Sans trop d’illusions

C’est sans trop me faire d’illusions que je suis allée voir le ballet de Ratmansky proposé par le Bolchoï, y voyant plutôt l’occasion de profiter d’une soirée de gala sans trop de me soucier des places forcément moins bonnes qui vont avec. Pour ceux qui, nonobstant Psyché, ont voulu y croire, voici la liste des illusions qu’ils y ont probablement perdues.

Classe de danse à la Degas

Photo de Damie Yusupov
Ambiance à la Petite Danseuse de Degas ou classe façon Bournonville, cela augurait pourtant plutôt bien.
 

 

Illusions perdues est l’adaptation du roman de Balzac.

Je suis heureuse de n’avoir pas lu le roman de Balzac, dont le ballet de Ratmansky est l’adaptation – à ceci près que Lucien n’est plus poète mais chorégraphe, que ce n’est plus sa protectrice qui l’abandonne mais lui qui largue Carolie, sa jeunette amoureuse, pour une certaine Florine qui n’est plus actrice mais danseuse. Il s’agit au final plus d’une thématique que d’une adaptation mais, comme le titre était cool, on prend l’option d’après le livret de Vladimir Dmitriev inspiré du roman éponyme d’Honoré de Balzac – un vrai téléphone arabe.

 

C’est un ballet narratif tout ce qu’il y a de plus classique.

Deux actes, des pointes, des ensembles et des duos, Illusions perdues a tout du ballet classique, si l’on exclut les divertissements royaux et les pas de deux traditionnels avec adages, variations et coda – ce qui n’est absolument pas un problème quand on s’appelle John Neumeier ou Christopher Wheeldon – et… si l’on retire du terme classique l’autorité donnée au fil du temps pour ne conserver que la reprise d’une tradition. Le ballet de Ratmansky a beau être de technique classique, il ne risque pas d’en devenir un.

 

C’est poussiéreux.

On ne dit pas poussiéreux, on dit d’aspect vieilli. De fait, cela convient parfaitement aux décors qui rappellent en sépia l’aspiration à une certaine élégance. Un peu moins aux costumes qui n’ont ni le charme des anciens ni l’esthétique épurée des modernes : à quoi ressemble le ruban vert qui tombe devant les jambes des sylphides ? Et le carnaval des animaux lors de la fête, soudain revival des masques de Psyché ?

 

On peut « voir la musique et écouter la danse ».

Balanchine aurait fait une syncope. La balletomane, qui sort d’une cure de Belle au bois dormant illustrant parfaitement l’esprit d’« un pas sur chaque note » cher à Noureev, y échappe de justesse. Non mais vraiment : Alexeï Ratmansky avait-il la musique lorsqu’il a chorégraphié ? Parce que ce n’est pas flagrant. La musique est là en fond sonore, comme au cours de pilates où elle sert à faire passer les exercices. Le chorégraphe semble seulement avoir demandé à ce qu’on rajoute des tintements de triangle sur certains sauts pour faire illusion. Peine perdue.

 

David-Hallberg-Illusions-perdues_by-Laurent-Philippe

David Hallberg, par Laurent Philippe

 

C’est dramatique.

De l’action, il y en a, un peu. De là à dire que cela engendre de véritables tensions propres à émouvoir le spectateur… David Hallberg, qui me semble être au Bolchoï ce qu’Edward Watson est au Royal Ballet, ne ménage pourtant pas ses efforts pour donner de l’épaisseur à son personnage. À chacune de ses entrées, on se prend à rêver d’un drame à la Dame aux camélias mais, à chacune de ses sorties, force est de constater qu’on devra pour cela attendre de le voir en Armand. Il forme un superbe couple avec Evgenia Obraztsova, vive et comédienne, loin du lyrisme habituel de certaines ballerines russes, si parfait qu’il m’endort. On a du mal à comprendre que Lucien la délaisse pour Ekaterina Krysanova, malgré ses cheveux oranges et ses fouettés endiablés sur une table. Les contrastes, sûrement. Amélie dressait d’ailleurs un parallèle fort pertinent avec Marie Taglioni, la sylphide angélique, et Fanny Essler, la diablesse sexy.

 

La mise en abyme, c’est ultime.

