Comment dit-on Hokusai en italien ?

Sur les rives du Tibre, des banderoles signalaient une exposition dédiée à Hokusai.

(J’aime bien, à gauche, l’art de la transition entre les pains de nuages dans le ciel bleu et les traits d’azur dans la brume généralisée.)

Dernier jour du voyage. Froid. Hop, un ticket. Personne à l’entrée, presque personne dans les salles : on a la vague  pour nous tout seuls ! C’est un plaisir de faire une exposition sans avoir à piétiner en attendant qu’une fenêtre s’ouvre devant chaque œuvre – une heure chrono, pas mal au dos, belle scéno, et la possibilité de revenir en arrière pour décider de son Mont Fuji préféré.

À côté des œuvres du maître étaient présentées quelques estampes de Keisai Eisen, mais comme on n’est pas à la Pinacothèque, elles restent portion congrue – juste ce qu’il faut pour attirer l’attention, par contraste, sur le regard malicieux d’Hokusai. Ce n’est pas chez Keisai Eisen que l’on trouverait des vagues aux petits doigts crochus, un poulpe qui pince le téton d’une femme sévèrement cunnilinguée, des nuages-plateformes sur lesquels on s’attend à voir sauter Mario Kart (entre deux toits-toboggans trop éloignés) ou un dragon avec un regard de chien battu promis je ne brûlerai plus rien, je ferai plus attention en soufflant le feu. 

Mit Palpatine

La quadrature du Square

L’œuvre d’art au centre du film de Ruben Östlund : un carré dessiné au sol, qui fonctionnerait comme une maison à chat perché, un asile où tout ne serait que paix et amour – intentions de l’artiste, pieusement recopiées par les journalistes et critiques de tout poil à l’intérieur comme à l’extérieur du film1.

Le film : la quadrature de ce carré, avec tout ce qu’il y a dedans (le cercle privilégié des amateurs d’art contemporain, dont font partie notre anti-héros conservateur et la part du public la plus susceptible d’accueillir favorablement le film) et tout ce qu’il y a dehors, qui devrait être dedans (les démunis et les mendiants dans les coins, les sans-abri et les sans-culture bobo, qui s’excluent de facto d’une palme d’or). C’est un miroir, en somme, que le réalisateur retourne vers nous, non pas tant pour que l’on s’y reconnaisse (facile), mais pour qu’on s’y voit au milieu de ce qu’on ne veut pas regarder : ce à quoi l’on tourne le dos se retrouve soudain dans notre champ de vision et l’on ne voit plus que notre position. Renversement de l’intérieur et l’extérieur : The Square, c’est le carré en creux, notre humanisme revendiqué plus que pratiqué.

Le procédé est aussi subtil et évident que sa critique devient grossière et verbeuse en voulant l’expliciter. Parce qu’il est what the fuck, le film peut rester juste de bout en bout : en plein dans le mile, dans le malaise, sans complaisance ni amertume. Avec beaucoup d’auto-dérision, le plus souvent, parce qu’il faut bien que le film se laisse voir. Mais pas toujours, et c’est alors une scène redoutablement efficace : une performance simiesque d’un artiste lors d’un dîner de gala, qui commence de manière grotesque (un gros balèze qui fait des bruits de singe) et devient franchement inquiétant lorsque l’artiste refuse de jouer le jeu (les chiquenaudes envers les invités tournent au harcèlement), paralysant tous les invités, qui baissent les yeux et se tiennent le plus immobile possible en espérant que cela ne tombe pas sur eux. Le harcèlement tourne à l’agression physique et il faut attendre une tentative de viol pour que l’un des invités réagisse, sortant les autres de leur stupeur. Nous.

On finit par comprendre que c’est de nous aussi qu’il s’agit, après avoir cru rire uniquement de tous ces gens très riches, qui peuvent dire conduire « une Tesla de base ». C’était carré, on ne s’est pas méfié : nous voilà encerclé. Même chose pour l’art contemporain, moqué-dégradé par le verbiage dont on l’entoure2, et soudain réhabilité dans sa capacité à nous interroger. Il y a certainement de l’enfumage parmi les œuvres, mais sont-elles si douteuses si elles nous font douter ?

