Purple mood motel

Les fringues et les jouets de Moonee, les cheveux de sa mère, les murs du motel où elles (vivent ? survivent ? vivotent ? glandent ? s’amusent ?), toute la photographie de The Florida Project a des couleurs de bonbecs. Difficile de voir la vie en rose quand on n’a pas d’éducation, pas de revenu et pas envie de trimer — mais en mauve, c’est possible, et c’est ce que fait le réalisateur Sean Baker en se plaçant à hauteur d’enfant. Sans jamais prendre de haut Moonee, ni sa mère, pourtant plus gamine que sa fille, il filme la manière dont elle habite ses journées de vacances, le motel et les alentours1, les glaces quémandées, les autres enfants avec qui elle s’ennuie et s’amuse, les inventions pas croyables et souvent pas très charitables, les ânerie qui s’en suivent (cette enfant est un nid à conneries) ; les suppliques de Moonee pour revoir son copain de la chambre d’à côté et l’œil au beurre noir de la mère de celui-ci ; les rodéos en caddy au supermarché, poussée par sa mère ; la revente de parfums de contrefaçon avec sa mère devant les hôtels des environ, et de retour au motel, les bains à savonner la crinière de petits poneys pendant que sa mère fait, heu, fructifier le résultat du concours de selfies en maillots de bain.

Mooney en robe à motifs les yeux levés vers la télé hors champ, et sa mère, cheveux turquoise et couverte de tatouages, étalée en petite culotte sur le lit.
Il ne viendrait pas à l’esprit de la mère d’élever sa fille ; l’aimer, c’est jouer avec elle de temps en temps.

Les problèmes d’adultes ne sont pas évacués, mais ils sont filmés comme des problèmes d’adultes, comme les voit un enfant : trop bien, mais de loin, sans s’appesantir sur les causes ni en attendre de conséquences. Suspension du jugement : le spectateur porte sur le duo mère-fille le même regard que le manager (et non le propriétaire) du motel. Bobby, génialement joué par Willem Dafoe, ne veut pas jouer le rôle d’un flic ou d’un père, mais veille au grain : il accepte que les gamines viennent se cacher sous son ordinateur lors d’une partie de cache-cache, mais vend la mèche au troisième larron pour qu’elles dégagent rapidement ; fout les mômes dehors à la seconde où ils font tomber de la glace par terre, mais rapplique dare-dare lorsqu’un vieux monsieur vient chercher un soda près de l’aire de jeux ; exige le paiement d’avance du loyer après plusieurs retards, mais est prêt à avancer la différence lorsque le motel d’à côté augmente ses prix et empêche les résidents longue durée d’alterner le temps d’une nuit pour être réinscrits dans leur motel d’origine comme nouveaux clients (le règlement interdit les installations pérennes).

Le réalisateur explique avoir adopté une approche quasi-journalistique pour préparer le film. En lisant l’interview qu’il a donnée à Vice, j’ai mieux compris le titre, The Florida project, que je ne voyais que comme un énième avatar d’une mode managériale étendue à tous les domaines2 — moins un résumé emblématique du film qu’un commentaire sur la démarche du réalisateur : tout milieu a le droit à sa représentation dans la fiction.

C’est pourtant sous l’angle humain et non social qu’est filmé The Florida project3, et c’est pour cette raison que j’ai aimé le film et que je vous invite à aller le voir, malgré une fin bâclée (… sur le plan formel ; sur le plan narratif, la boucle était bouclée). Ce n’est pas tous les jours qu’on voit des enfants incarner autre chose que des personnages d’enfants : ils ne sont pas ici des appendices parentaux, mais des êtres avec leur personnalité, leur langage et leur gestuelle propres (ventre en avant, poignet démonstratif, sourire crâne). Et Brooklyn Prince, qui joue Moonee, est manifestement un sacré numéro.

