Là où Lagarfeld n’est pas…

… se trouve Kimiko Yoshida

(toutes les images sont cliquables – à cause du nombre de photos et pour des raisons de temps de chargement et de flemme dans le redimensionnage, ce sont des miniatures)

 

J’avais repéré une expo de Karl Lagerfeld à la maison européenne de la photographie, mais ce n’est qu’après avoir visité toutes les expositions concomitantes que je me suis aperçue que celle précisément que j’étais venue voir ne démarrait que quelques jours plus tard. Heureusement, on se trouve parfois rassasié après ce qui était censé n’être qu’amuse-gueules.

 

Images au corps

Les photos d’Ernestine Ruben dépassent le simple motif une fois mises en robe par Mi Jong Lee ; cela donne par exemple Water, une robe avec un immense dos nu qui se termine en queue de poisson, de sirène, ou Upside Down Body, où le buste du corps nu imprimé sur la robe se trouve aux pieds de celle qui la porte.

 

Consumation. Consommation de luxe dans Citizen K

Jamais je n’ai ouvert le magazine, mais les travaux de Tania et Vincent me donneraient envie de le faire. La dichotomie ente art et publicité est consumée, elle se perd dans la créativité de montages (manuels!), où l’on ne sait plus très bien si le produit est au centre de la mise en scène (comme dans le montage de J’adore : des corps nus sont en adoration devant un homme cambré sur la bouteille de parfum, un piédestal en Dior) ou s’il n’est que prétexte (la marque Vuitton sur le sac poubelle d’un tri très select-if we may say so ; femmes qui papillonnent autour, clientes qui grouillent ou journalistes fouille-merde qui font mouche ?).

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Détournement d’image ou de fonds, les affiches, avec leurs polices et leurs clichés rétro, sont en tous cas un régal d’humour.

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Certainement un collier dont le prix vous passe la corde autour du cou…

 

 

Faire face…

… aux photos de ceux qui ont eu à le faire. Koos Breukel aurait un faible pour les gens qui ont vécu, ce qu’il semble moins mesurer aux nombres d’années qu’à la souffrance endurée.

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Malgré des corps parfois décharnés, brûlés ou durablement fatigués, les portraits ne tombent jamais dans le glauque misérabiliste, et de simples étudiantes figurent ainsi parmi les modèles, pour des photos qui n’ont pas moins d’intensité. 

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On se prend en effet en pleine figure les visages infiniment humains qu’on dévisagerait en vain. Dans ces portraits plus grands que nature, la singularité de chacun semble se loger à la surface de la chair, dans ses tissus plus ou moins tendus, nervurés, ravinés… Même lorsque aucune histoire n’y sillonne, ce sont alors des fins réseaux de cheveux décoiffés qui viennent buriner le visage trop lisse.

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Et de sentir ce grain de peau, c’est nous qui sommes touchés. Mais la salle doit être parcouru lentement, sous peine d’anesthésie : incapables de retenir l’individualité de chacun, on finit par ne plus voir dans tous les visages que des figures abstraites, deux yeux, un nez, une bouche, toute irrégularité devenant irritante. Heureusement, si la multitude risque de se réduire à une unité schématique, l’exposition au sous-sol fonctionne en sens inverse, et montre la multiplicité du singulier.

 

Là où je ne suis pas

C’est l’exposition par laquelle nous avons commencé, mais je la traite en dernier en vertu de la bonne veille règle de la cadence majeure. Si, sur le coup, les photographies de Kimiko Yoshida m’ont amusée, elles me fascinent de plus en plus – à mesure que j’oublie ? Cela ne peut pas être rien, de persister en dépit de l’oubli ; c’est même quelque chose de persister grâce à lui. Justement, l’artiste travaille sur l’effacement. Il y a de quoi s’effrayer, comme cela, « l’effacement », ça suggère un truc conceptuel vaguement pas fini, racheté par une ébauche de réflexion. Rien que de très figuratif et de coloré pourtant dans autoportraits carrés de Kimiko Yoshida.

Loin de la bien-pensance œcuménique, ses mariées se déclinent de toutes les couleurs et cultures, se sur-impressionnant sur son même visage asiatique. A voir certaines versions moins heureuses, comme la mariée Pikachu (vue en vidéo ; non choisie pour être accrochée dans des salles trop étroites par rapport à la taille des tirages), on pourrait se dire que l’artiste a trouvé un procédé qu’elle exploite mécaniquement. Pourtant, le soin apporté à la réalisation des images, dans le traitement des couleurs comme de la mise en scène, ainsi que la réflexion qui les accompagne, donnent à voir une véritable intention artistique.

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The green tea bride

 

Le premier panneau de présentation, pour alambiqué qu’il puisse paraître (et non être, le paradoxe est très bien maîtrisé par Kimiko Yoshida), m’a mis le neurone en alerte et préparée à regarder d’une certaine façon : « Ce semblant absol
u de la « figure » qu’on appelle «autoportrait», je le multiplie pour en saturer l’espace. La saturation est une forme d’enchantement, c’est le principe de séduction que je découvre dans le vertige baroque à mon arrivée en Europe. Dans cette saturation même, le portrait se vide de sa fonction distinctive, la «figure» efface ce qu’elle figure, elle dissout son autorité, elle tend à l’abstraction. » A force de voir le même visage (humain), celui-ci disparaît effectivement ; il n’est plus reconnaissable dans son éclatement en multiples déclinaisons, s’efface derrière les figures (symboliques) que l’artiste fait surgir par le maquillage et les accessoires.