J’ai mis un certain temps à percuter que le clip YouTube provocant au centre de The Square fonctionnait comme une miniature mise en abyme… Il est plus facile de juger le film bon que de se demander si on l’est soi.

(Question ouverte car le film nous épingle sans nous faire la morale. Malaise et honte, à la présence insidieuse, sont balayés par l’auto-dérision bienveillante du réalisateur… comme les tas de poussière de l’installation détruite, au-dessus de laquelle était inscrit en néon You are nothing. Œuvre, homme, poussière, tu redeviendras poussière… ou un peu de sperme au fond d’un préservatif jeté à la poubelle3…)

Mit Palpatine


Blade Runner 2049 : l’hologramme et le glitch

L’intrigue. Je soupçonne certaines zones d’ombre d’être des impensés scénaristiques. Probable confusion entre ambiguïté et approximation, sous couvert de préserver le mystère. (J’ai déjà oublié le détail du déroulement narratif.)

Les thèmes. Vus (et revus) : hybris d’un cloneur de robots christique, replicant esclaves, lutte des classes, reproduction de la domination (le replicant pour les humains, l’hologramme pour les replicants). Plus subtil : quel est le propre de l’homme ? à partir de quel moment la différence entre replicant et créature humaine disparaît-elle ? Au cœur de l’intrigue, rappelés par plusieurs personnages : le « miracle de la vie ». En creux, plutôt que la reproduction animale :  le miracle de la conscience, quand la matière se met à sentir et penser, ressentir et réfléchir. Les replicants n’ont pas d’âme, nous dit-on (comme les esclaves noirs autrefois). On persiste à imaginer l’âme comme un supplément, quand elle n’est que l’appellation poétique et religieuse de la conscience, au ras des synapses. D’où cas de – conscience, morale. Si l’on veut, si l’on veut. Ce n’est pas ce que je retiendrai du film. Mais plutôt :

L’esthétique. Chassé du scénario, le trouble vient se loger dans l’esthétique. Brouillard de tempête ou de sable, le flou est une première  tentative pour parer l’implacable précision numérique (le mystère est-il jamais chirurgical ?). Mais les millions de pixels reprennent leurs droits : impossibles à escamoter, ils sont montrés dans leur puissance et leur limite : le glitch – qui raye, qui freeze, qui redonne à voir ce qu’on voyait trop bien, et fait voir double. C’est un petit précipice de rien du tout, une déchirure vertigineuse entre deux mondes (matériel, virtuel), entre deux époques (où le futur de l’une est le passé de l’autre). Un éclair où la petite amie holographique hyper perfectionnée est déjà devenue l’archive rayée d’Elvis Presley dansant dans un cabaret désaffecté (comme Skype en 3D, l’hologramme de science-fiction appartient au passé). Le glitch holographique, c’est le futurisme qui s’avoue futur futur-du-passé : dans cet aveu s’engouffre toute la nostalgie qu’il est possible – tristesse et beauté des espaces désertés, brièvement hors du temps ; solitude des corps qui se reconnaissent éphémères (l’hologramme comme image de leur disparition).

Hologramme : métaphore numérique, qui éclaire la présence par l’absence et l’absence par la présence. Le film en révèle tout le potentiel poétique et nostalgique.

(Sinon, pour donner à voir une chose dans une autre, il y a aussi le bon vieux reflet.)

Glitch : fine lame de pixels, par laquelle Blade Runner 2049 se découvre poignant. (Au générique, les noms apparaissent-disparaissent selon cette même esthétique.)

