La lose du lundi

Seven Sisters : titre français (si, si) du film de Tommy Wirkola What Happened to Monday?

Un grand-père réussit à élever ses sept petites-filles septuplées dans un régime autoritaire qui fait régner la terreur autour de la politique de l’enfant unique dans l’espoir de juguler la surpopulation mondiale et d’éviter la catastrophe écologique. Jusqu’au jour où. Et notre histoire commence, un lundi. Le jour de sortie et de disparition de la première sœur, qui partageait jusque-là avec ses jumelles une seule et même identité, incarnée à tour de rôle par chacune d’elle : Monday, Tuesday, Wednesday, Thrusday, Friday, Saturday, Sunday – sept sœurs comme sept nains, des personnages de contes perdus en pleine dystopie.

On se fait assez vite une idée du couac de départ. En comparant à la sortie, Palpatine l’a trouvé plus tôt que moi, qui avais pourtant chopé un élément significatif bien avant, sans l’identifier : déjà que j’ai tendance à confondre les personnages dans les films, mais lorsqu’ils sont joués par une seule et même actrice… Et c’est là tout le plaisir de cette partie de dix petits nègres qui se joue à sept : les personnalités auxquelles on s’identifie à tour de rôle. Noomi Rapace puissance sept* : hard working girl, girl next door, garçon manqué, fausse blonde almodovaresque aux sourcils bruns, vraie brune almodovaresque aux cheveux courts, badass girl (<3), et génie nerd totalement inadaptée socialement, s’enfonçant de plus en plus dans son bonnet rose (<3 <3 <3). Même pas totalement des stéréotypes : juste ce qu’il faut pour à peine les distinguer et les confondre encore parfois.

Le film fonctionne entièrement à l’affectif. Doublement : dans l’immédiat, parce qu’on a envie qu’elles s’en sortent (la cryogénisation forcée ne vend pas du rêve) ; mais aussi dans un second temps, parce que c’est exactement ce que le régime autoritaire, incarné par la formidable Glenn Close, a identifié comme risque majeur pour la survie de l’humanité : l’oubli de la rationalité par l’affect – la surpopulation ne saurait venir de ceux que l’on aime. Il y a un étrange silence lorsque, inculpée, la responsable lance à la foule réunie devant elle une diatribe qui veut justifier ses agissements : sans les mesures drastiques qu’elle a prises, la natalité galopante propulsée par l’égoïsme de l’affect aurait déjà consumé les dernières ressources nécessaires à la survie de tous. Pas de cris, pas de huées. On l’écoute. Culte du chef, culture de l’obéissance, mais pas seulement : ce régime autoritaire a choisi une mauvaise solution à un vrai problème. Et le film, se terminant, nous rappelle discrètement mais sans appel que nous sommes avant tout des créatures sensibles : quoique raisonnables (capables de raison : on sait que), pas rationnelles pour un sou. Bref, notre grandeur d’âme nous perdra, mais l’âme sera sauve. Thank God, it’s Friday.

*Je laisse Palpatine vous dire que ce film est la preuve par sept qu’il faut épouser Noomi Rapace ; il faut bien se laisser quelques jeux de mots. (Oups.)

Les Envoûté.e(s)

Je me suis efforcée autant que possible de parler du film de Sofia Coppola par allusions indirectes, mais les indices risquent de se transformer en spoiler lorsque vous le verrez (surtout si vous dépassez le quatrième paragraphe). À bon entendeur…

Il y aurait une thèse à écrire sur la bande-annonce comme péritexte du film, et notamment comment, en mettant le spectateur sur une fausse piste, elle peut miner ou amorcer le film. À en croire sa bande-annonce*, Les Proies serait un huis-clos plein de tensions et de peurs : une promesse non tenue pour le spectateur indûment appâté (qui note sévère sur allociné), mais une attente assez fascinante à déjouer et que l’on se plaît à contourner avec Sofia Coppola pour peu qu’on accepte de flotter. Car le film flotte, c’est vrai. Il est plein de flottements et de torpeur : c’est la chaleur, les atermoiements, l’uniforme de l’ennemi qu’on hésite à voir comme corps ou corps d’armée.