Surtout quand vous en faites un élément de comique, comme dans Le Lac des cygnes de Matthew Bourne, ou que cela donne de la profondeur à l’histoire, comme dans La Dame aux Camélias, où le pas de deux de Manon et Des Grieux préfigure le destin de Marguerite. La scène des gitans au second acte, où l’on a vu des allusions pêle-mêle à Paquita, Marco Spada ou Don Quichotte, n’est pas assez caricaturale pour être comique et à peine assez stéréotypée pour se distinguer de la chorégraphie hors théâtre dans le théâtre, renforçant l’impression que l’ensemble est bien falot. Le parallèle du premier acte entre Lucien et James est plus réussi. Déjà, le dispositif scénique ne se contente pas de rétrécir la scène en posant une seconde rampe au sol : il nous place dans l’envers du décor, dos aux danseurs, comme si nous étions derrière le rideau de scène. Les limites entre les deux scènes peuvent alors s’estomper dans une évocation poétique où Lucien emboîte les pas de James (Artem Ovcharenko, à qui la jupette va divinement bien et que je kidnapperais volontiers avec David Hallberg) et ses aspirations contradictoires entre Coralie-sylphide et Florine-Effie. Le parallèle fonctionne si bien que je me demande pourquoi Alexeï Ratmansky n’a pas tout simplement proposé sa propre version de La Sylphide – en rajoutant au besoin Illusions perdues comme sous-titre.

 

Mais les illusions ne sont pas des erreurs et la perception qui est en à l’origine, si déformée soit-elle, persiste : on dira donc que l’on a assisté à un ballet narratif classique au charme désuet et à la musique pas terrible, sauvé par ses interprètes. Enfin… entre deux séances de who’s who, où la fashion police a fait la chasse aux petits fours (mention spéciale aux mini-pommes d’amour en robe rouge, parsemées d’éclats de noisettes, qui se sont révélées être des billes de foie gras). Le prix de la plus belle robe de la soirée est décerné à Ulla Parker.

  

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La Belle au bois dormant

 

Une superproduction

La Belle au bois dormant, c’est typiquement le ballet qui pourrait faire l’objet d’une affiche dans le métro, façon spectacle de danses chinoises ou show Bollywood : Il était une fois… plus de 70 artistes sur scène, plus de 150 costumes, musique live, les tubes de Tchaïkovsky, tous les personnages du conte et plus encore. Sauf que ce n’est pas la culture de l’Opéra de Paris et que Bastille, déjà prise d’assaut par les familles en manque de magie-de-Noël, n’a pas la même problématique de remplissage que le Palais des congrès. Il n’en demeure pas moins qu’on en prend plein les mirettes pour pas un rond.

 

L’art suprême du divertissement

La distorsion narrative accélère les séquences d’actions (le must est le baiser donné par le prince : une minute plus tard, la princesse est débout, a secoué ses parents et a obtenu leur accord pour épouser le prince, qu’elle ne connaît donc pas depuis deux minutes) pour prendre son temps dans les scènes d’apparat. Le prologue, où les fées se succèdent pour faire chacune un don à la princesse Aurore, est prétexte à moult variations et mouvements d’ensemble – au point que le précipité qui suit provoque le doute : serait-ce l’entracte ? L’histoire se déroule ensuite en deux actes, laissant le troisième libre pour célébrer le mariage lors d’un grand bal où défile tout le gratin.

Sans cesse distrait par l’entrée d’un nouveau personnage ou de nouvelles formation, le spectateur en oublie de s’ennuyer. On est rassasié depuis longtemps mais il y a toujours une gourmandise qu’on n’a pas goûtée pour masquer l’écœurement dans lequel nous a laissé la précédente. Plus de place pour la bûche ? On passe aux fruits confits ! Noureev adopte la même technique que pour le réveillon : les perruques sont too much ? Habillez les danseurs en rose bonbons, les perruques n’y paraîtront plus. Et pour effacer ce pastel, faites appel aux pierres précieuses criardes. More is less.

