Tout en or

Titre de l'expo avec une police de caractère composée de lettres capitales dorées en relief
Je ne sais pas si c’est le syndrome mariages et anniversaires de trentenaires, mais j’ai l’impression de voir des ballons gonflables plus que des lettres gaufrées – Mum penche pour du Jeff Koons. Dans un cas comme dans l’autre, cela donne le ton.

L’exposition Toutânkhamon installée à la Villette s’articule autour de deux pôles d’identification : vous pouvez au choix vous imaginer pharaon ou égyptologue. La première partie de l’exposition est consacrée à la mythologie, chaque objet étant l’occasion de détailler le parcours du pharaon dans l’au-delà – un parcours assez confus, qui tantôt paraît ne devoir avoir lieu qu’une seule fois (avec des monstres à occire sur le chemin), tantôt s’inscrit dans la récurrence des jours et des nuits (l’esprit du pharaon quitterait la tombe chaque nuit sous la forme d’un oiseau). La seconde partie retrace rapidement les découvertes d’Howard Carter : les cadastres rayés au fur et à mesure des fouilles ; la photo du gamin chargé du ravitaillement, qui a buté sur la première marche menant au tombeau ; l’ellipse temporelle de dix ans, pour sortir et répertorier plus de 5000 objets – avec une guerre au milieu… Une dernière salle explique les découvertes plus récentes, grâce à des analyses ADN notamment : le pharaon n’est pas mort d’un coup à la tête, comme on l’a longtemps soupçonné, mais d’une piqûre de moustique – paludisme ou malaria selon les panneaux (j’ignorais qu’il s’agissait d’une seule et même maladie). (Je me demande à présent si un semblable laxisme dans la synonymie n’expliquerait pas la similarité entre le calcite et l’albâtre…)

Deux statuettes avec des coiffes égyptiennes, bras croisées devant elles, jambes fondues l'une contre l'autre
Petit kiff pour les chaouabtis (photo de Vincent Nageotte) – pas les statuettes en elles-mêmes, mais le concept de réalité augmentée : dans l’au-delà, ces représentations étaient censées devenir des esclaves en taille réelle (cela m’a fait penser aux monstres sanguinaires à la fin du premier volet d’Hunger Games, modélisés avant d’être poussés à l’existence à l’intérieur de l’arène). Une statuette pour chaque jour de l’année, chaque mois de l’année, et quelques contremaîtres pour chapeauter le tout ; ça paraît un bien meilleur deal que les 99 vierges de l’au-delà musulman.

L’histoire est le parent pauvre de l’exposition : il faut attendre d’avoir parcouru les trois quarts des salles pour voir un arbre généalogique – ce qui n’est pas du luxe sachant que Toutânkhamon a épousé sa demi-sœur… qui devait avoir accès au trône et pour qui pas mal d’objets avaient été préparés. De cela, les cartels ne pipent mot : il fallait avoir sous la main sa Mum pour vous l’expliquer, d’après un reportage visionné sur Arte. Quand elle me raconte cela près d’une statuette dorée censée représenter le pharaon, tout le monde autour de nous tend l’oreille et remarque subitement que le pharaon a des hanches et, oh ! des seins ! Piquer les objets des pharaons précédents, réels ou pressentis, était apparemment une pratique courante ; on grattait le cartouche du précédent pour y faire inscrire le sien et ni vu ni connu je t’embrouille. Cela fait sens quand on voit la richesse des objets, le travail titanesque que cela représente, et le laps de temps relativement court pour les créer : monté sur le trône à neuf ans, Toutânkhamon meurt dix ans plus tard… Paye ta légende.

Statuette dorée avec la couronne de la Haute-Egypte, un sceptre, des hanches, un peu de bidou et… des seins.
Pépère, le cartel indique : LE pharaon (photo de Vincent Nageotte).
Sinon, j’adore la couronne qui semble une parfaite courbe de Béziers… et, plus largement, la coexistence de deux pôles graphiques qui m’ont toujours semblé opposés : la pureté des lignes et la complexité de l’ornementation.

