ABT 2 : le Sadler’s Wells au galop

Deux jours plus tard, les mêmes, plus Pink Lady. Le premier balcon est à moitié vide et comme les gens s’obstinent à ne pas se descendre sur deux rangs laissés entièrement vides, nous nous replaçons au milieu du milieu : tous les danseurs rien que pour moi.

Cela faisait longtemps que je voulais voir Thème et variations, qui figure parmi les premières images de danse que j’ai collectées et devant lequel j’ai rêvassé (pour ma défense, je tiens à préciser que les costumes étaient loin d’être aussi kitschounes que ceux que l’ABT nous a sortis) en les classant et reclassant dans un gros classeur vert et ses pochettes plastiques. C’était le début d’internet, quand on trouvait encore merveilleux qu’un simple texte et trois photos bien fixes apparaissent en cinq minutes de chargement, et quand j’ai découvert toutes les photos de danse auxquelles j’avais ainsi accès et qu’en plus je pouvais, ô joie, les imprimer, je ne me suis plus sentie… jusqu’à ce que la cartouche d’encre couleur meurt sous le coup des (déjà) nombreux sites de danse et entraîne une relative restriction – modération à tout le moins.
Effectivement, le ballet se prête bien à la photographie, surtout durant le long adage de la soliste au milieu d’un écrin froufrouteux (les tutus des danseuses en piétinés, bras emmêlés pour des formations à configuration multiple).

 

 

Le reste du temps, la rapidité doit certainement rendre la chose un peu plus difficile, mais les figures symétriques et les alignements militaires des tutus guimauves continuent à rendre photogénique ce ballet que Gillian Murphy et David Hallberg ont mené tambour battant. Avec sa ligne fine, élégamment musclée, terminée par un coup de pied à faire pâlir d’envie n’importe quelle fille, le danseur se glisse aisément dans le rôle du prince charmant, sans pour autant se fondre dans le décor cliché des chandeliers. Gillian Murphy s’en sort bien, surtout pour une rousse dans une meringue rose, et orchestre le feu d’artifice final, lorsque le corps de ballet masculin rejoint le féminin et que ça pirouette, tour en l’air et jette grandement. La musique me rappelle curieusement la danse espagnole (ou alentour) du Lac des cygnes ; Palpatine me dit que c’est normal, que Tchaïkovsky recyclait souvent ses fonds de tiroir. La grande diagonale des couples défilant me rappelle les Diamants des Joyaux ; je me dis que ce doit être normal, Balanchine chorégraphiait toujours à l’image de la musique…

À l’entracte, je profite de mon plat thaï tellement spicy (qu’il fallait donc traduire par « pimenté » plutôt qu’ « épicé ») que j’ai pris le piment pour du poivron pour enfin goûter les petits pots de glace des théâtres londoniens ; Toffee hazelnut, ma foi, je recommencerai bien. Léchant ma cuillère, je suis bêtement les deux zigotos qui se lancent dans une opération de replacement ninja au parterre, forcément sur le côté. J’ai ensuite regretté : je préfère être un peu plus loin mais bien centrée plutôt que proche et sur le côté, ai-je pu vérifier. Outre que les Américains ont un sens de l’espace qui s’apprécie mieux en hauteur (ils dévorent la scène- ce doit être l’habitude des grands espaces), je me sens laissée de côté lorsque les danseurs portent leur regard au loin, tandis qu’en haut, au centre, ils dansent pour moi. À cet accès d’égocentrisme s’ajoute le fait que j’ai l’impression de passer à côté ; la tête du bonhomme devant moi, quoiqu’elle ne me dérangeait pas à proprement parler pour voir me ramenait à la salle dès qu’elle bougeait et il est très désagréable d’être sans cesse sorti du ballet, surtout quand il est narratif et joue sur les émotions.