Moonee et son pote lèche à tour de rôle une glace en narguant du regard le gérant (hors champ)
Pestouille power. Je crois que c’est cette scène (suivie de la réaction de Bobby – Dafoe, que les enfants narguent du coin de l’oeil) qui m’a donné envie d’aller voir le film.

Coco

Miguel, le héros que l’on suit en focalisation interne, et son arrière-grand-mère Coco, l’héroïne éponyme.

Le héros du dernier Disney-Pixar est un gamin, c’est entendu, mais celle qui donne son titre au film d’animation est une grand-mère toute ridée ratatinée – et ça, je trouve ça chouette. Coco est à elle seule un travelling dans le temps, gâteuse au point de retomber en enfance, vers la toute petite fille que l’on découvre en flash-back. Elle fait le lien entre l’histoire hic et nunc de son arrière-petit-fils (Miguel, le héros, qui veut devenir chanteur alors que l’héritage familial condamne fermement la musique) et celle, refoulée, de sa famille (que Miguel va élucider par un involontaire voyage au pays des morts).

Autre culture, mais cette image me fait penser au Pont aux dix-sept arches, de Chen Wenji

Et c’est le deuxième truc chouette de ce film d’animation : le monde des morts, un anti-Tim Burton, plein de vie et de couleurs (so much orange power !). Je me suis demandée si ce n’était pas une manière de nier la mort, mais l’annihilation, quoique repoussée aux confins de ce monde des morts, finit par arriver. Lorsque plus aucun vivant ne se souvient d’eux, les morts disparaissent ; leur squelette se volatilise, poussière orangée qui retourne à la poussière. Dans le film, cela arrive à un personnage secondaire sans lien avec les autres – un instant de tristesse dont on ne se formalise pas plus que cela. C’est la vie. Et c’est apaisant. Il n’y a pas de mort (aucune grande faucheuse personnifiée), seulement des morts, qui importent pour leur lien avec les vivants, pour la mémoire, la transmission. Il me semble d’ailleurs que ce n’est pas tout à fait un hasard si le monde des morts se présente comme une myriade d’habitations qui s’enroulent à la manière d’hélices d’ADN.

Vous ne trouvez pas, pour les hélices d’ADN ?

Je sur-interpète peut-être ; ce peut aussi être un simple effet de mode de notre époque connectée. La ville des morts n’est après tout qu’une ville de science-fiction mentale, que l’on construit d’après notre monde à nous. Ainsi, dans le monde des morts, l’administration continue à contrôler les gens et la technologie sait tout d’eux : lors de la fête des morts, ceux-ci se voient refuser la visite annuelle de leur famille si l’ordinateur, après identification biométrique, ne trouve pas dans sa base de données magique la preuve que leur famille a bien placé leur photo sur l’offerta.

Quoi qu’il en soit, l’arbre généalogique que dessine cet autel fait un bien joli sapin de Noël pour les fêtes de fin d’année et rappelle à point nommé que les traditions sont  moins une question de croyance (en l’au-delà) qu’une occasion de chérir (ici-bas) des liens qu’on pourrait trop rapidement considérer comme des entraves, en oubliant la chaleur et le réconfort qu’il peuvent apporter.

Don Quichotte de la Francia

Soirée du 14 décembre à l’Opéra Bastille

Les éléments de décor d’inspiration mauresques sont magnifiques, le corps de ballet est en forme, les épaulements sont bien là, et pourtant ce Don Quichotte ne prend pas : le tempo est trop lent. Vraiment trop lent. Tout le monde a le temps de bien fermer ses cinquièmes (et les danseuses de rue emperruquées, de tenir salon), mais si je puis me permettre : on s’en cogne si cela se fait au détriment de la fougue et de l’énergie qui font tout le sel de ce ballet.

Mathias Heymann réussit à jouer de ce tempo pour nous offrir un Basilio délicieux. Le mouvement est toujours retenu, la fin retardée et l’autre, faim, s’en trouve avivée. Regardes-moi cette jambe, là, et cette cinquième, tu croyais que je ne l’aurais pas, n’est-ce pas ? L’excellence technique se transforme en roublardise.