 

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The Mao bride

On croit alors comprendre pourquoi l’artiste dit de ses photos qu’elles sont autant de « monochromes ratés ». « Cependant, ajoute-t-elle aussitôt, je n’ignore pas combien le ratage est corrélé à la réussite, comme l’identité à l’altérité. Écoutez ce vers de John Lennon (en ouverture de I Am the Walrus) : I am he as you are he as you are me («Je suis lui comme tu es lui comme tu es moi »)… » (comme « tuez-moi », aussi…). Ce qui reste donne sa signification même à ce qui a été effacé : or du profil et des lèvres, comme si celles-ci ne pouvaient plus prononcer que les mots de celui-là : quelque membre du parti.

 

Mao bride, encore, mais blanche, plus proche d’une infirmière.

« Ce qui donne sa valeur à l’image, c’est bien ce qui lui manque, ce qui lui donne toute sa valeur, c’est qu’elle laisse le regard insatisfait : l’image, par essence, laisse à désirer. » Voilà où prendraient leur source les fantasmes sur les uniformes… ceux-ci masquent les gens qui les portent au point qu’ils ne sont plus (des) personne(s), seulement des corps qui portent une tenue qui les camoufle et qu’on aurait envie de prendre pour les rendre à la vie protéiforme.

Je ne sais pas si le vertige qui en résulte est baroque, mais c’est un vertige que chacun peut éprouver en ne se trouvant pas ressemblant (« La ressemblance est ce déguisement suprême qui porte à son comble l’incertitude de soi ») sur d’anciennes photographies qui, si elles n’étaient datées et attestées par leur regroupement dans l’album familial (celui qui a pris la photo était un témoin), ébranleraient la certitude de l’identité. C’est peut-être pour cela que tous ces autoportraits sont donnés comme des « mariées » : pour chacune, la photographe témoin d’avoir épousé une nouvelle figure. Le motif de la mariée offre également l’avantage de comporter un voile dans sa tenue, voile qui suggère (une figure identifiable) tout autant qu’il dissimule (un visage insaisissable).

 

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The blessed virgin bride
La couronne maintient les voiles qui dissimulent le visage de celle qui ne peut qu’être reine, fonction sans visage.

 

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The bachelor bride stripped bare
Elle s’efface par le haut (la tête séparée du corps par une bande blanche) et le regard descend forcément jusqu’aux auréoles, comme le célibataire déshabille la mariée de ses fantasmes.

 

The Beijing opera bride

Le voile n’est pas toujours de tissu, mais le regard, qui est peut-être l’élément le plus permanent d’un visage, est encore dérobé. La mariée est encore ailleurs, et c’est pourquoi il faut toujours à l’artiste recommencer d’autres portraits où l’on pourra l’apercevoir, c’est-à-dire continuer à ne pas la voir.

 

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The Afghan bride

Autant dire que la burqa fait un drôle d’effet parmi toutes les portraits ; on la dirait l’éternelle mariée, celle qui ne fait jamais rien d’autre que se marier, de perdre à chaque instant son identité. Elle disparaît peut-être encore davantage que cette Snow bride gommée.

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Ce faisant, elle retourne à la pureté d’une feuille vierge, d’où elle semble surgir bien plus que disparaître. L’effacement vers le blanc conduit paradoxalement à une apparition plutôt qu’à une disparition. Rien originel plutôt que néant abolisseur, c’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles je suis davantage attirée par les portraits sur fond blanc que les noirs ; outre que les breloques ethniques ne me disent rien, ce n’est plus un œil fascinant ou une bouche prometteuse qui émerge, mais un visage dont le regard et la bouche tentent de résister à l’effacement, comme si le noir faisait disparaître et le blanc apparaître, alors même que celui-ci peut gommer et celui-là contraster.

L’un des rares portraits noirs à m’avoir plu, parce que surprise : le visage étant décalé vers le bas par rapport aux autres photos, j’ai cherché à distinguer quelque chose dans le centre obscur de la coiffe.

Le noir peut grouiller de nuances ; prenons par exemple ce portrait d’une autre série consacrée à l’art :

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Le tissu de la coiffe semble bruire dans le tableau. Dans ces infimes froissements, on distingue des plis, des creux, vallons, arrêtes et crêtes, sorte de reliefs de carte géologique qui sont autant d’attributs (détails externes à la personne) permettent de dresser la carte d’identité du portrait.

 

Il n’empêche que je reste davantage attirée par les autoportraits blancs. Ici, même la nonne peut être une mariée :

 

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The divine bride praying

Un œil fascinant et une bouche prometteuse, que je vous disais… certainement une des photos qui laisse le plus à désirer et… ma préférée.

 

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The shinto bride

Encore une bouche qui surgit, éclatante ébauche d’un visage qu’il prend envie de tenir par le menton pour le relever jusqu’à soi. Alors que les portraits noirs vous font face comme pour vous exhorter à les retenir de sombrer dans l’oubli, les portraits blancs gardent la tête baissée, dans une sorte d’humilité qui vous donne envie de les voir advenir, envie de les voir se révéler. « Ce qu’on appelle révélation est cela même : l’invisible devenu apparence. La révélation dit précisément que quand tout a disparu et que tout manque, le manque montre qu’il y a encore quelque chose. »

 

Bien qu’elle se prenne en photo, Komoki Yoshida ne peut être soupçonnée de vanité : elle fait œuvre de vanités et y est à peine visible, jamais là où elle se montre, ni là où on l’attend. « L’autoportrait est, comme toute image, la figure de l’unique devenant n’importe qui. […] Se représenter par l’autoportrait, […] c’est se livrer au risque de l’effacement, où règne l’anonyme.» Elle ne serait pas plus elle-même dans une photographie prise sans maquillage et en dehors du studio, pas plus qu’elle n’est la somme de tous ses autoportraits qu’elle semble pouvoir inventer à l’infini : « L’effacement, l’éloignement gisent ici au cœur de l’être que l’image a, instantanément, rendu inatteignable, impassible, inactuel. » Une image est sans cesse déçue par l’image plus actuelle qu’elle appelle – sans pour autant être décevante, car elle est une résistance à l’oubli, un « suspend de la disparition ».