En pleine cueillette de champignons, un chaperon rouge à tresses tombe sur un loup blessé et le ramène dans son pensionnat de jeunes filles quasi-déserté : ne restent plus que celles qui n’ont nulle part où aller tandis que la guerre tonne autour, la fumée de canon se confondant avec le brouillard de chaleur qui entoure la belle demeure à colonnes. Le motif du loup dans la bergerie est trop gros, trop attendu : ce n’est pas qu’il ne prend pas ; Sofia Coppola ne s’y attèle même pas. La peur n’est déjà plus à l’ordre du jour ; la méfiance s’installe, et même moins que la méfiance, autre : la défiance. On se défit de l’autre, mais aussi de soi-même face à l’emprise de l’autre. Car la traduction française est un moindre mal bien imparfait : The Beguiled ne désigne pas la proie mais la personne envoûtée, séduite. Le titre français déçoit (faux-ami : deceive) en se focalisant sur la cible, implicitement préméditée, alors que la référence à la prédation vaut surtout pour la fascination face au prédateur, l’immobilisme à laquelle il contraint dans l’instant où on l’autorise à fondre sur nous.

La fascination à l’œuvre est à multiples visages : c’est la séduction outrancière, adolescente d’une Elle Fanning réduite dans sa gamme de jeu ; la fuite ou la réalisation de soi pour une Kirsten Dunst empâtée-empêtrée dans ses jupons ; une aubaine ou un piège pour un Colin Farrel convalescent ; et un relâchement ou un soulagement pour une Nicole Kidman qui fait front et ne lâche rien, pas même ses traits quelque peu botoxés. Le terme d’awe a dû être inventé pour elle : il n’y a pas plus contradictoire et parfaite incarnation de qui en impose et par la peur et par l’admiration. (La géniale gamine d’Oona Laurence est la seule qui échappe à la fascination, la seule vraie amie que se reconnaît le soldat blessé.)

The Beguiled : l’envoûté, les envoûtés. Le genre et le nombre déjà trahiraient l’ambiguïté, sur laquelle Sofia Coppola se garde bien d’insister. N’occupant réellement aucun camp, la peur ne peut pas en changer. De ce fait, il n’y a pas de revirement, mais un lent glissement, un enlisement dans la situation qui vient compléter la leçon bien-pensante que la directrice voudrait inculper (pour se disculper ?) à ses ouailles : l’ennemi, pris individuellement, n’est pas toujours celui qu’on croit, non, oui mais : il est constitué par l’enchaînement des hasards et des accidents et peut le redevenir après l’avoir été. Et c’est finalement ce qui est assez glaçant : la violence ressurgit, intestine, d’un nouvel ordinaire, et s’accomplit le plus naturellement du monde.

Un point après l’autre, les boucles sont bouclées : de la cueillette des champignons à la cueillette des champignons ; de la broderie sur linge puis sur peau, en points de suture, à la couture de linceul. À points bien serrés, les filles, comme on vous a appris.

Cela valait certainement le coup d’être déconcerté : contrairement à une tension qui s’oublierait dans la surprise de son dénouement, le film de Sofia Coppola continue doucement de hanter, comme la mélodie enfantine qui accompagne le générique.

(Quand même : je serais curieuse de voir l’original, même si j’aurai nécessairement l’impression d’un remake du remake.)

* À en croire la bande-annonce… et les principales images diffusées, toutes sombres, alors que la photographie est bien souvent lumineuse. La comm’ a privilégié la piste du huis-clos et, in fine, ce n’est pas si faux : quand on y pense, chez Sartre ou Yasmina Reza, par exmple, l’enfermement est essentiellement relationnel ; à point nommé, on pourrait partir… mais on reste, sans l’avoir vraiment décidé.

 

Maison européenne-nippone de la photographie

Des artistes japonais présentés par la MEP dans une exposition dévoilant le fonds issu d’une donation, le seul que je connaissais de loin, c’était Araki. Aucune femme ligotée, cependant, seulement la sienne en deux murs qui se répondaient : voyage sentimental, au début de leur relation, et voyage d’hiver, à la mort de sa femme. De cette série, je retiens surtout deux photographies accrochées côte à côte : une ombre de branchages sur des escaliers ensoleillés d’hiver, et le même bouquet dans la chambre d’hôpital.

Pour le reste, terra incognita et plaisir de la découverte…

Ihei Kimura, signes extérieurs de symboles nippons : rizières, gargotes d’Asakusa, et chapeau-patelle à la sage beauté ombragée.

 

Shoji-Ueda, surréalisme sur dunes. Je ne sais pourquoi, cette photo-ci me fait irrémédiablement penser à un roman de Boris Vian que je n’ai jamais fini, L’Automne à Pékin.

 

Hiroshi Sugimoto, éclaireur des salles obscures.