C’est très beau, particulièrement réussi pour évoquer le trouble de l’identité (qui l’on est, qui l’on aime, dans le temps et la durée). La scène où l’hologramme de K., projection de tous ses désirs, se fond à une prostituée replicant pour trouver à s’incarner est magnifique : la bouche de l’une, de l’autre, un visage sous l’autre, superposition, coïncidence, décalage, confusion… c’est tout le trouble amoureux qui se trouve décomposé dans ce plan à trois glitché. J’ai pensé au dernier épisode d’Angel, lorsque, mourant, Wesley demande à Illyria, la déesse qui a tué Fred en s’incarnant en elle, de reprendre les traits de celles qu’il a aimée. Pour mourir et non pour vivre, donc. L’illusion ne tient pas la durée, sans laquelle l’autre cependant ne peut exister : dans Her, l’assistante vocale du héros se détache de lui ; dans Blade Runner 2049, la poupée holographique disparaît d’un coup de talons avec la baguette magique-clé USB-test de grossesse qui la contenait. Force du réel que de résister à nos désirs.

K. face à la publicité générique de sa petite amie holographique perdue.

L’objet. À ajouter sur ma wishlist à côté du retourneur de temps d’Hermione et de l’aléthiomètre de Lyra : l’objectif à créer des souvenirs. Parce que si la reproduction et la conscience font de nous des hommes, ce sont bien nos souvenirs qui font de chaque animal-qui-parle un individu avec sa propre histoire – et c’est notre désir à tous d’être spécial (cf. K. qui se croit l’objet de la prophétie, avec un retournement qui m’a rappelé The Dark Knight Rises).

Le point danse. Parce qu’on fait difficilement mieux qu’un hologramme géant de ballerine en pleine rue pour se faire piétiner par l’aspiration à l’idéal / le regret d’une étoile perdue (fonctionne aussi en sens inverse pour révéler le fantasme de désincarnation associé au ballet classique – la maîtrise du corps jusqu’à l’envol d’une âme seule, Willis, sylphide, fantomatique… holographique).

Pré-pro, post-rien : la nostalgie du mouvement

Cela peut paraître prétentieux, mais la prépa a été un plan B. Le plan A, c’était la danse. De la quatrième, où je suis entrée au conservatoire, jusqu’à la Terminale, où il a fallu bifurquer, j’ai été dans l’optique de passer professionnelle.

Pour qui m’a vu danser récemment, cela prête à sourire ; je n’arrive pas à la cheville d’un trente-sixième cygne remplaçant. À l’époque, c’était moins évident. La différence n’était pas encore aussi flagrante entre les aspirants qui réussiraient et les autres, moi. Je savais que je ne jouerais jamais dans la cour des grands, mais j’avais bon espoir de trouver ma place quelque part sur scène, dans une compagnie de second rang. Ma courbe de progression me semblait exponentielle : à mon arrivée en dernière année de cycle élémentaire, je faisais un demi-tour sur demi-pointes et j’avais une idée très vague de ce que recouvrait l’en-dehors ; à la fin de l’année, je faisais deux tours sur pointes sur la scène la plus en pente de France et je validais mon passage en supérieur. L’année suivante, j’obtenais ma médaille d’argent. L’année d’après, l’or, puis mon prix de perfectionnement dans une variation du répertoire. Lorsque les autres travaillaient un pas, je l’apprenais et ce retard a eu l’avantage de me faire aborder la grande technique sans peur : je ne voyais pas de différence fondamentale entre un pas de valse et des fouettés à l’italienne. Dans un cas comme dans l’autre, je ne savais pas faire : on décomposait le pas pour moi, je copiais, j’essayais, je ratais beaucoup et puis ça venait, je ratais à nouveau puis ça revenait, je l’avais, je pouvais commencer à travailler. C’était grisant.