A la limite, l’artiste serait davantage dans ce qu’il reste par soustraction, même si l’abstraction de deux yeux, un nez, une bouche (pas étonnant que ce soient ces éléments qui résistent à l’effacement) ne permet pas d’identifier quelqu’un : «  Et c’est dans cette abstraction que je retrouve la soustraction et le vide qui sont le cœur du minimalisme japonais. Ici, c’est la saturation même qui est le véritable « autoportrait », c’est-à-dire l’espace de la transposition, de la disparition, de la mutation ».

A force de trop en voir, on ne voit plus rien, ou plus que quelques traits essentiels, presque abstraits. Je trouve cela d’autant plus fascinant que c’est une sensation que j’ai souvent dans le métro : après avoir isolé et observé quelques passagers à la personnalité marquée, mon œil redevenu inattentif est bientôt saturé de particularités physiques, de corps désertés et de chairs encombrantes ; submergé par une foule de bonshommes désincarnés, il n’est plus capable de rien voir qu’un tas de jambes, de chemises, de mains, et de faces ternes, identiques et mêlées.

 

Le minimalisme auquel aboutit l’artiste ne permet plus d’identifier quelqu’un, et pourtant, on ne peut pas nier qu’un visage est bien, sinon le sujet, du moins la matière première de ces photos – quelque chose demeure : peut-être bien une manière, un rien. Voilà le paradoxe assumé : minimalisme de chacune des photos, ensemble de l’œuvre baroque.

 

L’art et la manière se retrouvent dans une autre série d’autoportraits intitulés « peintures» et tirés sur toile. Il ne s’agit pas d’imitation, Kimiko Yoshida ne force pas l’entrée de l’univers des maîtres, pas plus qu’elles ne les exile dans le sien. Si l’effacement du sujet continue d’opérer dans cette série, il donne lieu à de nouvelles propositions, non plus à des figures abstraites, mais à d’autres personnages ou d’autres mythes bien identifiés. L’artiste s’est si bien effacée qu’elle peut demeurer bien visible, ce n’est plus elle que l’on voit mais «  l’allusion rétroactive à un détail qui demeure, parfois à notre insu, dans le souvenir » : « La pensée procède alors par élision : elle détache du tableau tel détail, elle privilégie tel élément plus ou moins caractéristique, elle identifie la peinture à tel trait formel auquel l’œuvre se réduit arbitrairement dans le souvenir. »

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Cela me semble particulièrement visible dans le fantôme de Rembrandt, où la mémoire a pris le pli du tissu et restitue une forme vaporeuse qui donne toute sa densité au personnage.

 

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Ne connaissant pas du tout Tiepolo, je ne vois pas quelle vision de l’artiste cet autoportrait a pu cristalliser, mais cela ne m’empêche pas d’être amusée de voir sur quelles lèvres s’ouvre le corset.

 

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D’après le Tricorne de Picasso. J’adore.

 

Une autre série a été réalisée sur le même principe, déclinée avec des objets de Paco Rabanne. Petit aperçu, avec mes photos ou tableaux préférés :

 

Ophélie

L’Athéna de Klimt de Yoshida, qui a vraiment disparu, détruit dans un incendie
(la variation le ressuscite donc bien davantage qu’elle ne risque de le dénaturer).

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Le Printemps de Botticelli de Yoshida

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Belle variation sur la Salomé très ouvragée de Moreau.

Variation minimale que cette bouche entrouverte pour une ressemblance presque criante avec la Méduse de Caravage.

 

Dernière série de travaux découverte par la vidéo projetée dans l’exposition : les lettres en verre soufflé, déclinées avec plus ou moins de succès. Malgré tout ce que Jean-Michel Ribettes peut en tirer dans sa préface à l’Instance de la lettre, le systématisme alphabétique risque de taper sur le système. Aux lettres isolées, je préfère les inscriptions latines qui, en barrant le visage sur lequel elles apparaissent, interrogent ce dernier, ni cadavre ni sujet.

 

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De part sa couleur criante et ses bouches ouvertes, Sic transit suggère la violence avec laquelle un visage vivant est nié, écrasé par le temps et ces lettres qui le symbolisent en quelque sorte.

 

In absentia de tous bouquets : un visage pacifié se dilue plutôt qu’il ne se noie dans un fond bleu Klein.

 

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Memento mori : le visage survit dans les bulles du souvenir, là O, parmi un néant étoilé, tacheté comme le sont parfois les vieilles photographies où le jaune est venu s’ajouter au noir et blanc.

