, on dirait. Et cela n’aide pas Lermontov a comprendre qu’aimer et danser s’entretiennent chez un être passionné et peuvent être l’un comme l’autre synonyme de vivre. Le premier dialogue entre Victoria et Lermontov où vivre et danser étaient posés en synonyme (« Lermontov: Why do you want to dance? – Vicky: Why do you want to live?
Lermontov: Well, I don’t know exactly why, but… I must. – Vicky: That’s my answer too.« ) s’est dégradé en se répétant :

Lermontov: When we first met … you asked me a question to which I gave a stupid answer, you asked me whether I wanted to live and I said « Yes ». Actually, Miss Page, I want more, much more. I want to create, to make something big out of something little – to make a great dancer out of you. But first, I must ask you the same question, what do you want from life? To live?

Vicky: To dance.

Vie et art sont à présent dissociés. Exit le cygne, bonjour la poule pondeuse.

 

la danse

Quoique… Irina Boronskaja évoque moins le cygne élégamment désespéré que le volatile effarouché. Elle bat des ailes avec une telle conviction, qu’il faudrait lui rappeler que la cygne flotte et ne risque pas de se noyer. Irina Boronskaja n’est pourtant pas interprétée par n’importe qui : c’est Ludmilla Tcherina, étoile des Ballets de Monte-Carle, tout de même ! Ce qui me confirme l’intuition que j’avais eue après le visionnage d’une vidéo d’archive de la Pavlova : je suis née un siècle trop tard. J’aurais été prima ballerina absoluta. Au moins. On déboule les genoux pas tendus, les cinquièmes suffisent à nous décourager d’imaginer à quoi peuvent bien ressembler des troisièmes, les pieds sont tendus quand on n’y pense, c’est-à-dire à peu près jamais. Le pire reste tout de même les ports de bras. L’expression dramatique confine au burlesque à force d’exagération. Tout est dans l’excès, y compris le formidable maquillage qui prolonge les traits jusqu’aux tempes et dont l’aplat d’ombre à paupière rouge suffirait à expliquer pourquoi j’ai eu tant de mal à en trouver.

Les corps sont appétissants pour l’amateur ou grassouillets pour le balletomane : on pardonne aux danseurs d’avoir des cuisses si développées lorsqu’il fleur faut soulever ces gracieuses et lourdaudes Willis. Peut-être n’aurais-je pas été appréciée en Myrtha, finalement, étant dépourvue de la générosité de ces demoiselles. Les rondeurs d’une danseuse sont belles tant qu’elles n’entravent pas le mouvement : elles font paraître Tcherina pautaute, tandis qu’elles donnent (des) forme(s) à la danse de Moira Shearer, la danseuse qui joue Victoria Page. La technique approximative de l’époque s’oublie durant le ballet proprement dit, que les réalisateurs ont eu l’intelligence de mettre en scène et non de capter à plat, enregistrement passif de ce qui se passe sur scène.


 

Avec les décors et les costumes, la gestuelle plus retenue (moins débordante serait peut-être plus juste) de Moira Shearer, le cordonnier bondissant et ensorceleur de Leonide Massine, on apprécie pleinement un spectacle qui pourtant ne correspond plus à nos critères techniques ou esthétiques. La vitesse d’exécution, corrélat de l’aspect brouillon de la danse, ne laisse pas le temps de s’appesantir sur celui-ci. Cela n’arrête pas de tourner – étourdissant. Noureev et son adage « un pas sur une note » trouvent là une tradition dans laquelle s’inscrire.Je me figure mieux à présent ce que pouvaient donner les tempi des ballets des siècles passés, deux à trois fois plus rapides qu’ils ne sont joués aujourd’hui, selon Pierre Lacotte (à propos de la Fille du Pharaon, il me semble me souvenir).  Il faut voir à la barre la vitesse de leurs ronds de jambe – et ce n’est pas de la mayonnaise.

Pour ceux qui ne comprennent pas mon ébahissements, prenez pour analogie les effets spéciaux lors du ballet : par exemple, les fondus-enchaînés qui superposent des oiseaux ou des fleurs aux danseuses en porté (il faut bien cela pour leur conférer une certaine légèreté) vous paraîtront vieillots. Je ne me moque que pour le plaisir : on voulait des artistes (et des tragédiens qui sachent jouer la comédie), non des athlètes ; le spectaculaire ne passait pas nécessairement par la technique (pas aussi développée – moindres connaissances anatomiques ? Pas encore l’époque de la course effrénée citius, altius, fortius ? Pointes moins performantes ? – on découvre le coup de pied de Moira Shearer seulement lorsqu’on lui ôte ses chaussons rouges…). Bref, avoir apprécié la danse ne m’a pas empêchée ensuite de faire l’hippopotame en tutu sur le quai du RER – plus Fantasia que fantaisie si l’on considère le montage de l’énorme vague qui remplace l’orchestre et laisse en place le chef, réincarnation de Mickey apprenti sorcier (une âme plus poétique y voit une vague d’applaudissements).

 

 

En dépit de tous mes sarcasmes, je n’ai pas vu les 2h15 de film passer. Certains éléments prêtent à sourire, mais, en dépit de ce que suggèrent les critiques, obnubilés par le tour de force technique que constitue la restauration de l’œuvre, dont, en tant que telle, ils se débarrassent en lançant le gros mot de « chef-d’oeuvre », le film reste bien autre chose qu’une pièce de musée, grâce à sa composition d’ensemble : ce n’est pas en effet la carrière d’une belle jeune fille, que l’on suit, ni son idylle avec un autre artiste talentueux, mais, comme le suggère l’ouverture du film, qui coïncide avec celle des portes du théâtre, c’est l’histoire d’une troupe qu’on nous raconte. Le bazar du plateau durant les répétitions, l’agitation panique avant la première, les coulisses.. Et des personnages un peu plus nuancés qu’il ne paraît : Victoria n’est pas qu’une cruche amoureuse, tout comme Lermontov n’est pas un tyran de l’Art et fait preuve d’une réelle sensibilité envers sa danseuse, qu’il a l’élégance de ne jamais séduire. Un peu kitsch, oui, mais pas forcément mièvre (celui qui a toujours raison dégote carrément un
parallèle avec Lynch, c’est dire si ce n’est pas violent…), même lorsque Craster et Victoria se tiennent immobiles et enlacés, allongés dans une calèche…