Mes professeurs au conservatoire étaient aussi d’une génération pré-Guillem : le standards techniques n’étaient pas les mêmes. On pouvait espérer (j’ai absorbé cet espoir) faire carrière sans être une très bonne technicienne du moment qu’on était artiste. Et justement, je passais bien en scène : ce truc qui ne s’explique pas, qui fait qu’on existe sur scène et qu’on attire ou non les regards, je l’avais, je le sentais. On me l’a confirmé ; mon professeur, l’un des mes professeurs, en a été surprise la première fois. J’ai vite découvert pourtant que cela ne valait pas grand-chose lors des auditions pour les écoles supérieures – et je ne parle même pas de moi. Vous entrez dans le studio d’échauffement et il y a cette danseuse magnifique, dont vous ne songez même pas à être jalouse : un seul cambré suffit à vous pâmer, elle sera prise, cela ne fait aucun doute, une telle artiste, si jeune, et solide techniquement avec ça. Pour un peu vous ôteriez votre dossard et vous iriez vous asseoir pour la regarder, transformant l’audition en spectacle. Et la gamine n’est pas prise. On lui préfère un robot inexpressif avec deux centimètres de plus dans la rotation de l’en-dehors ou les levers de jambe. Le cas s’est présenté à plusieurs reprises ; j’en ai été scandalisée, et cette tristesse s’ajoutait à celle de mon plus prévisible refus.

J’ai enchaîné les auditions : CNR de Paris, CNSM de Paris, CNSM de Lyon, école du ballet de Marseille, de Rosella Hightower à Cannes, et rebelotte, plusieurs fois, et Rudra Béjart, et le jeune ballet de Thierry Malandain. L’audition la plus intelligente – et la plus humaine – était celle du CNSM de Lyon. Je l’ai passée deux fois. Elle se déroulait après deux jours de cours et la prof de classique venait parler avec les candidats éliminés. On repartait en pleurant, mais avec des raisons, des corrections et le plaisir d’avoir dansé. Ah, ma grande saucisse ! a-t-elle prononcé, désolée, quand je me suis approchée ; j’aurais grandi trop vite, un corps pas assez maîtrisé. Le sobriquet affectueux dont je me trouvais affublée montrait qu’elle m’avait bien identifiée. J’y trouvais une sorte de consolation, un maigre espoir. C’était dur à entendre, mais honnête, et on entendait là-dedans la bienveillance. Elle avait le courage de dire les choses, comme à cette danseuse hyper douée mais dont la croissance s’était arrêtée très tôt, le courage de dire : tu as déjà le niveau auquel l’école pourrait te mener et tu es trop petite pour n’importe quel corps de ballet classique ; soit tu réussis à te faire engager directement comme soliste, soit tu fais une croix sur ta carrière. La danse, c’est ça quand on n’a pas un corps qui permet de faire des belles phrases sur la volonté, quand on veut, on peut. Parfois on veut et on peut pas. Pas assez. C’est apprendre qu’on a chacun un jeu de possibles limité – assez vaste pour s’inventer plusieurs vies, mais pas forcément celle dont on aurait rêvé.

Je n’ai jamais dépassé le premier cours de sélection, nulle part. Quand on a du potentiel mais qu’on ne cesse d’échouer, la limite entre persévérance et entêtement devient ténue. Ai-je été assez raisonnable pour reconnaître mes limites et m’engager dans une voie qui ne soit pas une impasse manifeste ? Ou ai-je lâché trop tôt* ? Et alors, comment sait-on qu’on a été jusqu’au bout ? À combien d’auditions ratées est-il situé ? À la fin de la Terminale, j’ai envisagé d’aller à la fac ou même pas, et de danser de manière intensive. Et la prépa. D’un côté l’incertitude (et la probabilité de la médiocrité), de l’autre un prestige assez certain. Je me suis dirigée en prépa en me disant que c’était une expérience que je ne pourrais pas retenter après un an de fac, tandis qu’il serait toujours tant après un an ou deux de danser comme une damnée. Mais je ne me le suis même pas vraiment dit, car énoncé aussi clairement, j’aurais su que je faisais une croix sur la danse en tant que carrière : 18 ans, déjà, c’est tard pour n’être nulle part.