 

Pour conclure, une remarque que Jean-Michel Ribettes a formulé au sujet de cette dernière série mais qui, je trouve, s’applique très bien à l’ensemble des travaux de Kimiko Yoshida : « Ses Autoportraits ne sont pas autre chose que des images de la disparition où la figure, en disparaissant, donne à l’œuvre sa signification. » Finalement, ce serait un peu une magicienne, qui ne (se) fait disparaître que pour mieux faire apparaître (une multitude d’autres formes), si bien que la réflexion intellectuelle qui sous-tend son œuvre ne l’enfouit jamais sous ses concepts abstraits et ses paradoxes brillants. On a effacé et il ne reste rien ? C’est beaucoup gagner : elle en est fort aise, et joue maintenant.

Cinderella

 

Un peu plus et j’oubliais la soirée au Coliseum où l’English National Ballet donnait Cendrillon dans une version de Michael Corder. Grâce à l’amabilité et la compétence du personnel administratif, j’avais pu réserver deux places pour un « pre-performance talk », où l’on nous a présenté le ballet, entendu à la fois comme la troupe, qui maintient un équilibre financier fragile en tournant dans le pays, et comme la relecture du conte par le chorégraphe : on insiste beaucoup sur le symbole de la lune (que l’on peinera à apercevoir depuis le confortable poulailler), repris notamment par les bras en cinquième ouverte, comme une coupe (cela ne m’a pas frappée outre mesure), ainsi que sur le choix de ne pas faire danser les deux sœurs par des danseurs travestis.

 

 

Cela n’ôte rien au comique du premier acte, s’il est vrai qu’Adela Ramirez et Sarah MacIlroy rivalisent d’enthousiasme et d’énergie pour martyriser la pauvre Daria Klimentova. Elles sont drôles à force d’être vaniteuses, égoïste, puériles, bêtes et méchantes ; sautent sur leurs pointes avec force conviction (ouille), et plantent leur orgueil en quatrième position bien arrêtée, avant de repartir en désordre pour de nouvelles chamailleries.

 

 

Si elle n’est peut-être pas aussi hilarante que dans la version Noureev, la classe de danse n’en est pas moins croustillante, avec maître de ballet désespéré qui finit par être ligoté par les bras de ses élèves sous-douées. Tous ces mouvements brusques et décalés qui requièrent beaucoup d’équilibre pour paraître maladroits doivent être aussi difficiles que réjouissants à danser, quand Cendrillon, en retrait, se contente de « marquer » et d’aviver les regrets du maître de ballet par sa danse élégante, rapidement mémorisée ; as the programm puts it, she « is very accomplished ». D’une manière générale (à l’opposé de la brusquerie des sœurs), son rôle est caractérisé par une grande fluidité dans les entre-pas, et d’incessants changements de direction, comme si la souillon devait être vue sous toutes ses facettes pour se révéler diamant – au cas où l’on n’aurait pas remarqué, le tutu du deuxième acte s’en chargerait pour nous.

 

Begona Cao, magnifique danse et danseuse,
derrière Daria Klimentova

 

Comme il était depuis moult fois, en effet, la marraine bonne fée veille au grain, and « transforms the kitchen into a forest where the fairies of the Four Seasons dance for Cinderella before she is transformed into a glittering princess ». La forêt et la princesse étincelante, je vois bien ; les quatre saisons, en revanche m’ont d’abord semblé tomber comme des chevaux dans la soupe aux potirons. Nonethless, le divertissement qui fait se succéder les pas de deux (joli printemps, été mature, automne virevoltant, hiver engourdi) permet d’admirer entre autres la vivacité et les dynamiques portés à l’écart de Shiori Kase, qui vole plutôt qu’elle ne tombe comme une feuille d’automne.

 

Bal du deuxième acte
– j’ai été surprise par la sobriété de bon goût dans les costumes –

 

On quitte la nature pour retrouver au deuxième acte la civilisation – ou son simulacre : au bal, les deux sœurs continuent leurs simagrées, se disputant encore leurs éventails sur le motif que celui de l’autre est plus gros ou mieux assorti à sa propre robe, avant de se disputer le Prince (Vadim Muntagirov) et d’accaparer ses deux acolytes.

 

Quand Cendrillon apparaît, celui-ci lui fait du charme, et elle, de l’effet et de l’arabesque. Comme il ne faudrait pas non plus froisser les susceptibilités, il offre des oranges aux trois jeunes femmes, et si Cendrillon la couve des yeux comme un enfant pauvre pendant la guerre, les chipies se renvoient la balle, parce qu’il est bien connu que le fruit est toujours plus orange chez le voisin. Leurs pitreries m’amusent toujours autant (quand elles sont placées dans un cadre raffiné, les grosses ficelles de pantin pantomime ne manquent pas leur effet – je suis bon public), mais je suis un peu étonné d’entendre rire Palpatine qui avait avoué à l’entracte s’être un peu ennuyé au premier acte. Ne connaissant pas la partition des trois oranges de Prokofiev, j’ai effectivement raté le clin d’œil du chorégraphe. Alors que cela réveille l’intérêt de Palpatine pour la fin du bal, le mien est un peu bercé par les valses du corps de ballet, du couple princier et des étoiles – ah oui, parce qu’en plus des saisons, il y a des étoiles, qui font également les heures lorsque la lune se transforme en horloge pour sonner les douze coups de minuit.

 

Le spectateur et le Prince sont accueillis au troisième acte par trois princesses, espagnole, égyptienne et orientale. Le triple divertissement a la double fonction de suggérer le chemin parcouru pour trouver pied à sa chaussure (il irait au bout du monde, rien que ça), et les difficultés qu’il rencontre ce faisant, puisque le rêve exotique tourne au cauchemar lorsque les princesses, abusant des quatrièmes, deviennent les deux sœurs et la belle-mère, que l’on retrouve ensuite chez elles, regrettant visiblement de ne pas avoir un marteau pour enfoncer sur leurs grands panard le précieux chausson identificateur.