 

Seiichi-Furuya, l’homme à la femme schizophrène, qu’il a photographiée jusqu’à ce que sa maladie la pousse au suicide.

(Je ne peux pas m’empêcher de penser à Elisabeth Moss dans Top Lake.)

Après ces photos-ci, on en voit d’autres, où le visage s’émacie peu à peu, jusqu’aux pommettes de squelette, un pied dans la tombe, le crâne qui dérange par l’intensité de son regard.

 

Masahisa Fukase, la solitude des corbeaux. Importance de l’accrochage, qui par juxtaposition transforme des cheveux-zo-vent et au soleil en plumes de mauvais augure.

 

Ikko Narahara, ô temps suspends ton vol. Parmi mes préférées.

(Parce qu’il n’y a pas qu’à Hoghwart qu’on fait voler les capes.)
Mieux que la volée de cloches, la volée d’ombres (à Venise)

 

Ishimoto, un Japonais aux États-Unis. Et loin d’être le seul. Tout au long de l’exposition, on sent l’histoire des États-Unis intriquée à celle du Japon, en-deça au-delà de la guerre, comme si les États-Unis avaient été la porte d’entrée du Japon vers l’Occident – opposition historique, connivence géographique ?

En regardant le travail d’Ishimoto, je me suis dit que le lieu photographié dictait en grande partie sa composition (mettant le holà au fantasme de photographie nippone), puis nous avons terminé au pas de course par l’exposition annexe sur Bernard Pierre Wolff et l’immédiate impression de plus grande familiarité a rendu son importance au lieu d’où l’on regarde.

 

Eikoh Hosoe, érotisme à la Man Ray.

Je suis persuadée d’avoir vu un pénis, mais serait-ce seulement un bras aux veines turgescentes ?
Une Salomé inversée

 

Hiromi Tsuchida, mémoire atomique. Les textes prennent le pas sur les photographies, qui sont là pour les incarner brièvement, indubitablement. Elles s’avancent comme preuves et reculent devant l’histoire des textes en regard. Il y a une série de portraits de survivants, accompagnés de la mention du lieu où ils se trouvaient lors de l’explosion et des proches qu’ils ont perdus. Et une autre série de portraits de ceux qui n’ont pas survécu, à travers des objets retrouvés, déformés, carbonisés. Particulièrement émue par celui-ci et la précision-qui-tue comme un doux rayon de soleil en plein guerre (a rare feast at the time) :

Mémoire et lumière, double thématique, double pôle de l’exposition. Hiroshima et Nagasaki concentrent la mémoire en un noyau brut ; autour de l’archipel, diffuse, omniprésente, la lumière se répand et s’épure dans des photographies de la mer. Elle est présente chez plusieurs artistes, que je me mets alors à confondre (les photos qui suivent n’étaient pas nécessairement dans l’exposition, mais c’était le même esprit).

 

Hiromi Tsuchida (Cela me fait immédiatement penser à Solaris.)
Yamazaki (le néon correspond à une très longue exposition du soleil)
Sugimoto
Sugimoto

Femme de chambre noire

J’ai senti Palpatine tressaillir au moment où Buñuel quitte définitivement la trame narrative originale du Journal d’une femme de chambre, et j’ai tiqué, hautement improbable qu’il était qu’il ait lu le roman d’Octave Mirbeau. C’est là que m’est revenu le visage de Léa Seydoux. Il m’a cependant fallu nos souvenirs conjugués pour que je la replace dans le bon film, celui de Benoît Jacquot, que j’avais complètement oublié avoir vu lorsque j’ai repéré le film de Buñuel au MK2 Beaubourg et que j’ai proposé la séance à Palpatine, curieuse de voir ce que ça pouvait donner à l’écran.

Cette oblitération m’effraye en me faisant sentir qu’un jour, je finirai par n’avoir plus accès à mes souvenirs, même après avoir pris conscience de leur oubli. Je commence à sentir comment cela sera possible, de perdre la tête, simplement en se perdant à l’intérieur d’archives mnésiques trop nombreuses pour avoir toutes été conservées comme souvenirs. Les chambres d’hôtel par lesquelles je suis passée flottent déjà pour beaucoup hors de tout ancrage et les lieux mêmes tendent à devenir apatrides ; il me faut un temps d’effort pour identifier la plage, la mer, l’architecture ou la topographie et la replacer sur une carte mentale, dans le temps et l’espace. La mémoire délie et concatène, confondante.