Sans compter, de surcroît, sur le vieillissement du corps. À 20 ans, personne ne le remarque en principe ; on a l’impression d’être à peine sorti de la croissance. J’ai pris de plein fouet l’inversion de la courbe. L’effort qui me permettait de progresser est devenu tout juste suffisant pour maintenir mes acquis. La réduction des heures dansées n’a pas aidé ; j’ai rétrogradé de 10 à 2 ou 4 heures d’entraînement par semaine (selon qu’il y avait ou non devoir sur table le samedi matin) et, continuant à pousser mon corps comme si rien n’avait changé, je me suis blessée – une élongation à la limite de la déchirure musculaire, 6 mois d’arrêt après une tentative de continuer à prendre une barre au sol aménagée.

Le choix entre les études et la danse est un choix que j’ai fait sans en avoir pleinement conscience : je repoussais le moment de renoncer et ce non-choix m’a embarquée. Je savais et je ne savais pas. C’est un peu comme de savoir qu’on est lundi, savoir que Gibert est fermé le lundi, mais se frapper le front devant la devanture close après avoir traversé la moitié de la ville (cela m’est arrivé un certain nombre de fois, mais à chaque fois de plus en plus en amont dans le trajet). J’ai fini par comprendre que mon inconscient opère une semblable disjonction entre les propositions lorsque les conclusions sont trop douloureuses ou effrayantes. Quand Mum a été guérie de son cancer, Melendili m’a fait remarquer que mon comportement avait été étrange, comme si elle avait eu un simple rhume. Le cancer est mortel. Ma mère a un cancer. Mais ma mère n’est pas Socrate, elle ne peut pas être mortelle, pas si jeune. Ce que je ne veux pas admettre se déroule dans le brouillard – un mécanisme de protection assez efficace, il faut bien l’avouer, tant qu’il ne va pas jusqu’au déni.

Dans le cas des adieux à la carrière dans la danse, il était d’autant plus facile de s’abuser que je n’abandonnais pas une chose que j’aimais, j’en poursuivais une autre, et pour laquelle j’étais douée : les études. Quoiqu’autruche de compétition, j’ai fini un jour par relever la tête et voilà, c’était fait, je n’étais plus pré-pro, je ne serais pas danseuse professionnelle. Je vous rassure, je n’en ai pas été moins perplexe lorsque ma prof m’a demandé, post-blessure, si je souhaitais en profiter pour reprendre un travail en profondeur ou si j’avais surtout besoin de me défouler en balançant les jambes. Le travail, évidemment ! Je ne comprenais même pas qu’on me pose la question. Et j’ai continué à balancer mes jambes.

Le changement de cours occasionné par mon emménagement à Paris m’a été bénéfique : j’ai quitté les gamines pré-pro que je regardais avec un petit pincement au cœur, et j’ai rejoint une bande d’amateurs de bons niveau, étudiantes, mères de famille, chercheuse en neuroscience, policière, employées de bureau, professeurs de danse, toutes avec des corps différents, des défauts communs et des talents particuliers. Il faudra que je vous parle un jour de S. bien placée, de la Russe qui bondit comme un chat ou de « la sauteuse » qui renverse n’importe quel exercice de petite batterie comme on rembobinerait une cassette… C’est en leur compagnie, à présent, que je me prends un shoot de liberté, 1h30 par semaine, sous la verrière d’Éléphant Paname.

 

Je n’ai pas de regret, j’ai ce luxe : ma mère m’a permis de tout tenter ; elle m’a accompagné tous les samedis au conservatoire et m’a chaque semaine attendue ; elle m’a emmenée aux auditions, coûteuses en temps et en argent ; elle m’a récupérée à le petite cuillère à chaque fois, et elle a continué de m’encourager alors que le reste de la famille n’était pas très chaud (sans s’y opposer, mon père a fait la grimace car je ne le voyais plus qu’un jour tous les quinze jours, après le cours du samedi après-midi ; et danseuse n’est pas un métier, je cite mes grands-parents). La danse n’est pas un rêve de petite fille de ma mère, je tiens à le préciser : elle raconte d’ailleurs en rigolant qu’elle a arrêté au second cours quand, allongée sur le dos, elle a été incapable de se redresser – une tortue en justaucorps. Son rêve à elle, c’étaient les Beaux-Arts, mais déjà à son époque, mes grands-parents, pourtant férus d’art (une grand-mère pianiste ; un grand-père amateur de peinture moderne) avaient décrété qu’artiste n’était pas un métier. Elle a fait du droit, et a veillé à ce que je n’ai pas de regret. Le seul que je pourrais avoir est de n’avoir pas poursuivi en contemporain, où mes chances auraient été un peu moins minces. Mais je n’avais pas alors la culture chorégraphique que j’ai maintenant et ne pouvais imaginer que les cours pour l’essentiel boring que je tentais parfois pouvaient déboucher sur quelque chose qui me plairait – et encore : il n’est pas non plus exclu que cela soit intrinsèquement un genre que j’aime regarder mais non pratiquer.