 

Dancing in awe

Awe : crainte et admiration. Les yeux du spectateur pétillent, la gorge du danseur se noue. Ou plutôt de la danseuse qui, de l’adage à la rose, voit surtout les épines. Le sourire ultra bright ultra figé d’Aurélia Bellet m’a fait poser les jumelles : il n’est pas très charitable de scruter une danseuse dans une prise de rôle pareille où, à peine mise en jambe, elle est déjà en plein morceau de bravoure. De fait, la princesse a bien du mal à se passer du soutien de ses soupirants et n’a pas franchement l’attitude royale. On serre les fesses pour elle, en priant pour que ça passe – tant et si bien qu’un adage à la rose se révèle plus efficace qu’une séance de stimulation abdominale avec ces appareils pourvus de ronds à patcher sur le corps, qu’on trouve dans les catalogues de vente par correspondance. Sitôt l’adage terminé, tout s’arrange pour l’héroïne, qui débute la variation suivante par un magnifique équilibre arabesque. Le spectateur se contractera encore une ou deux fois, lors de tours en peu trop entraînants, par exemple, mais se trouve globalement prêt à apprécier le jeu très frais de la princesse et les variations de ses invités.

 

La cruauté des contes ou du tsar ?

Les fileuses du royaume épargnées après avoir été condamnées à mort car prises en flagrant délit de port de quenouille ; pas de viol mais un chaste baiser pour réveiller Aurore ; une fin heureuse, où ils se marièrent et eurent beaucoup d’animaux… cette version est somme toute conforme à l’esprit Disney. Le sadique, dans l’histoire, est sans conteste Noureev : il a transposé la cruauté des contes dans la danse en chorégraphiant des variations franchement ingrates. Pleines de changements de directions en contradiction avec l’élan du corps, de sautillés sur pointes, de dentelles techniques, elles paraissent au mieux de simples danses un brin maniérées, au pire de plats enchaînements quelque peu désordonnés. Comment voulez-vous ne pas réveiller chez la balletomane le goût du pinaillage ? Ouh, les deux poum poum bien distincts des pointes à l’arrivée d’une sissonne, censée se fermer sur les deux pieds en même temps… Mais peut-être est-ce là une manière d’éviter la virtuosité tape-à-l’œil et de s’assurer que les interprètes ne volent pas la vedette au spectacle lui-même. Un raffinement suprême pour l’avant-dernier ballet de Noureev, qui devait savoir que, pour le « grand public », la danse doit avant tout être un grand spectacle divertissant. Et pour la balletomane qui découvre ce plaisir nouveau1

 

… Noureev will be Noureev

Est-ce la proximité temporelle ? Je ne peux pas m’empêcher de voir le tigre de La Bayadère dans le chevreuil de La Belle, et l’Idole dorée dans l’Oiseau bleu, comme variation masculine ayant tendance à éclipser les solistes principaux. C’est la structure des grands ballets du répertoire qui vaut ça, me direz-vous, et l’on pourrait aussi voir dans les dessins des ensembles les figures géométriques des cygnes, utilisées de manière encore plus fluide et dynamique – raison pour laquelle voir le spectacle du second balcon reste plaisant, même si la hauteur « aplatit » la danse. Ma position surplombante m’a d’ailleurs rendue plus admirative encore d’Axel Ibot, qui semblait vraiment voler dans l’Oiseau bleu. Je l’aurais volontiers étoilisé, tenez ! Mais la prestation princière de Vincent Chaillet n’a pas suffi à confirmer les rumeurs sur la nomination du premier danseur, alors un sujet, on a le temps d’y penser… Puisqu’on est dans le name dropping, je me dois de mentionner Charline Giezendanner, parfait canari. Comme quoi, les noms d’oiseaux… Il ne reste plus qu’à espérer que le petit page, tombé raide évanoui sur le nez, se soit vite remis pour que tout le monde ait effectivement passé une bonne soirée.

 

1 « Je n’avais encore jamais croisé sur ma route un ballet qui me remplisse de joie sans faire appel ni à la pureté du style, ni à l’émotion, ni à la moindre faculté cognitive. » Impressions Danse 
À lire aussi : la princesse Aurore était hémophile, la vérité enfin révélée par Amélie.

Des étoiles sans constellation

Comme il y a la micro- et macro-typographie, on pourrait dire qu’il y a la micro- et la macro-chorégraphie. Qu’il s’agisse de mise en page, de danse ou de littérature, le style se déploie toujours à plusieurs niveaux. Mais tout le monde n’est pas Proust, à bâtir une cathédrale avec une minutie d’orfèvre. Entre la phrase et la structure, il y a souvent un niveau qui l’emporte sur l’autre : pensez par exemple aux procédés rhétoriques de Victor Hugo ou à l’organisation des points de vue chez Stendhal. Et parfois, l’accent est mis sur l’un au détriment de l’autre. C’est malheureusement ce qui est arrivé dans Constellation, où Alonzo King se révèle un brillant micro-chorégraphe mais un macro-chorégraphe relativement médiocre. 
 