 

 

Lorsque Cendrillon quitte à nouveau ses haillons, elle est transportée dans la forêt, avec ses bonne
s étoiles et la ronde des saisons, deux manèges concentriques, hommes et femmes, qui tournent autour des amants ainsi isolés du monde, seuls loin de la société des sœurs – et voilà ce que vient faire la nature dans un conte de fée du logis : symboliser l’harmonie.

 

 

La bande-annonce de l’English National Ballet.
De larges extraits de la chorégraphie de Corder dans une autre production (danseurs espagnols et costumes empesés)

Poetry

 

 

Poetry est un film asiatique (sud-coréen, de Lee Chang-Dong), un film subtil, mais nul besoin d’aimer les fleurs ou de dire des choses bizarres comme l’héroïne pour l’apprécier. Les poèmes qui sont récités au club où Mija (Yoon Jung-hee) se rend ne m’atteignent pas, je reste hermétique au chant du grillon et à la douleur des épines de rose, et cela ne m’empêche nullement d’être émue par cette histoire. Car c’en est véritablement une, et non pas seulement une suite de beaux moments collectionnés ; le film a beau être long (2h19), il n’est jamais lent, et si l’héroïne s’abîme parfois dans la contemplation de quelque élément naturel, le spectateur n’est pas tenu d’en faire autant. Le seul plan véritablement contemplatif, c’est celui du générique, le fleuve Han devant les montages, qui dépose sur la berge le cadavre d’une écolière lorsque les noms ont fini de s’écouler.

La poésie, confie le maître (poète et professeur du cours où Mija s’est inscrite), n’est pas dans la belle apparence ; elle se trouve en chacun de nous – dans le regard et non pas dans l’objet, donc. Elle se trouve même dans la vaisselle sale, ajoute-t-il, me faisant rire de Palpatine tout comme lui a ri de moi lorsque Mija, après avoir vainement observé le fruit rouge et rond conclut qu’une pomme est faite pour être mangée, pas observée. De fait, Poetry n’est pas poétique parce qu’on y récite quelquefois des poèmes, mais parce qu’on y recherche la beauté au-delà de l’esthétique, la beauté de ce qui a un sens malgré la laideur physique ou morale. Il n’est pas étonnant que Mija ait tant de difficulté à écrire de la poésie et que le spectateur la perçoive bien avant qu’elle ne soit capable de l’exprimer dans un poème qui achève le film ; le montage élabore petit à petit un sens que l’héroïne ne peut reconstruire que dans l’après-coup.

Pour elle, il y a son petit-fils indifférent, ses cours de poésie, ses heures de ménages et le mystère de l’écolière qui s’est suicidée et dont le corps a été amené à l’hôpital au moment où elle en ressortait après qu’on lui ait diagnostiqué la maladie d’Alzheimer. Pour le spectateur, tout cela est déjà intriqué, sur le point d’être relié et rendu sensible : [*spoiler mode on*] si elle finit par accepter la demande du vieil homme dont elle s’occupe, de lui permettre de se sentir une dernière fois un homme, alors qu’elle avait fui la fois précédente, lorsqu’elle avait découvert la nature des « vitamines » qu’il lui avait intimé de lui donner, c’est qu’elle entend redonner un sens aux gestes que la bande de gamins dont son petit-fils fait partie ont portés sur le corps de l’écolière suicidée, transformer des mouvement en un geste envers un homme certes vieil, mais humain néanmoins, comme ne permettent pas de l’oublier les yeux d’amour ((é)perdu(s) dans le sens élargi de reconnaissance) qu’il pose alors sur Mija. La scène est magnifiquement filmée, ne montre que ce qui est nécessaire, sans pour autant que l’on ait l’impression que la cadrage s’arrête toujours de justesse à ‘ce qu’il faut cacher’. La lecture d’Ariana me revenait à l’esprit, rendait le moment évident sans l’évider en rien. Les belles analyses savent se faire oublier après avoir rendu l’œuvre qu’elles commentent plus présente parce que plus lisible. C’est à ce passage-là que je m’étais dit qu’il fallait que je vois ce film, et pourtant, dans la salle de cinéma, je ne l’attendais plus, les idées ne me sont revenues qu’avec les images.