Je n’ai pas de regret, donc, mais j’ai de la nostalgie. Contrairement à ce que j’imaginais, je ne me suis pas détournée de la danse quand celle-ci n’a pas voulu de moi (cela aurait été geste enfantin, la preuve d’une amour bien superficielle). Je ne vis pas non plus dans le passé, la danse comme madeleine : chaque semaine, je sue hic et nunc, et c’est mon corps de vingt-neuf ans que je travaille à présent. La nostalgie ne vient pas du passé, mais du présent. Ces derniers temps, ces dernières années, elle s’est taillée une place, discrète, assurée, lançant ses assauts dans les moments de découragement et de lucidité, lorsque je reconnais que je ne suis pas épanouie professionnellement et qu’à cela, je me suis plus ou moins résignée. Sans avoir le courage de changer (pour quoi ?), je ne me résous pas tout à fait à cette résignation et les accès de nostalgie se multiplient, plus ou moins aigus, plus ou moins violents.

 

Jambes et bras de danseuses en motif abstrait

 

Il y a la nostalgie de la scène, qui fait vivre plus intensément, donne la sensation d’exister pleinement, dans le vide, dans l’absolu créé par les lumières et le trou noir où disparaît le public. Mais, peut-être encore davantage, il y a la nostalgie de ce dans quoi on s’investit, la nostalgie d’avoir une place, une discipline quotidienne : un sens qui ne soit ni seulement but ni seulement prétexte, dans lequel aller et dans lequel exister en chemin. La discipline, c’est le contraire de l’effort entendu comme le sursaut laborieux qu’on s’inflige : c’est l’effort qui n’en est pas un parce qu’on le goûte, parce qu’il ne nécessite plus le courage de commencer. Le goût de l’effort tient dans la poursuite. On aime et on s’y tient, et on s’en aperçoit à peine. Je voudrais à nouveau aimer faire et m’y tenir, mais force est de constater que j’ai perdu le goût de l’effort. De la discipline, je n’ai conservé que son aspect rituel rassurant, dégradé jusqu’aux prémices des TOC.

Je me rends compte rétrospectivement de la chance que j’ai eue, d’avoir une adolescence dansée : la danse m’a structurée ; elle m’a donné un équilibre, m’a tenue loin des vacillements qu’on associe à cet âge-là. C’est maintenant que je vacille, dans une conscience de plus en plus aiguë de cette double difficulté : vivre sans s’oublier dans un but (écueil eschatologique) ; se projeter tout en ayant conscience qu’on le fait pour rien, pour vivre (écueil nihiliste). La danse m’a permis d’avancer entre ces précipices sans regarder mes pieds, sans éprouver de vertige, et c’est de cet équilibre de vie dont j’ai la nostalgie, comme d’autres ont celle de leur enfance. Difficile de savoir sur quel pied danser, difficile de ne pas vouloir rester Peter Pan, et s’envoler. Je ne sais pas, plus, comment tenir les extrêmes, retrouver l’équilibre. Je sais que l’équilibre ne se conserve pas : on ne peut pas vivre dans le passé. Le retrouver, c’est forcément le réinventer. Et je suis jeune encore, mais déjà moins.