La carence historiographique s’explique probablement par ce qu’elle fait apparaître en creux : le pharaon le plus connu du grand public s’est moins illustré par son règne que par les richesses avec lesquelles il a été enfoui. Quelles richesses ! J’ai accompagné Mum voir l’exposition parce qu’elle trépignait de revoir les objets découverts enfant ; j’étais plus curieuse de voir son enthousiasme à elle que les objets qui le suscitaient. Je ne sais pas pourquoi, je m’attendais à pléthores de vases et poteries mi-cassés mi-dorés, de statues en terre cuite et de bijoux sans fantaisie… rien de tout cela. Je ne sais pas si les objets ont ou non été restaurés, mais cela brille de partout et l’on cède rapidement à l’émerveillement, mettant de côté toute réticence au bling-bling : ce sont des statuettes en bois recouvertes de feuilles d’or (des statuettes en bois de trois mille ans, en bois !) ; des bustes en calcite, vibrant de lumière (bref réveil de la très éphémère passion pour la géologie de mon enfance) ; des bijoux, des armes ciselés, d’une grande complexité ornementale… partout ou presque un travail de sculpture, d’orfèvrerie et d’ébénisterie incroyable. Contrairement à ce que j’aurais imaginé, les objets exposés s’apprécient en eux-même, indépendamment presque de tout contexte : ce ne sont finalement pas tant des explications historiques que je désirerais trouver dans les cartels, que des informations concernant les matériaux (certes énumérés) et leur travail.

Scupture de profil
Sculpture en calcite (photo d’Aurélien Morissard)

Alors, aller voir l’exposition ou non ? Si vous y allez, il faut que cela soit pour les objets (qui ne sortiront plus d’Égypte une fois que l’expo itinérante aura achevé son tour du monde) et non pour le propos. La scénographie tient plus ou moins compte de l’affluence des visiteurs (le grand public n’a jamais si bien porté son nom) : les objets sont exposés dans des vitrines autour desquelles on peut tourner ; les cartels, répétés de deux côtés ; et des textes plus généraux, plus ou moins inspirés, installés au-dessus en hauteur. Reste que les myopes ne doivent pas oublier leurs lunettes, parce que le corps de police n’est pas bien grand ; et qu’il faut parfois jouer au paléontologue lorsque l’espacement entre les mots est si réduit qu’on a l’impression de se trouver face à une stèle latine. Je serais curieuse de voir ce que l’expo donne à l’étranger, pour confirmer ou infirmer cette impression que c’est globalement bien conçu, mais pas hyper bien adapté…

Avengers 3 (plus ou moins)

Après Avengers et Avengers 2: Age of Ultron de Joss Whedon, jamais deux sans trois, j’accompagne Palpatine voir Avengers: the Endgame. J’ai loupé le précédent volet, mais c’est un détail : Palpatine propose de me briefer. Une fois calés dans nos fauteuils, je me concentre par-dessus mon cookie pour intégrer le résumé du premier épisode. Et pourtant, c’est un cookie-brownie : c’est dire si je suis pleine de bonne volonté, et concentrée genre je vais débarquer en pleine trilogie wagnérienne.

Un super-méchant a volé des pierres, grâce auxquelles il a acquis un pouvoir qui lui a permis d’éradiquer la moitié de l’humanité.

J’acquiesce la bouche pleine : jusque-là, je suis. Ok, et ?
Et rien, c’est le résumé complet.

Ouais.

Je ne vous cache pas que j’aurais pu faire bon usage d’un trombinoscope à la fin, lorsque des super-héros inconnus au bataillon déboulent de tous les coins de l’univers, et j’ai été frustrée d’une blague, mais sinon, j’ai suivi sans problème et même kiffé. Évidemment, il y a les blagues pourries et le cookie-brownie, ça aide. Mais même les motivations du méchant sont assez cool : en éradiquant la moitié de la population, il soulageait un peu la planète Terre. L’épuration pifomètrique manquait sans doute de discernement, mais pas plus qu’une épidémie de peste… On a les moyens de régulation de la surpopulation qu’on peut, hein.

Puis les superhéros veulent ressusciter la moitié de l’humanité en retournant dans le passé, et il n’y a rien de tel qu’un petit paradoxe temporel. Même si le nouveau paradoxe, c’est qu’il n’y en a plus : on ne modifie pas le futur, on en créé un nouveau ; car le détour par le passé devient le futur du présent. Le pouvoir des pierres doit permettre de réunifier les branches temporelles afin que le cours parallèle des choses devienne le seul, et qu’aucune réalité alternative ne revienne foutre le bordel un jour ou l’autre. Je ne suis pas certaine d’avoir bien suivi ce passage, mais je fais confiance aux plombiers spacio-temporels pour éviter toute fuite fâcheuse.