Six ans déjà que j’ai lu le roman de Mirbeau. La mémoire de son odeur nauséabonde est trop vivace pour que je n’y ai pas versé un peu des tripes de Violette Leduc. Il n’empêche : Buñuel le gomme en grande partie et cède à la tentation de racheter ses personnages, à laquelle Benoît Jacquot au moins avait essayé de résister. Célestine la femme de chambre ne s’enfuit plus avec l’homme qu’elle suspecte de meurtre, après avoir volé leurs maîtres ; elle le séduit pour le livrer à la police, et se marie tout bonnement ! L’observation intestine, presque clandestine, de la société est étalée au grand jour : on y perd l’humain trop humain de l’individu en huis-clos, sans pour autant atteindre la fresque d’une époque.

Heureusement, Jeanne Moreau est formidable et réintroduit comme en contrebande le parfum nauséabond du roman, sensible à quiconque l’a lu. Elle se joue du personnage comme son personnage se joue de ceux qui l’entourent, charmante par choix et non par nature, souriant pour montrer les dents, parce qu’elle ne s’en laisse pas compter et que c’est, à défaut de pouvoir se révolter, sa meilleure défense pour ne rien accepter. Elle se rit de tout, sans jamais rire, jusqu’au dégoût qui se lit sur sa bouche, légèrement empâtée, lorsque son visage se relâche, abruti de tout, le regard qui se voudrait ailleurs. Exactement ce qu’il manquait à Léa Seydoux, je notais, trop uniment méprisante. Par son sourire qui se retrousse pour mieux retomber, Jeanne Moreau réintroduit l’ambiguïté nécessaire à son personnage. J’ai même cru que sa tentative de faire condamner le meurtrier ne relevait pas de la morale mais de la perversion : non pas le séduire pour le dénoncer, mais le dénoncer pour le séduire, en vrai garce sans pitié. La fin tombe à côté de la plaque, bien trop gentille (au moins autant que son entourage voudrait Célestine), mais on oubliera que tout le monde arrive à bon port pour se souvenir de la légère nausée du voyage et de sa beauté.

Laureline (et Valérian et la Cité des mille planètes)

Dane DeHaan et Cara Delevingne (que mon cerveau s’obstine à prononcer Delavigne) me sont plutôt sympathiques, mais cela ne suffit pas à faire prendre Valérian et la Cité des milles planètes. Luc Besson s’oublie régulièrement dans les paradis artificiels qu’il crée et qui suffisent manifestement à son plaisir de môme démiurge, oubliant de développer en même temps l’intrigue. Rapportées au créateur, ces errances descriptives ont quelque chose d’attendrissant, mais du point de vue de la narration, c’est assez ennuyeux.

Pour faire diversion (de la diversion), on a tout plein d’à côtés, de ressorts en toc et de blagues lourdes ou mignonnes qui tombent à plat. Ce fourbis n’est pas déplaisant, mais ne présente d’intérêt que par l’inventaire assez complet qu’il dresse malgré lui de tout ce qui fait et se fait en science-fiction. Ou chez Luc Besson. Ou en ce moment.

Les cols mao des uniformes so Star Trek ; l’intermède musical comme dans Le Cinquième élément, interprété par une Rihanna qui reprend la verve transformiste du présentateur fou ; l’animal ultra choupi qui dispute au niffleur son capital sympathie ; les corps évidemment ultra-minces pour incarner une civilisation supérieure versus les gros patapoufs bêtes et méchants… No filter.

Dans les bonnes surprises (parce que surprise) figure l’utilisation scénaristique de la réalité virtuelle, simulant en plein désert un parc d’attractions et jouant des deux niveaux de réalités (les touristes peuvent ressortir-matérialiser leurs achats et tout dommage physique infligé dans la zone de réalité virtuelle est bien réel…). Je ne saurais dire cependant si c’est à mettre au compte du réalisateur ou des auteurs de la bande-dessinée qu’il reprend.

Enfin, mention spéciale à la recharge du choupi animal sus-mentionné dans un micro-ondes à uranium. Je ne saurais dire pourquoi cet élément what the fuck là entre mille m’a ravie. Peut-être parce qu’il résume tout le plaisir ou le déplaisir qu’il peut y avoir à regarder ce film : à table, c’est déjà prêt, c’est réchauffé !

(Je dénonce Palpatine qui n’a pas reconnu Claire Tran malgré les coups de coude que je lui ai filé à chacune de ses apparitions.)