Macro-chorégraphie

Alonzo King doit être leibnitzien sans le savoir, car Constellation constituer une parfaite illustration de la théorie de l’harmonie universelle. L’exploration de la thématique stellaire conduit le chorégraphe à des instants de toute beauté (lorsque les bras des danseurs, plongés dans l’obscurité, sont métamorphosés en antennes d’insectes extraterrestres par la magie des balles lumineuses qu’ils tiennent dans leurs mains) comme à des passages franchement poussifs (et vas-y que les danseurs s’enguirlandent dans un rideau de LED), sûrement pour compenser les moments où la thématique est totalement perdue de vue.

N’espérez pas trop non plus trouver un fil directeur dans la bande sonore, malgré la présence intermittente sur scène d’une mezzo-soprano : musique et danse n’entretiennent qu’un lien ténu. Induire le détachement du regard, devenant contemplation, par celui des sons et mouvements n’est en soi pas une mauvaise idée mais il faut se rendre à l’évidence – n° 1: cela ne fonctionne vraiment qu’avec Bach ; n° 2 : il est difficile de tenir plus d’une heure. Les tourbillons ralentissent le temps, la musique agrandit l’espace et le spectateur est bientôt perdu, cherchant vainement à s’orienter parmi des étoiles, toutes devenues comètes. 
 

Micro-chorégraphie

Imaginer la classe à partir du spectacle donnerait : une barre, vingt-cinq exercices de tours et dix de sauts. Les corps se torsadent, s’enroulent sur eux-mêmes… Alonzo King est d’une inventivité folle dans les tours, où culmine son art de la spirale. Au-delà de la technique classique, depuis longtemps intégrée et dépassée par les douze danseurs de la compagnie, on distingue même des emprunts au patinage artistique et à ses pirouettes à n’en plus finir. Les muscles, constamment sollicités, dessinent des corps fuselés, magnifiques dans toutes les nuances de mouvement et de peau – débarrassée des classiques collants. « Alonzo sait transformer chacun de ses danseurs en soleil radieux » et c’est là, seulement, que se découvre la seule constellation qui vaille : la compagnie. Encore que la chorégraphie peine à les relier. Même quand elles sont toutes visibles en même temps, ce sont des étoiles solitaires que l’on observe, à l’exception notable du pas de deux précédant l’entracte. Les lois de l’attraction et de la gravité y lient intimement les deux danseurs, qui s’épaulent autant qu’ils se manipulent – indéniablement le plus beau moment du spectacle.

 

Les constellations ne sont peut-être pas si propices à la danse qu’elles y paraissent (cf. les affreuses Pléiades d’Alban Richard, qui pour le coup possédait une structure mais absolument aucun vocabulaire chorégraphique, réduit à la marche). Vivement que les planètes se ré-alignent pour nous donner à voir la compagnie dans une autre pièce !

Mit Palpatine
À lire : les Balletonautes, qui n’ont pas franchement décollé
À voir : extraits

Ce que le balletomane occidental ne voit pas de lui-même

À propos du Ballet national de Chine, il y a deux mois au théâtre du Châtelet.

 

À chaque fois qu’il est question de relation entre danse et politique surgit Le Détachement féminin rouge, qui dispute également à Épouses et concubines le titre de grand ballet classique chinois, au sens occidental du terme. Autant dire que j’étais très curieuse de voir et que je n’étais pas la seule. Pour autant, ce ballet ne saurait se résumer à une curiosité que l’on bazarderait dans un coin de son blog comme dans un de ces cabinets du xviiisiècle : si l’on veut bien s’y frotter un peu, on remarque que cet objet insolite a tout d’un miroir, qui reflète notre tradition occidentale du ballet, et d’un miroir sans tain, qui plus est, qui laisse apercevoir la manière dont la Chine s’approprie des traditions qui ne sont pas les siennes, adoptant les codes de l’Occident sans en adopter les valeurs.