Sa partenaire, Ludmilla Pagliero, a un niveau de maîtrise similaire, mais pas la même qualité de mouvement. Du coup, bien qu’elle veille au côté joueur de son personnage, tout est très chic, très élégant, très… français. Celle dont tout le monde invoque les origines latines comme garantie d’adéquation au rôle brille par un excès de modération. Ne pas forcer le trait du pittoresque hispanique et des œillades associées est un parti-pris fort louable. Il n’empêche : je préfère mes Kitri plus sanguines — bourrines, même. Ciselée comme de la dentelle mauresque, la danse de Ludmilla Pagliero est admirable (le maniement naturel de l’éventail pendant les fouettés, ah !), mais pas franchement excitante (je veux avoir envie de crier Olé ! à la fin de la diagonale de tours suivis, que diable !). Quand on a le souvenir de Mathilde Froustey et de Natalia Osipova, cela ne pardonne pas.

De manière inattendue, mais assez logique si l’on considère l’aspect très français de l’interprétation globale, le songe du deuxième acte, d’ordinaire intermède un peu longuet, se déguste comme un rien : le rythme est alors parfait, et les alignements, non moins parfaits, ont leur raison d’être. Cerise sur le gâteau, Dorothée Gilbert danse son Cupidon avec juste ce qu’il faut de malice pour en faire un putti facétieux — une touche de second degré qui éloigne la mièvrerie sans tomber dans la parodie. Je n’avais jamais vu ce rôle comme cela ; j’ai adoré. Il ne me sera pas en revanche possible d’en dire autant concernant la Reine des Dryades d’Amandine Albisson. On croirait l’étoile contrariée par un songe ayant viré au cauchemar, balancée sur le plateau en tutu alors qu’elle répétait du Balanchine en coulisses.

Au final, cette soirée aura surtout été un bon moment grâce au corps de ballet et à la charmante personne en compagnie de qui je l’ai passée.

Suburbicon

Suburbicon, c'est le musée Grévin de l'American dream.

Aucune originalité scénaristique. Ce n'est pas un défaut, mais une gageure : il n'est pas évident d'éliminer le suspens sans tuer l'intérêt. George Clooney4 a fait son miel de toute une tradition et l'a fait réduire jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une cire épaisse, stylisée à l'extrême, dans laquelle il modèle un musée Grévin de la banlieue américaine : blanche, bien propre sur elle, sûre de son bon droit, mise en pli impeccable, les cheveux et les robes, droiture des allées et des esprits. Son musée installé, il y craque une allumette et ce sera tout l'intérêt du film, la justification du cliché comme stylisation : voir les visages de cire se défaire sous les cheveux mis en pli, gominés, lunettes carrées, fondre comme l'apparence de la bien-pensance — comme neige au soleil. Sur fond d'une explosion tapageuse de racisme (avec l'emménagement d'une famille noire dans le même pâté de maison), cela implose silencieusement : la famille, la morale, les façades… l'icône est brûlée.

Mit Palpatine


Momix : 25 indices sur votre prédisposition à aimer

Ces fleurs-anémones se transforment en tutus froufroutant pour finir en robes de flamenco.

Difficile de définir Momix autrement que par la juxtaposition : c'est une troupe de danseurs-acrobates 5 et un spectacle de danse-cirque-illusionisme-transformisme-cabaret-son-et-lumière. Si vous êtes parisien, vous avez probablement vu leur intrigante affiche dans les couloirs du métro ; le début de chaque numéro est à cette image : on se demande ce qu'ils vous bien pouvoir nous inventer. Puis cela se met en mouvement et on cherche à comprendre comment cela fonctionne, comment est manipulé cet accessoire étrange, à qui appartient cette main ou cette jambe, pour mieux ensuite se laisser aller au plaisir de l'illusion - savoir ce qui est et voir ce qui paraît simultanément autre. Plutôt que d'énumérer les trouvailles visuelles et poétiques qui se succèdent, et qui risqueraient de gâcher le plaisir de la découverte, voici 25 prédispositions à aimer le spectacle (numérotées mais dans le désordre).