Cette scène est peut-être un des exemples le plus frappant des juxtapositions sensées quoiqu’à peine senties que dispose le film. L’ordre est parfait, instaure et tient un incroyable équilibre : lorsque les pères des gamins criminels s’entendent pour acheter le silence de la mère de l’écolière, Mija est là, quoiqu’elle ne se soucie pas de son petit-fils au sens de ces hommes ; elle n’en cherche pas moins à rassembler la somme convenue, qu’elle demande au vieil homme sans que cela annule pour autant le don qu’elle lui a fait (et même s’il qualifie cela de chantage, il sait qu’il lui est redevable d’un peu d’humanité, et tout avare qu’il est, lui donne la somme requise). Mija sait néanmoins que les choses ne peuvent demeurer en l’état, tues et absurdes, mais à aucun moment il ne s’agit non plus de justice au sens où le petit-fils devrait payer – c’est réparer qu’il lui faut, après un acte insensé- et c’est à la mère de l’enfant qu’elle demande de l’emporter, avant que n’arrive la police. Cette arrestation sans menotte ni arrêt dans le jeu est un autre très beau moment : alors que le petit-fils fait l’effort de jouer au badminton pour permettre à sa grand-mère de faire un peu d’exercice comme le lui a recommandé le médecin, arrive le policier qu’elle avait rencontré au club de poésie et dont elle n’avait pas apprécié les blagues salaces. Il vaut mieux qu’il n’en a l’air, lui avait soufflé sa voisine, au sens de la beauté de laquelle Mija a d’emblée été sensible. Effectivement, le policier prend le temps d’admirer leur bel échange, et lorsque son collègue fait monter le petit-fils en voiture, il prend la place de ce dernier et, en poursuivant le jeu, donne la réplique à la grand-mère. Une nouvelle fois, la véritable poésie n’est pas en vers – ou alors envers la sensibilité de l’autre. Cela a tiré une phrase d’Epictète de ma mémoire approximative, comme quoi l’essentiel de la vie n’était pas le résultat du jeu mais de jouer selon les règles ; un beau jeu plutôt qu’une belle victoire. Aussi simple que l’élégance dont Mija ne se départit pas, qu’elle soit ou non de circonstance.

Le poème qu’écrit finalement Mija ne vaut pas par sa qualité littéraire mais par sa seule existence : elle a su sentir, c’est-à-dire rendre sensé le sensible – ou sensible l’insoutenable inintelligible. Ce n’est pas un hasard si c’est à chacune de ses approches de la collégienne (lorsqu’elle se rend à la messe dite pour elle, au laboratoire où six mois durant elle a été violée, sur le pont d’où elle s’est jetée, ou chez sa mère, dont la maladie lui a fait oublier l’identité et tenue à distance de toute compromission ou condoléances blessantes et inutiles) qu’elle note des bribes de beauté dans son carnet (« Le chant des oiseaux : que chantent-ils ? » – la forme sans encore le sens) : elle cherche la beauté là où le sens a douloureusement disparu. Tant et si bien qu’elle ne transforme pas l’horreur insensée en poésie (aucune alchimie ne ressuscitera la collégienne), elle n’a pas cette indécence ; mais, sans s’être séparée de tout ressentiment, peut-on supposer, elle donne seulement à sentir la vie de la jeune fille, ce qu’elle a ressenti à sa mort, d’où les dernières images du film et de la jeune fille qui se tourne dos au fleuve et face à la caméra, souriante, avant que le film ne se boucle dans les eaux du fleuve. Mija, absente lorsque le maître lit son poème qui fait dériver les images jusqu’à celle de la jeune fille, s’est déjà discrètement effacée, comme sa mémoire est appelée à l’être.

 

 

Dame ! Roland Petit ou la bosse du ballet

Quitte à passer du temps sur youtube, autant de pas errer de variation en danseur jusqu’à finir écœuré par trop de fouettés : c’est comme cela que j’ai regardé Notre-Dame de Paris, de Roland Petit, penchée sur l’écran de mon ordinateur dans une posture facilitant l’identification à Quasimodo. Du ballet, je connaissais la première variation d’Esméralda pour l’avoir survolée au conservatoire, et celle de Frollo pour l’avoir vue dansée plusieurs fois lors du concours de l’Opéra. Je préfèrerais presque Julien Meyzindi à un Laurent Hilaire pourtant impressionnant.

La main aux doigts écartés qui se met à bouger toute seule prend toujours à la gorge, au figuré comme au propre, puisque Frollo ne parvient pas à maîtriser l’ardeur qui s’en empare et manque d’en être étouffé. On pourrait le croire fou, il est surtout possédé par la femme qui refusera de l’être par lui, le prêtre. Celui-ci passe la main à Esméralda qui apparaît alors pour la première fois, le tambourin frémissant, sensuelle et provocante, haut la main.

Le même motif scelle ainsi deux destins auxquels il mettra également fin, Frollo tuant Phébus (Manuel Legris, assez traumatisant en blond) de ses propres mains, et condamnant ainsi indirectement Esméralda (Isabelle Guérin – il faut croire que c’est un prénom à avoir des jambes interminables).

J’aime chez Roland Petit ces gestes expressifs, expressionnistes presque, dont la signification s’enrichit au fil du ballet qui tire de là sa cohérence interne (à distinguer d’une cohérence externe moins ressentie que pensée, au niveau de la story davantage que de l’histoire, comme cela peut être le cas de la Petite danseuse de Degas, par exemple).

On peut prendre comme autre exemple le bras de Quasimodo, le coude levé au-dessus de la tête penchée, avant-bras ballant et doigts écartés. La position du coude oblige à avancer l’épaule et transforme en bossu un simple danseur au dos courbé (enfin, simple… il s’agit de Nicolas Leriche !) ; marque d’infirmité, elle contient également le devenir de Quasimodo, puisque c’est de ce bras replié qu’il trouve la force d’étrangler Frollo. L’attitude est si bien contrefaite qu’on se demande au début si le danseur n’aurait pas un peu de rembourrage dans le dos, mais que nenni, c’est fichtrement bien pensé : l’artifice rend davantage visible l’humanité de cet être (jusqu’à ce qu’il se redresse complètement, à la fin) et écarte le comique. Certes, ce sont les infirmités qui peuvent être contrefaites qui sont potentiellement comiques, mais c’est aussi ce qui est le plus involontaire qui est le plus risible et à ce titre, la position du danseur est préférable à l’excroissance du costume. En chorégraphiant qui plus est l’entrée de Quasimodo sur une musique plutôt sombre en regard de celle qui précède, Roland Petit n’admet pas un instant l’anesthésie du cœur1 et balaye la comédie pour ne plus laisser place qu’à la tragédie hugolienne. Le chorégraphe sait bien que le romancier ne fait pas dans la légèreté, et les danseurs frappent du pied pour revendiquer que cela soit aussi grandiose. Amen.