<spoiler alert> Pour que la ressuscitation de la moitié de l’humanité ne paraisse pas trop gros (ce Jésus, quel petit joueur), on exige un sacrifice, tout de même. La Veuve noire et Œil de Faucon rivalisent de force et de noblesse d’âme pour se sacrifier et sauver l’autre (et l’humanité). Quand on retrouve Scarlett Johansson dans une mare de sang, on se dit que c’est un peu misogyne couillon d’avoir zigouillé la seule super-héroïne de l’équipe – mais la voir épargnée comme une princesse en détresse aurait été tout aussi rageant. Moralité : pour éviter tout problème de représentativité, il faut plus qu’une seule femme – l’unicité a trop vite fait d’en faire un symbole univoque. Et à ce niveau, il semblerait qu’il y ait davantage à explorer du côté des teams d’autres univers – ce qui tombe à pic, le récit de cette team-ci se trouvant garroté.


Bulles de BD, 2019 #4

Bouche d’ombre, Lucie 1900, de Maud Begon et Carole Martinez

Lucie est encore une jeune héroïne rousse, mais je ne saurais m’en lasser : c’est mon archétype d’héroïne depuis que j’ai lu, enfant, la saga d’Anne et la maison aux pignons verts. Cette Lucie a des visions et, suivant la trace de l’élégante femme qui lui apparaît, nous entraîne en flashbacks dans les années 1900, entre exposition universelle et travaux des époux Curie. Le mélange de sciences et fantastique qui structure le récit me fera probablement chercher les autres tomes pour avoir le fin mot de l’histoire. J’avoue avoir d’abord choisi ce tome-ci en raison de la période : non seulement les toilettes de la Belle Époque valent le coup d’œil, mais le graphisme Art Nouveau se mêle merveilleusement bien au trait déjà délicieux de la dessinatrice – on retrouve les arabesques caractéristiques du mouvement jusque dans la forme des cases au sein d’une page… Forcément, c’était pour me plaire.

Quitter Paris – Vous en rêvez ? Je l’ai fait !, de Mademoiselle Caroline

Mademoiselle Caroline, Parisienne dans l’âme, déménage avec sa famille à la montagne, et nous offre le récit de son adaptation géographique… et culturelle. J’ai ri, mais j’ai trop ri de cela : moi, nous, versus les autres ; l’autodérision peine parfois à masquer la condescendance.

Si les saynètes avaient été distillées au jour le jour sur mon fil Instagram, ou publiées dans un hebdomadaire, j’aurais probablement ri vite fait sans arrière-pensée, ah oui, c’est bien croqué. Mais de les avaler comme ça les unes à la suite des autres, j’ai eu un mouvement de lassitude pour la culture des magazines féminins, qui sert de ressort humoristique (Personne dans ce bled pour admirer mes Marc Jacobs ?) ; et de dégoût pour moi-même, qui redouble par ce mépris celui, sous-jacent, des bobos parisiens envers les provinciaux. Ça m’a coupé l’envie de rire, même si j’ai continué à sourire de temps à autres, par habitude, parce que c’est bien croqué, dixit la pétasse parisienne que j’aimerais commencer à cesser d’être. À l’aune du mépris, le cultureux ne vaut guère mieux que la bouseux.

Les Reflets changeants, d’Aude Mermilliod

Sur la vignette, avec ses grandes lunettes rondes et ses cheveux courts, c’est Elsa. Elle ne me ressemble pas du tout, mais j’ai tout de suite accroché – à son personnage et à l’histoire sans intrigue, qui raconte tout ce qu’il y a à raconter dans les moments banals et leurs interstices.

Se croiseront, de manière plus ou moins éphémère, jetant les uns sur les autres des reflets qui changent la perception que l’on a d’eux : Émile, grand-père aux idées nauséabondes que l’auteur réussit à nous faire prendre en pitié plutôt qu’en grippe ; Jean, qui souhaiterait refaire sa vie loin de sa femme, mais ne peut se résoudre à abandonner leur petite fille – par amour plus encore que par devoir ; et Elsa, donc, la benjamine des trois, que sa pote essaye de caser avec un gars qui lui plairait bien si elle n’était déjà en couple… avec cet autre qu’on ne verra jamais, l’entrevue étant comme d’autres événements passée sous ellipse.