  1. Au cirque, vous préférez les acrobates aux clowns et aux animaux.
  2. Vous aimez les illusions d'optique et, petit, vous avez tanné vos parents pour avoir un kaléidoscope…
  3. … des échasses…
  4. … et un gros ballon sur lequel s'asseoir et sauter.
  5. Même si vous n'êtes pas très J.O., vous jetez toujours un œil aux épreuves de gymnastique et de GRS.
  6. Vous pensez que l'essentiel du Jeune Homme et de la Mort se joue autour de la table (bonus si vous avez un faible pour le physique des Chippendales).
  7. Vous avez déjà joué à être suspendu dans les airs en jouant de votre reflet sur une porte-miroir ou vous avez convoqué un corps de ballet en dansant entre deux miroirs.
  8. Vous aimez bof Balanchine, mais le kitsch des Western Symphony vous éclate. (Ok, j'avais dit pas de spoiler, mais les trois cowboys à échasse unijambiste sur le tango le plus cliché-kiffant qui soit était l'un de mes numéros préférés.)
  9. Vous aimez bof Cunningham, mais les costumes d'oiseau-pingouins de Bird vous amusent…
  10. … et vous rêviez d'avoir des étoiles phosphorescentes au plafond de votre chambre (les deux propositions sont liées : les pingouins sont devenus radioactifs et leurs ailes brillent dans la nuit, ouééé).
  11. Vous aimeriez être une souris pour avoir une roue à votre taille (la roue a été croisée avec une molécule d'ADN pour faire balançoire en même temps, mais vous avez l'idée).
  12. Vous avez déjà supporté Patrick Sébastien rien que pour voir un numéro d'acrobates dans Le plus grand cabaret du monde (passion poids-contrepoids).
  13. Les bêtes étranges de James Thierrée vous amusent (meet les antennes-ailes de papillon-bâtons de twirling-pâles d'hélicoptères).
  14. Les métamorphoses végétales et animales d'Amagatsu vous fascinent.
  15. Vous regrettez de n'être pas né au début du siècle dernier pour avoir assisté à une représentation de Loïe Füller (pas de grands drapés ici, mais des pièces de tissus maniées comme des massues de GRS).
  16. Regarder les soufis tournoyer finirait par vous ennuyer, mais leur esthétique hypnotique vous attire.
  17. Vous avez kiffé Two et, plus largement, le travail des lumières dans les pièces de Russel Malliphant.
  18. Vous aimez les lumières clignotantes de Noël, et les néons dont Robert Wilson raffole ne vous aveuglent pas. (À peine vu le numéro - littéralement inregardable pour ma part.)
  19. Le décor d'In the Night suffit à vous faire rêver.
  20. L'idée du mini-ballet de The Concert de Robbins dansé par les poupées de chiffons lancées dans Les Noces de Preljocaj ne vous choque pas (le numéro qui m'a le moins plus, mais qui a le mérite de réunir toute la troupe pour les saluts.)
  21. Vous appréciez l'inventivité visuelle de Philippe Decouflé, notamment son travail pour le Crazy Horse (oh des seins nus).
  22. Les grandes jupes et les torses nus sont l'image qui vous vient en priorité à l'esprit lorsqu'il est question de Bella Figura.
  23. Vous avez aimé la scénographie de Déesses et démones de Blanca Li.
  24. Vous vous dites pourquoi pas à un combo saut à la perche-Tarzan-Marsupilami-pole dance.
  25. Vous avez envie d'assister à un spectacle original pour les fêtes et de voir la Tour Eiffel frétiller en sortant : Momix est pour vous, au théâtre des Champs-Élysées et finit juste avant 22h, pile au moment où la géante de fer redouble le scintillement de l'avenue Montaigne. Joyeuses fêtes !