1Je suppose que vous en avez déduit ma lecture du moment…

Preljocaj fait la noce au bassin de Neptune

 

Jeudi 8 juillet, à Versailles, une fois n’est pas coutume (ni deux, mais c’est déjà mieux). Après un frichti à la maison, Melendili, le Teckel et moi n’avons qu’à descendre à pied l’avenue de Paris pour assister à un miracle autrement plus réjouissant que de marcher sur les eaux : danser sur un bassin. J’y avais vu le Lac des cygnes par l’ENB (que je vais revoir en août, youpi!), et même si le thème des ballets chorégraphiés par l’auteur du Parc n’a cette fois rien d’aquatique, celui du château fait toujours son effet. Deuxième catégorie, nous avons l’excellente surprise de nous trouver très bien placées (limitrophes de la première catégorie, je dirais), au cinquième rang, un peu après le coin du côté cour, sans colonne ni pendillon : royal ! Les gradins mettent un peu de temps à se remplir, mais un quart d’heure plus tard, passé à discuter des mérites respectifs des ouvreurs et à se demander ce que les poupées chiffon de mariée font sur scène (« vraiment des poupées ? Ah, oui, elles n’ont pas de mains, ça aurait du me mettre sur la voie »), le spectacle peut commencer.

 

De sacrées Noces

 

Le pièce est presque aussi vieille que moi, autant dire vieille comme le monde. Et la tradition qu’elle met en scène, ancestrale. L’homme prend une femme pour épouse. Il ne s’agit pas de mariage, la femme n’épouse pas l’homme, elle n’est qu’épousée, étouffée. Elle est prise, pour femme peut-être, enlevée, capturée, arrachée à elle-même. Il la prend, il l’enlève, l’élève dans les airs, la secoue comme auparavant la poupée de chiffon. Elle a d’autant plus l’air d’un pantin désarticulé qu’elle n’est pas la seule, qu’elle se retrouve dans cinq couples. Les dix danseurs décuplent la force d’une histoire que leur nombre et leur semblance empêchent d’être personnelle. C’est une affaire de tradition, plus terrible d’être acceptée. Un « rapt consenti » : les filles sont enlevées, elles y consentent mais ne résistent pas moins ; et c’est cette tension qui fait toute la force de cette danse déchirante, sur une musique de chants qui tiennent autant du cri que de la plainte.


 

Petit à petit, on comprend pourquoi les jeux de séduction propres à chaque couple, autour d’un banc, n’ont rien d’attendrissant. On étouffe avec ces danseuses qui s’enferment dans un enchaînement de gestes secs sans cesse répété : le corps plié en deux, tête baissée, bras arrondis au-dessus de la tête comme un animal qui pourtant ne fonce sur rien, ne peut que se cabrer dans un saut qui le fait se replier sur lui-même ; pas arrêté, mains derrière la tête, sur la nuque, coudes ouverts qui se ferment brusquement contre le visage ; le bras qui lâche et s’oublie en un mouvement pendulaire, mécanique enrayée ; passage en première effacée, tête lâchée sur le côté, comme si elle venait de prendre une gifle (à ceci près que c’est le corps qui a pivoté).

 

 

Les couples sont rudes et lorsque les hommes saisissent les femmes et les font tomber à la renverse sur leur bras, elles ne se cambrent pas comme des danseuses de tango mais, refusant de jouer la sensualité contre la sexualité et d’être prises éprises, même si elles ne peuvent échapper à l’emprise des hommes, elles ne s’abandonnent pas et se soustraient à leur jouissance en montrant autant de vie que les poupées de chiffons. Du coup, lorsque ces dernières sont secouées en tous sens, ce sont bien les femmes qui sont violentées. Ces femmes, filles encore et toujours, et épouses bientôt, laissent aux poupées la robe blanche et le voile, s’obstinent dans leurs robes aux teintes chaudes mais sombres, robes en corolle sous lesquelles on aperçoit des culottes blanches. Les hommes défient les femmes, les défont sans qu’elles se défilent. Elles travaillent non pas à accepter, mais à avoir la force de se détruire (et bientôt leur seul travail sera l’accouchement). A cet égard, les sauts dans lesquels elles se jettent depuis les bancs sont autant d’assauts.

 

 

Chacun court, prend appel sur le banc et s’élance dans le vide, rattrapée au vol par l’homme qui assis dos à elle sur le banc, la tête désespérément face au public, s’est levé au moment exact de son appel sur le banc, et sitôt réceptionnée, ils s’effondrent et roulent sur le sol. Cela se répète, en chœur ou en canon, jusqu’à ce qu’une seule femme s’élance alors que toutes les autres sont laissées à terre pour mortes. Ce qui pourrait être un geste de confiance absolue (et il en faut dans son partenaire, qui n’a aucune marge pour réceptionner celle qu’il ne voit pas mais sent uniquement au dernier moment, lorsqu’elle est à sa hauteur) en est un de désespoir plus grand encore, destruction de soi lancée contre l’autre, contre l’homme qui bientôt la fera rouler sur le lit comme il la fait rouler par terre, finalement clouée sous lui. C’est affreux et magnifique – déchirant.