Cesser de patiner, vite, vite, et rentrer dans la danse, avant que cela commence à sentir rance, avant que l’amertume** arrive et s’installe. Je la sens poindre, parfois, devant les photos de jeunes prodiges russes sur Instagram, alors que j’ai enfin admis, enfin compris, que ce sont des enfants, ce ne sont que des enfants, je n’étais qu’une enfant, on grandit, et on regarde soudain avec bienveillance, avec émotion, presque, ces corps qui se transforment sous nos yeux, qui clignotent d’enfant à femme et de femme à enfant d’une photo à l’autre. Je ne veux pas être amère, je veux être amatrice, amateur, à la barre et vogue matelot.

Vouloir devenir danseuse professionnelle, après tout, n’était pas un but en soi : c’était une manière de continuer à danser, l’assurance de continuer à vivre intensément. Peut-être n’ai-je pas tant la nostalgie de la danse que de celle que j’étais, et peut-être moins de celle que j’étais que de celle que je n’étais pas et que je devenais, celle qui arrivait à se transformer – nostalgique du mouvement.


J’ai eu envie de raconter-affronter-contempler la tristesse et la beauté de la nostalgie qui m’a prise à la lecture de Leçons de danse, leçons de vie, de Wayne Byars. Malgré un enrobage « développement personnel » et un ton parfois grandiloquent (je sais, je sais, l’hôpital, la charité…), c’est souvent juste et cela a remué pas mal de choses. En écrivant ce post, les souvenirs se sont pressés au portillon, des souvenirs heureux que j’ai pour beaucoup écartés car je voulais explorer autre chose, un hier qui n’existe qu’aujourd’hui, dans la continuité de ce qu’il a échoué à être et de ce qu’il est devenu. Je ferai probablement d’autres chroniquettes plus légères pour le plaisir de rouvrir la malle au trésor (c’est ainsi que m’apparaît mon vécu ces derniers temps, dans une profondeur insoupçonnée : comme un personnage de roman bien travaillé, je commence à prendre de l’épaisseur ).


* Je n’ai pas assez persévéré. C’est parfois ce que je me dis quand je vois des profils comme celui-ci : Hilda (belle découverte bloguesque du jour). Mais la contingence, la vie, les choix. Il n’y en a pas toujours des bons ou des mauvais.

** L’amertume. J’ai appris à la reconnaître dans la durée sur le blog de Thierry Crouzet, auteur numérique qui souffre de ne pas être assez reconnu, tout en ayant conscience de la vanité à vouloir l’être. D’un post à l’autre, il ne s’en dépêtre pas, on le sent qui lutte. Tantôt le plaisir gagne, tantôt la vanité de celui-ci. C’est poignant, et c’est probablement pour cela que je continue à le lire – ou comme miroir-repoussoir, pour me rappeler que je ne veux cesser d’aspirer à la joie.

Le ballet d’Astana, entre Wonder Woman, chinoiseries et néoclassique

Une demie-affiche dans le métro ; rien sur le site de la salle Pleyel ; une fin de répétition aperçue dans les studios d’Éléphant Paname : la venue du ballet d’Astana était pour le moins confidentielle.

Entre les invitations officielles et celles de la salle (privatisée ?), dont nous avons bénéficié via la balletomane connection, il semblerait que personne n’ait payé sa place. Loin de l’entre-soi attendu dans ces circonstances, le public est hétérogène et manifestement peu habitué à ces lieux : ça parle un peu partout ; on froisse un paquet de mouchoirs ou de gâteaux qui refuse de s’ouvrir ; un photographe arpente l’allée avec son trépied en plein pas de deux. La palme revient à notre voisin de devant, qui ne cesse de glousser comme un gamin de douze ans devant une scène de nudité qui le mettrait mal à l’aise. Le début du spectacle n’a pourtant rien de surprenant – le début, certes.

* * *

La première pièce de la soirée et celle qui suit l’entracte sont de facture néoclassique. Love Fear Loss, pièce de Ricardo Amarante sur les thèmes des chansons d’Edith Piaf, ressemble à une idée de Maurice Béjart chorégraphiée par Helgi Tomassen. Trois pas de deux, corps athlétiques, costumes fluides (je veux bien la jupe orange fendue)… ne serait le type caucasien des visages, on pourrait se croire au San Francisco Ballet.