Comme à peu près tout ballet du répertoire, l’intrigue du Détachement féminin rouge peut se résumer en une phrase : une servante se libère du joug des propriétaires terriens qui l’asservissent et rejoint la phalange féminine de l’Armée rouge, qui fera bien évidemment triompher le communisme, non sans quelque sacrifice héroïque. Sur cette trame somme toute maigre vient se greffer l’attirail du ballet classique, avec variations des solistes, ensembles tirés au cordeau et avancée narrative à coups de pantomime. On y trouve beaucoup de petits pas mesurés, à la manière des pas glissés que l’on peut voir dans l’opéra chinois, et de têtes inclinées, peu compatibles avec la technique classique qui utilise la projection du regard pour tenir le mouvement (mais quand on danse Le Lac des cygnes sur les épaules et la tête de son partenaire, on ne s’arrêtent pas à de tels détails) mais qui donnent à sentir la prégnance de l’humilité dans les cultures asiatiques. La stylisation n’est jamais loin de la simplification : on nous donne à voir une culture folklorisée, beaucoup plus simple à assimiler puisqu’elle assume déjà notre point de vue d’Occidentaux. Le Détachement féminin rouge est ainsi à la Chine ce que La Bayadère est à l’Inde : on a simplement remplacé les jarres par des sacs de riz.

Les tableaux créés sont redoutablement efficaces ; la salle entière éclate en applaudissement lors d’une traversée des danseuses en grands jetés, l’une après l’autre, comme les balles des fusils qu’elles mettent en joue (Diane et Actéon s’est bien modernisée). Ce passage m’est resté en mémoire comme emblématique du ballet : d’une part, le défilement ininterrompu des danseuses ressemble au déroulé d’un zootrope, rappelant ainsi que le ballet est l’adaptation d’un film ; d’autre part, le défilé militaire met en lumière l’un des fondements de la danse classique : la discipline. S’il est rare que le corps de ballet incarne sur scène un corps d’armée, il n’en partage pas moins un certain nombre de caractéristiques communes comme les alignements ou la synchronisation, raffinées à l’extrême (que l’on pense par exemple aux barèmes de taille et de poids pour rentrer à l’école de danse de l’Opéra de Paris) – un véritable bataillon de ballet. Armée de l’air ou de sylphides, l’envol est toujours strictement encadré, limité1 : la vitesse à laquelle les danseuses se succèdent les oblige à faire des grands jetés beaucoup plus longs que hauts. Sur ce plan-là, Opéra de Paris ou Ballet national de Chine, même combat.

La différence fondamentale par rapport au ballet occidental est que la transgression d’Icare ne constitue même plus une tentation : alors que, sous nos latitudes, le corps de ballet sert d’écrin à une soliste que son partenaire aide à défier la pesanteur en la portant, il est le sujet même du ballet. Le Détachement féminin rouge exalte la force du groupe ; l’individu ne s’en distingue pas, sinon comme figure exemplaire, qui tient plus du mythe que du héros. La suprématie du groupe sur l’individu se traduit par l’absence de pas de deux, pourtant un élément essentiel de tout ballet classique (occidental), au point que de nombreuses pièces néoclassiques ne sont plus constituées aujourd’hui que d’une succession de pas de deux. Ce n’est pas un hasard si le chorégraphe, qui maîtrise parfaitement les codes du ballet classique, les a remplacés par des pas de trois (entre l’héroïne et les deux soldats qui la trouvent ; entre l’héroïne, le chef et la cheftaine du bataillon… seule exception : un duo de deux femmes, deux camarades, donc). L’amour, auquel est majoritairement associé le pas de deux dans les ballets du répertoire, est potentiellement source de troubles pour l’ordre social : le prince Albrecht séduit une simple paysanne ; la fille mal gardée agit en cachette de sa mère ; ne parlons même pas de Roméo et Juliette… La tendance des amoureux à se soustraire à la société fait de l’amour une valeur délicate à reprendre au compte de l’idéologie communiste, où chaque relation devrait dans l’idéal inclure un tiers (l’État communiste). En même temps, l’abstraction se communique bien moins aux foules que le sentiment : les pas de trois laissent ainsi affleurer le pas de deux sous surveillance, et l’on prend bien soin de tuer la passion dans l’œuf, en sacrifiant le héros (le prince, dans le schéma des contes) sur l’autel de l’héroïsme (l’exemplum idéologique) – il n’était héros qu’au sens dramaturgique du terme : un personnage principal. Au bout de la formation en V, le drapeau communiste a remplacé le prince.