Il déverrouillait un à un mes tabous, il soulageait mes peurs. Enfin j’étais belle, j’étais femme… dans un semblant de sécurité.

J’avais soulagé mes anciennes peurs, mais mon couple en créait des toutes nouvelles.

C’est tout ce qu’il y a à en raconter. Pour le reste, il faut vivre-lire.

A. Rodin – Fugit amor, portrait intime, d’Eddy Simon et Joël Alessandra (le dessinateur d’Errance en mer rouge)

Cette biographie de Rodin s’articule autour de trois portraits de femmes qui l’ont accompagné : Rose, sa femme, qu’il n’épousera officiellement qu’à la fin de sa vie ; Camille Claudel, la muse, disciple et artiste que l’on sait ; et Claire Coudert, amante qui se distingue d’autres par son titre de duchesse et sa qualité de mécène américaine. Curieux choix, car cet angle n’est pas des plus flatteurs pour le sculpteur, et ne rend pas non plus à la femme de César ce qui lui appartient : à voir ces femmes n’exister que le temps de leur vie auprès du maître, être éclipsées (Rose par Camille ; Claire par Rose) ou disparaître (la fin tragique de Camille Claudel est résumée en quelques lignes), la passion des femmes de Rodin se met à sentir la misogynie. On ne sait bientôt plus si le compagnonnage de Rodin et Rose est une affaire de fidélité (par delà la dimension sexuelle) ou de commodité… Dans le doute, j’aurais bien faussé compagnie à Rodin pour suivre plutôt Camille Claudel ou Claire Coudert (j’ai d’ailleurs sans y penser choisi comme illustration une sculpture de Camille Claudel et non Rodin)(je crois que je suis mûre pour lire le roman de Claude Pujade-Renaud sur les « femmes de »).

Curieux choix vraiment que ce parti-pris narratif, qui semble adopter le point due vue du maître sur sa muse sans l’interroger. La lecture vaudra ainsi davantage par son aspect esthétique : la transparence des aquarelles de Joël Alessandra confère un relief inattendu aux sculptures… et fait sentir la sensualité qui faisait défaut dans le récit de la vie privée de l’artiste.

Einstein, de Corinne Maier et Anne Simon

Chouette biographie d’Einstein que cette bande-dessinée à la première personne omnisciente, où la parole est donnée au personnage de légende plutôt qu’à l’enfant puis à l’homme qui ne savait pas encore où sa curiosité l’entrainerait. Sa vie personnelle se découvre en une mosaïque de petites cases carrées, tandis que ses découvertes scientifiques sont résumées à grands traits dans des double pages moins formelles.

Au passage, j’ai découvert l’abandon peu glorieux de sa première femme (scientifique, qui l’aidait dans ses recherches) pour une seconde, plus commode (avec des enfants qui n’étaient plus les siens). Comme quoi, on peut avoir des années-lumières d’avance sur son époque, et en rester l’héritier…

"Elsa n'était pas une lumière, mais elle était … confortable. Une grande qualité pour une femme."

Voilà, voilà :

Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu'un atome. Je m'en suis aperçu par la suite.

Les Sentiments du prince Charles, de Liv Strömquist

Quand je fourrage dans le bac de bandes-dessinées, à la bibliothèque, il m’arrive d’en attraper une parce que la couverture m’attire, et de la reposer avec une grimace après l’avoir rapidement feuilletée : le dessin, vulgaire ou agressif, me répugne. J’aurais fait la même chose avec Les Sentiments du prince Charles, si JoPrincesse ne me l’avait pas prêtée, en insistant pour que je la lise. Alors je l’ai lue, comme on avale un médicament au goût infect : vite et en grimaçant.

Le dessin n’est pas seul en cause : faisant feu de tout bois, mélangeant les exemples les plus divers dans un boulgi boulga explosif, Liv Strömquist décortique les constructions sociales et historiques que sont le couple et l’amour avec une ironie si systématique que je ne perçois plus que comme cynisme et rancœur ce qui se veut probablement une colère galvanisante (JoPrincesse m’a confirmé l’avoir reçue ainsi). De voir que, quoi que nous fassions, on se fera couillonner par les représentations qui nous façonnent, me déprime assez comme cela pour ne pas avoir à essuyer une tempête de colère.