A fuego lento, du même chorégraphe, fleure le pastiche : c’est du Forsythe sur du tango. Les tours se terminent à la cheville, désaxés, le buste qui part en arrière, les pointes se font incisives, tchac tchac, on croirait voir le ballet de l’Opéra de Lyon dans Limb’s Theorem. De fait, cela fonctionne, le rythme est là, les danseuses assurent, et j’aurais bien pris un supplément du gringalet à la danse élastique (quatre danseurs pour une flopée de danseuses, on est bien loin de la parité).

* * *

L’Héritage de la grande steppe, peut-être moins intéressant chorégraphiquement, l’est davantage sur le plan culturel. Ce pot-pourri constitué d’extraits de ballets qui nous sont inconnus et de pièces dédiées forme un fascinant creuset où le ballet classique (russe ?) s’aliène et s’enrichit de l’influence des danses traditionnelles kazakhes (chinoises ?). L’alliage est improbable mais il tient. Il a même un nom : l’ethno-ballet. Ce que je pensais une invention marketing de la danseuse-apprentie-chorégraphe croisée à mon cours de danse est en réalité un héritage bien vivant. Cela se sent : il ne s’agit pas de revêtir de riches costumes pour faire exotique, mais bien d’incorporer un état d’esprit et une gestuelle dans un art étranger pour le faire sien.

Cela donne par exemple un solo où la danseuse, au sol, reprend des ports de bras de la mot du cygne (une remontée sur le genou, la jambe en quatrième derrière rappelle aussi brièvement la bayadère), mais avec les coudes un peu trop pliés pour les battements d’ailes qu’ils sont censés suggérer. Peu à peu, cependant, le spectre du poulet s’éloigne ; on comprend que ces coudes pliés sont hérités de la danse traditionnelle, pour donner toute latitude au poignet. De même, les menés du cygne se fondent dans l’esthétique sinoïsante des pas très petits et très rapides, que l’on retrouve dans un tableau de groupe, qui aurait fait une affiche parfaite pour le palais des Congrès.

Les sept séquences permettent d’appréhender la diversité des influences, dont se dégagent deux tendances fortes : d’un côté, les chinoiseries, où de riches étoffes sont agitées par des poignets extrêmement souples et d’invisibles petites pieds qui transforment leurs belles en poupées à roulettes ; de l’autre, l’esprit guerrier, entre danses à la Akram Khan et démonstration mythologique qui transforme le corps de ballet en armée de Wonder Woman trottinant à travers les steppes. Féminité un peu précieuse d’un côté, girl power et empowerment de l’autre – celui-ci d’autant plus fort qu’il vient de celle-là ?

Découverte d’un style musical, aussi : d’habitude, les musiques folkloriques me tapent rapidement sur le système, mais la musique kazakhe a un côté planant qui rappelle par moments la composition de René Aubry pour Signes.

* * *

L’ethno-ballet est certes déroutant, mais il se tient à distance du kitsch. On ne peut pas en dire autant du dernier ballet de la soirée, qui n’emprunte ni à la Chine ni à la Russie, mais… à l’Égypte. Palpatine a d’ailleurs rapporté avoir constaté moult pyramides dans l’architecture d’Astana. Nikolaï Markelov a chorégraphié Le Triomphe de Cléopâtre sur le Boléro de Ravel (c’est donc cela que j’avais aperçu à Éléphant Paname) : la future reine et sa sœur se défient et rivalisent de paillettes avec leur suite (l’une chasse l’autre en faisant flotter une grande bannière de soie, à la Rothbart) mais toutes sont assez rapidement écrasées par la musique. Un quart d’heures assez hallucinant, mais pas plus après tout que La Fille du pharaon remontée pour les Russes.

Au final, une soirée improbable, mais une bonne soirée.