Cette capacité à reprendre les structures du ballet classique sans en reprendre les valeurs (ou plus simplement, les histoires, l’imaginaire) est fort surprenante, car il ne s’agit pas seulement d’un vocabulaire chorégraphique (dans lequel néoclassiques et contemporains ont pioché à loisir) mais de la structure même du ballet, en actes, variations, ensembles et pantomime. Or cette structure, on ne l’a pour ainsi dire jamais vue à nue ; lorsque des chorégraphes classiques occidentaux la reprennent aujourd’hui, ils reprennent en même temps les thèmes qui lui sont habituellement associés (La Source, Le Petite Danseuse de Degas…). À la surprise de voir ainsi notre ballet décortiqué s’ajoute celle de voir avec quelle habileté la récupération est opérée : dans la structure vidée de ses valeurs, d’autres valeurs sont placées, comme interchangeables – exactement comme la Chine a repris la structure capitaliste de l’économie en remplaçant le libéralisme que nous lui avions associé par l’idéologie communiste. La facilité avec laquelle ce pays adopte les codes de notre société sans être affecté par les valeurs qu’ils véhiculent suggère que nous n’aurons aucun mal à nous laisser berner par leur occidentalisation très superficielle. Il n’y a qu’à voir la manière dont nous nous sommes rendus au spectacle, la manière dont nous avons capitulé devant l’énergie qui y était déployée, après avoir souligné que, quand même, c’est affreusement kitsch.

L’utilisation massive de ce terme par la critique et les blogueurs m’a fait tiquer : hors Europe de l’Est, le kitsch est habituellement perçu comme une notion esthétique ; or, il prend ici le sens que lui donne Kundera, « un paravent qui dissimule la mort2 » qu’on utilise pour exclure « de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable3 ». Le kitsch politique du communisme4 réside dans la négation de toute résistance de la réalité à sa doctrine et le camouflage de l’inacceptable parole des dissidents derrière un paravent de propagande. Mais les spectateurs ont-ils seulement conscience de la pertinence du terme qu’ils emploient ? La qualification, souvent étayée par la mention des costumes ou du passage où le héros meurt sous le feu de petites flammèches ridicules, vise bien dans les esprits le sens premier du terme : l’esthétique. Les spectateurs condamnent tour à tour l’esthétique kitsch du ballet et la visée propagandiste du ballet sans s’apercevoir de la contradiction qu’il y a alors à apprécier le spectacle : si, dans le cadre d’une œuvre de propagande, dont on ne peut démocratiquement pas prétendre aimer le fond, on n’aime pas non plus la forme, que reste-t-il ? La découverte d’une curiosité, s’empresse-t-on de répondre. Mais alors, pourquoi s’amuse-t-on, au point d’applaudir au milieu de la traversée en grands jetés ?

À ce stade de la réflexion, soit on est obligé de réhabiliter l’esthétique et d’avouer que les tableaux dansés trouvent grâce à nos yeux, soit on doit envisager le kitsch dans son aspect politique – ce qui revient finalement au même : à reconnaître la force d’attraction du kitsch, qui lie esthétique (le beau) et morale (le bon) dans un semblant de platonisme. On a beau le condamner, il ne cesse de nous fasciner :

« À l’instant où le kitsch est reconnu comme mensonge, il se situe dans le contexte du non-kitsch. Ayant perdu son pouvoir autoritaire, il est émouvant comme n’importe quelle faiblesse humaine. Car nul d’entre nous n’est un surhomme et ne peut échapper entièrement au kitsch. Quel que soit le mépris qu’il nous inspire, le kitsch fait partie de la condition humaine5. »

On a beau jeu de s’amuser de la réception premier degré du parterre de dignitaires chinois, qui arborent tous un brassard comme signe d’appartenance au parti ; l’insistance avec laquelle on condamne le message politique de l’œuvre et l’on tourne en dérision la propagande qui, évidemment, n’a aucun effet sur nous, démocrates que nous sommes, indique que nous n’échappons pas plus au kitsch droits-de-l’hommiste :

« Le besoin du kitsch de l’homme-kitsch (Kitchmensch) : c’est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue6. »

Un bon spectacle et une bonne conscience pour le même prix, ce n’est pas beau, ça ? Le kitsch des autres est reposant, il nous empêche de voir le nôtre (ou alors, c’est juste parce que je n’ai pas encore de place pour La Belle au Bois dormant) et instaure un semblant d’entente en s’adressant à lui : « La fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch7. » Sûr qu’on s’entendra plus facilement sur un ballet de propagande que sur la peine de mort !