J’imagine que les études sur lesquelles s’appuie la dessinatrice me conviendraient mieux ; d’expérience, je sais qu’un exposé dépassionné me permet d’aborder plus sereinement des sujets anxiogènes (j’en avais fait l’expérience dans un tout autre domaine avec le roman graphique Saison brune sur le réchauffement climatique : l’explication des mécanismes a quelque chose d’apaisant, même si c’est pour conclure qu’on va tous crever). Pas certaine d’en avoir envie, cependant, même si je sens que ça (me) travaille en sourdine – en témoigne le sourire jaune que j’ai eu en re-croisant le cas de Mileva Maric et Albert Einstein dans la BD biographique de ce dernier.

São Paulo Dance Company

Mes plus fortes émotions esthétiques provoquées par la danse l’ont été par des pièces contemporaines, mais je ne cesse de revenir au classique comme à une fascination primaire. J’ai longtemps cru que c’était lié à ma pratique : j’aime les sensations du ballet, la logique musculaire à trouver, la structure qui contraint autant qu’elle stimule et dont la répétition, bien loin de mener à l’ennui, favorise la ferveur ; tandis que je peux compter sur les doigts d’une main les cours de contemporain qui m’ont plu, et qu’il n’y aurait pas assez des deux pour compter les fois où j’ai tenté de regarder l’heure entre deux arch – tête au ciel ou tête en bas, je n’aime pas sortir de mon axe. Comme j’aime à le résumer : le contemporain, j’aime le regarder mais pas le danser.

Je me suis demandée ces dernières années s’il n’y aurait pas un corollaire que je n’aurais jamais osé m’avouer : que j’aime davantage danser le classique que le regarder – ou que je le regarde parce que je le danse. C’est faux – et il y a là quelques chose de juste : c’est bien quelque chose en rapport avec la pratique de cet art qui me touche en tant que spectatrice. Contrairement au contemporain, un ballet me touche rarement dans son ensemble, dans son intention chorégraphique ; c’est souvent quelque chose d’ajouté ou de prélevé, un port de bras, un regard, un danseur qui se mesure à une tradition, une variation… quelque chose qui n’a de sens que parce qu’on y revient.

Il est rare de se prendre l’humain de plein fouet comme en contemporain – mais il transparaît et, soit que la rareté en fasse le prix, soit que je le vois davantage avec l’âge, j’ai l’impression de n’en l’apprécier que davantage. Il y a quelque chose de fort émouvant à voir ces corps se confronter à des canons impossibles, et offrir leur vitalité à des œuvres qui sans eux n’existent pas – des corps jeunes, comme je commence à le voir en vieillissant doucement. Je n’ai que trente ans, trente ans déjà : la majorité des danseurs que je vois sont désormais plus jeunes (ou à peine plus vieux) que moi. Cela apaise mes regrets fantasmés de danseuse ratée, m’affole comme être soumis au temps, et nimbe le ballet de la beauté qui accompagne toute disparition. Je vois toujours la chorégraphie, mais je vois aussi cette écriture du corps comme résistance au temps. Une manière de le traverser plutôt que de le laisser passer.

Tout ça est un peu grandiloquent, mais cela fait partie de ce que j’ai perçu sur scène en allant voir la Sao Paulo Dance Company à Chaillot. J’ai été surprise en voyant un porté d’une danseuse joliment cambrée sur le programme : j’avais gardé Marco Goecke en tête et ne me souvenais plus qu’Uwe Scholz était de la soirée, qu’il y aurait des pointes sur scène. Cela m’a inexplicablement fait plaisir, alors que le peu que j’ai vu du chorégraphe ne m’a pas marquée. Je n’attendais guère plus qu’une chorégraphie néo-classique enjouée, du genre athlétique-hygiénique comme savent les danser les (Nord-)Américains. Cela a laissé le champ libre à la contemplation pure des corps, de leur vigueur et leur jeunesse – toutes pensées préalablement filées -, ainsi qu’à la surprise de l’humour et de la poésie, dans un mini-carambolage organisé ou dans un bras, une main, qui délicatement se lève et se déploie depuis une pose que je pensais finale, et qui se prolonge ainsi, s’épanouit le long du poignet, de la main, des doigts effilés, animés dans leur délicatesse même.