La fin serait davantage poignante, dans un apaisement tout relatif : en ligne et de dos, les cinq couples avancent vers le fond de la scène, remontent l’allée vers le château ; ce pourrait être une apothéose, mais c’est au contraire une marche funèbre qui s’enfonce lentement dans l’obscurité des projecteurs noyés : les femmes guidées et aveuglées par la main des hommes se sont résignées – à n’être jamais résignées.

 

Noces sacrées

 

Le sacre du printemps n’est peut-être pas celui de Preljocaj, mais il n’empêche pas que cela soit réussi et en parfait dialogue avec la pièce précédente. Rarement programme aura été plus cohérent. En effet, on retrouve une tension semblable entre ce qui est voulu et ce qui est souhaité, à ceci près que la contrainte qui est en le ressort n’est plus sociale, comme c’est le cas dans les Noces, mais intérieure, propre à l’individu comme être désirant, partagé entre le sexe et l’effroi.

Les femmes passent le plus clair de leur temps à courir, comme traquées par un meurtrier, pour échapper aux mains qui les soumettront à leurs désirs : question de vie, vraiment, et de sexe. Le premier tableau, pourtant, n’est pas de chasse : une jeune femme traverse la scène, s’immobilise ; la main se crispe sur le tissu de la jupe courte, on voit que le geste est malaisé par le transfert du poids du corps d’une jambe à l’autre, il l’engage plus qu’elle ne le voudrait ; la main froisse le tissu, et les doigts en rassemblent peu à peu les plis vers le haut, jusqu’à ce que les doigts puissent se glisser dessus, en haut de la cuisse, et en retirer la même culotte blanche que les filles de noces tout à l’heure ; elle ne l’enlève pas, néanmoins, et la petite culotte lui reste sur les chevilles. La scène se répète avec chaque fille, en canon et bientôt toutes les petites culottes sont à leurs pieds, résistent à leurs ronds de jambes en l’air, entravent leur volonté de mouvement. Ce sont bien les femmes qui ont ouvert le bal, qui se sont ouvertes et comme offertes aux hommes qui viennent de quitter leurs poses plus ou moins faunesques en arrière-scène, sur des blocs de gazon, et reniflent les petites culottes qu’on leur a remises, plus prosaïques qu’un voile.

Cette initiative des femmes ne fait que rendre ensuite leur capture plus violente. Chacune sur leur piédestal de gazon (les blocs sont mobiles, s’emboîtent, se reconfigurent ou s’écartent pour créer un paysage vallonné ou ravagé), leurs poses sont lascives, mais prises en poursuite par les hommes, elles ne veulent pas, si bien que lorsque les hommes leur arrachent leur haut, et qu’elles sont clouées sur leur bloc de gazon (à la fois à terre et en l’air, s’il est vrai que les blogs surélevés pourraient à ce moment faire songer à des lits); les scènes d’accouplement sont d’une violence incroyable. Et d’une telle force érotique, en même temps, qu’on ne peut pas s’empêcher de trouver magnifiques toutes ces évocations de coït éparpillées côte à côte sur la scène.


 

Je crois que c’est pour moi le paroxysme de la pièce, la tension retombe quand les corps des femmes en soutien-gorge se traînent dans une lumière affaiblie, je décroche un peu. Je ne comprends pas vraiment la fin (et ne suis pas la seule), ou alors comme passage obligé de la relecture : le sacrifice d’une jeune femme fait basculer la tension de l’individu et du couple au groupe. L’Élue (qui rappelle un peu les « volontaires désignés » d’explications de texte pour lesquelles personne ne se dévouait) est jetée dans le puits des six blocs ré-assemblés par tout le groupe en furie, l’opposition féminin-masculin se perdant dans l’élection d’un bouc émissaire. Le groupe enragé lui arrache ses vêtements, jusqu’à ce qu’elle se retrouve entièrement nue, et qu’elle retourne contre eux son agressive beauté. D’une certaine manière, on ne peut plus rien contre elle, la nudité annule la vulnérabilité de la dénudation (why Newton’s nudes are that big, do you think ?). Peut-être est-ce là une forme de libération dont l’exultation (par l’artiste) n’est cependant pas débarrassée de colère (pour le personnage), mais c’est en tout cas la fin du désir, auquel à été substituée une autre tension, celle de l’individu et du groupe. Le solo de gesticulations n’apporte plus grand-chose et je ne peux trouver de justification à sa durée qu’en y voyant le moyen de désamorcer tout voyeurisme. Curieux aussi, d’une certaine façon, les applaudissements nourris pour cette éphémère soliste ; je suppose qu’on salue son audace, mais soupçonne nombre de spectateurs de croire que la nudité est garante de la vérité, qui se trouve pourtant bien en amont du sacrifice final.

 

 

Bien qu’ayant préféré les Noces, qu’aucune petite mort chorégraphique ne vient entamer, les deux ballets s’accordaient parfaitement pour une soirée tout en intensité. Il y a en effet ceci de formidable dans les ballets de Preljocaj (dans ses productions grand public, à tout le moins, que je préfère aux interrogations tortueuses du Funambule, par exemple), c’est que danseurs et danseuses redeviennent sur scène hommes et femmes. Le mouvement y est toujours un geste ; et c’était particulièrement vrai avec la danseuse asiatique dont la danse était toujours plus lisible que celle, pourtant identique dans les pas, des autres.