À lire aussi, la critique de Rue89.

  

1 L’idée est développée dans La Fabrique de l’homme occidental, un documentaire réalisé à partir du livre éponyme de Pierre Legendre. Du coup, je ne devrais pas tarder à me mettre à la lecture de La Passion d’être un autre. Étude pour la danse, du même auteur – auquel j’ai également piqué l’idée du titre à partir de Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident

2 Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être, édition Folio, p. 367.

3 Idem, p. 357.

4 « Ce qui lui répugnait, c’était beaucoup moins la laideur du monde communiste […] que le masque de beauté dont il se couvrait, autrement dit, le kitsch communiste. » Idem, p. 358.

5 Idem, p. 372.

6 Kundera, L’Art du roman, p. 160.

L’Insoutenable Légèreté de l’être, p. 363.

Concours du corps de ballet de l’Opéra, acte I

Les places sont chères

Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas au sens propre. Si les places sont chères, pour les spectateurs comme pour les danseurs, qui entrent en compétition alors que peu de postes sont à pourvoir, c’est qu’on n’y entre que sur invitation. La chasse à l’invitation se prépare bien en amont ou, comme cela a été mon cas, totalement à l’arrache : @corpsetgraphies m’a proposé sa place la veille au soir pour la journée des garçons. Pour celle des filles, cela s’est fait encore davantage à la dernière minute : le matin même, dans la ligne 14, j’ai griffonné cherche une place sur mon carnet, en épaississant les lettres pour qu’on ne puisse pas louper la supplique de la balletomane anonyme, et je l’ai brandi sur les marches du Palais Garnier (du côté ensoleillé, faut quand même pas déconner) jusqu’à ce qu’une dame se fasse Père Noël, en distribuant quatre ou cinq places d’un coup.


En prendre bonne note

Tu ne crois pas que c’est une quadrille ? demandé-je en indiquant une fille du menton dans la loge d’à côté. Elle a une tête de danseuse… Réflexion idiote : 90 % de la salle fait de la danse (les 10 % restants étant les papas des danseurs). La seule manière de reconnaître une balletomane anonyme dans le lot, c’est de voir si elle annote son programme ou gribouille frénétiquement dans un petit carnet à chaque variation.

C’est très drôle de jouer au jury, ma fibre de correctrice jubile. Mais au bout de quelques temps, on commence à ne pas trouver ça très sympa de noter que untel ne tend pas ses pointes ou que tel autre a achoppé à la fin de sa variation, très bien dansée par ailleurs. Du coup, le petit carnet se trouve bientôt couvert d’annotations du genre « Oui mon général ! » (Germain Louvet), « Chemise flottante, du panache ! » (Hugo Marchand), « Roméo fatigue vite mais je veux bien faire Juliette » (Antonio Conforti), « Si la Linea était un beau gosse » (Grégory Dominiak) ou « Prestance et sexytude » (Axel Ibot). Cela dégénère avec une multitude de oui, avec capitales et/ou points d’exclamations : « OUI ! », « Oui ! Encore ! » ; et ça finit avec des petits cœurs partout.

Du coup, il y a quelques occasions qui peuvent vous empêcher de prendre des notes (outre le stylo bic qui n’a pas écrit pour une coryphée, ce dont je ne me suis pas aperçue dans le noir). Malgré une notation enthousiaste à base de ++, +++, Fabienne n’a pas eu le cœur de rouvrir son carnet alors que Letizia Galloni s’est installée dans la loge pour voir la suite du concours, toute triste d’avoir fini sa variation en coulisses. Et quand, à peine assise pour les sujets hommes, la femme magnifique qui s’avère être la maman d’Axel Ibot vous prend à partie devant son fils : « Elle était bien sa variation, hein ? », vous bredouillez un truc en pensant à ce que vous avez noté et décidez de faire travailler votre mémoire pour le reste de la journée.