Chaque passage de la Suite pour deux pianos (de Rachmaninov) est accompagnée d’une toile de Kandinsky en noir en blanc, entre calligraphie, art abstrait et taches pour une énigme du journal de Mickey. L’association du ballet avec l’art abstrait fonctionne décidément bien ; cela me le rend accessible, vivant soudain : les traits comme les corps dansent – eux aussi habillés de noir et blanc, dans une polarité inversée entre hommes et femmes. Les physiques sont compacts, mais la danse les délient : les deux danseuses, Luciana Davi et Ana Roberta Teixeira, sont merveilleuses de vitalité et de synchronisation ; les trois danseurs dépotent,Yoshi Suzuki avec la virtuosité propre à certains petits bolides.

Ce sont encore deux danseurs formidables qui interprètent L’Oiseau de feu, pas de deux, de Marco Goecke. La pièce n’a beau faire que huit minutes, elle me marque autant sinon plus que la précédente, avec le motif obsédant de la main agitée comme une plume, comme je pensais que seule la compagnie de Sankai Juku savait le faire. Ça vibre et ça tremble, se répercute et s’absorbe dans des corps solidement sculptés, ancrés dans le sol – torse nu pour Nielson de Souza ; avec une moitié de corset pour Ana Paula Camargo, dont le dos puissant se révèle entre les bandes élastiques tenant son armure : les ailes commencent aux omoplates.

Je ne parviens pas à savoir pourquoi, mais la danseuse me rappelle Géraldine, la fille de quelques années mon aînée à cause de qui grâce à qui j’ai commencé la danse, pour faire pareil et moi aussi un jour danser dans l’obscurité sur un échafaudage avec une tenue bardée de bandes phosphorescentes (je n’ai jamais dansé sur un échafaudage et la seule fois où j’ai porté un costume phosphorescent, c’était dans un tableau marin pour faire la pieuvre ; mais les bandes phosphorescentes m’ont donné l’amour de la choré-graphie – et probablement des œuvres abstraites projetées derrière – alors merci de faire le bruit de la carpe).

J’ai eu peur pour la troisième et dernière pièce du programme : une chorégraphe contemporaine française, dont je n’avais de surcroît jamais entendu parler, n’était pas pour me rassurant. Soit j’ai vraiment des préjugés à la con, soit nul n’est prophète en son pays : c’est une très belle Odisseia qu’a chorégraphié Joëlle Bouvier. La pièce ira rejoindre et se confondre dans ma mémoire d’autres représentations de la migration, présentées sur cette même scène : Mass b, de Béatrice Massin, et surtout Small Boats, de Russell Maliphant (impossible de retrouver la moindre chroniquette !). La scénographie est moins poussée que dans cette dernière pièce, mais une simple trouvaille suffit : de gigantesques bâches de plastique transparentes, tenues comme des drapeaux, sont agitées à travers la scène, et c’est Loïe Füller qui surgit à la proue d’un navire, sur un océan de déchets et de poésie. On y entend la mer mieux que dans un coquillage, et dans une tonalité contemporaine. Pas de misérabilisme, mais des corps vigoureux, fatigués, sans pitié, fraternels. Je ne suis pas certaine de m’en souvenir : l’heure de la crêpe se profilait, il est vrai, mais surtout, j’étais trop occupée à suivre et perdre du regard l’individualité de tous ces magnifiques danseurs.

La Lutte des classes

La bande-annonce et le titre de La Lutte des classes laissaient imaginer un traitement assez dual du sujet, et je craignais autant que les relents de racisme ou de xénophobie (sous couvert d’humour) que le bon sentiment qui enfonce les portes ouvertes (les riches vs les pauvres ; les cathos coinços vs les athées délurés…). Ni l’un ni l’autre : le terrain casse-gueule de la mixité sociale, sur lequel la bande-annonce s’avance à juste titre avec précaution, devient un terrain de jeu pour Michel Leclerc, qui signe là une comédie très réussie avec Leïla Bekhti et Édouard Baer.

Le film ne tait rien et tout y passe : la cruauté des gamins reflétant celles des adultes dans la cour de récré ; la gêne de se trouver en minorité ethnique à la sortie de l’école* ; les profs pris en étau entre la réalité du terrain et le politiquement correct de l’Éducation nationale (« rangez vos outils scripteurs, les enfants ») ; la discrimination positive qui se vit encore comme discrimination au boulot ; ou encore l’absurdité de certains préceptes religieux. Pas de jaloux, il y en a pour tout le monde : pour le voisin juif qui refuse de déplacer sa voiture qui bloque le portail parce que Shabbat a commencé depuis cinq minutes ; le gamin musulman qui fait peur à son camarade athée en lui assurant qu’incroyant, il ira en enfer ; et ledit gamin qui plonge dans un aquarium géant pour s’auto-baptiser chrétien. Aucun prosélytisme athée pour autant : les croyances laïques des bobos ne sont pas épargnées, leurs beaux idéaux républicains soumis à la question. La bien-pensance n’ajouterait-elle pas de l’huile sur le feu, en s’interdisant de nommer toute différence ?

Le réalisateur n’adopte durablement aucun point de vue, duquel il tournerait en dérision un point de vue adverse. Le gamin exclu par le groupe de petits gars auquel il pensait appartenir se met lui-même à exclure les filles qui voudraient se joindre à eux lorsqu’il est réintégré. La femme voilée que la famille athée pense aliénée leur renvoie leur idéal de libération par le travail comme un cache-sexe occidental, et mène son mari à la baguette pendant toute la conversation. Même la mère du protagoniste, qui symbolise un juste milieu de part ses origines et sa situation sociale (elle connait toutes les femmes musulmanes du quartier, où elle a grandi, et s’en distingue en étant devenue avocate et athée), finit par perdre les pédales et gifler un môme qui s’en prend à son fils (élevé avec un bourgeois punk comme père). Ce dernier est le sosie râleur** de Palpatine : autant vous dire que j’ai partagé à fond et les moues exaspérées du personnage de Leïla Bekhti et les pulsions bécot pour cet hurluberlu qui ne croit en rien, n’aime rien, et se montre souvent désobligeant – au point qu’on en oublie parfois qu’il n’aime rien, mais pas personne.

Pas de langue de bois donc, mais pas non plus de langue de pute : l’opinion se moquant d’une autre est elle-même moquée, dans un retournement incessant qui donne à la comédie son rythme effréné et son ton, étonnamment respectueux dans l’impertinence. Lorsque le mépris pointe le bout du nez (aviné), il est explicitement condamné, et la dignité des personnes visées est promptement restaurée. Rien n’étant plus tabou, tout s’ouvre à la contradiction. Énoncer le problème amorce son dénouement : le vivre-ensemble n’est pas un nom mais un verbe, il faut vivre, ensemble. Et nommer la différence pour l’accepter, plutôt que d’essayer de la gommer en la passant sous silence. En résumé : La Lutte des classes est une marrade d’utilité publique.


*Les premières fois où je suis allée en cours à Villetaneuse, cela m’a fait bizarre de me retrouver parmi les rares Blancs de la navette pour la fac. C’était un peu un monde parallèle, avec Gazelle placé devant Elle au Relay de la gare, et les sandwichs du Crous à la dinde (j’avais trouvé ça follement original par rapport au jambon, avant de me frapper le crâne et de faire le lien avec l’interdiction de manger du porc). Au bout de quelques semaines, c’est le retour à Paris intra-muros qui s’est mis à faire bizarre : soudain, il n’y avait plus que des Blancs, et c’était le manque de mélange que je me mettais à percevoir comme malsain.

** « Quand les personnages sont aussi revendicatifs que [celui d’Édouard Baer] », explique le réalisateur dans une interview pour Illimité, « il peut y avoir un risque d’antipathie auprès du public, il faut donc s’assurer que l’acteur qui le joue ait une très forte cote de sympathie auprès du public ».

Une dernière citation de la même interview pour la route : « Peu m’importe la sensibilité politique de mes personnages tant qu’ils y croient et que c’est important pour eux. Je tiens à ne pas être manichéen, vraiment. Le gros problème dans la militance politique, c’est le désir de neutraliser l’adversaire. »