 

 

              Le jardin aux lilas d’Antony Tudor, en effet, est bâti sur une trame narrative simple : dans un jardin, à la veille de ses noces, une femme revoie une dernière fois son amant tandis que son futur mari écarte définitivement son ancienne maîtresse. Plus qu’une histoire (Palpatine et Pink Lady se sont plaint de perdre le fil narratif), c’est une situation : au milieu des invités, quatre personnes pour trois couples qui ne peuvent exister en même temps, celui qui subsiste encore (la femme et son amant) se diluant entre celui qui n’existe plus (le mari et le maîtresse) et celui qui n’existe pas encore (les futurs mariés), le seul auquel une quelconque réalité soit permise. Ces contradictions donnent lieu à des inventions chorégraphiques remarquables, quoique discrètes, tout en finesse. L’entrevue avec son amant sans cesse retardée puis interrompue par les invités, la future mariée (Melanie Hamrick, très expressive) se retrouve seule et désemparés, bras ballants le long du corps, les mains qui voudraient bien se tendre vers quelqu’un mais que le poignet décolle à peine de la robe et qui restent les doigts recroquevillés sur la paume tournée en suppination (muette supplication à peine esquissée) ; un pied repassé devant l’autre en cinquième change son épaulement et elle cherche de l’aide à droite et à gauche – en vain, et elle part en petites arabesques à la Willis, plus traînées que sautées, la jambe tendue derrière elle au ras du sol, longue : longing. Plus tard, comme Myrtha mais en avant-scène, elle traverse le plateau en menés et ses mains descendent en frémissant le long de son buste, mouvement de palpitation.

 

Pas sur le front, la main, sur la bouche :
ce n’est pas un moment d’abandon, ou alors d’abandon angoissé ;
plus tard, plus tôt, en arabesque, elle se la mord presque.

              Tout n’est pas centré uniquement centré sur la future mariée et l’ancienne maîtresse (Veronika Part) , loin d’être une vamp’ sans pitié (quoique sa robe violet éclatant, parmi des invitées vêtues de couleur pâles ou sombres mais effacées, pourrait en faire une empoisonneuse d’existence) est une femme abandonnée pour son amant, plus seule encore que la future mariée qui doit se résoudre à abandonner le sien mais conserve toute son affection (quand bien même celle-ci ne sera bientôt plus qu’un souvenir). La violence avec laquelle elle se jette au-devant de son ancien amant rend presque fades les élans de passion de la future mariée (je préfère les moments contraints, soit qu’ils soient contenus par pudeur, soit qu’ils soient contrariés par un autre ou par un devoir envers soi-même – allez donc lire cette critique, et celle du premier programme aussi, pour l’humour british). Lorsque sa maîtresse se retrouve dans ses bras, le futur mari ne la retient pas : il l’arrête – dans les airs, raide. Il y a cette façon désespérée de vouloir recréer ce qui n’est plus, de forcer de la main la tête de l’homme à se tourner vers son visage alors que le bras qui la retient en pâmoison ne porte plus qu’un fardeau ; de chercher un appui qu’il n’offre plus et laisse tout au plus à disposition, indifférent, rendant le pas de deux caduque et ses tentatives maladroites, comme un élève qui cherche la barre dans son dos pour ne pas avoir à risquer l’équilibre en se retournant. Ou encore ce développé à la seconde, légèrement au-dessus de 90°, et qui, dans son équilibre, pointe l’aspiration du désir inassouvi.

 

               Tout cela et cent nuances encore s’entraperçoivent dans ce jardin aux lilas, éclairé par la lune qui filtre à travers le feuillage. Peu avant la fin, la scène se fige avec tous les protagonistes en train de se faire leurs adieux – courtois ou déchirants- et la jeune femme s’en détache pour aller donner un dernier baiser à son amant ; mais elle ne parvient pas à se glisser dans ses bras immobiles, à se rapprocher jusqu’au baiser, un obstacle invisible l’en empêche : le fantasme lui-même n’est pas assez malléable et résiste à lui accorder, ne serait-ce que l’instant d’un rêve, cette issue défendue. Le tableau se ranime, le mari referme la main que sa future femme a laissé s’attarder tendue vers son amant après avoir ainsi salué chacun des invités, et la rabat doucement contre elle pour lui prendre le bras, dignement.
              Donc, non, ce n’est pas une petite pièce mièvre et brouillonne. Tout juste à l’image du Poème de Chausson, délicatement articulé.


Tchaïkovsky pas de deux m’a un peu consolée d’être descendue, car un couple seul s’apprécie mieux de près, même si le petit sourire coincé de Daniil Simkin n’était pas indispensable. Avec Isabella Boylston , il a fait du pas de deux une miniature : c’est ciselé, bondissant malgré la rapidité prodigieuse mais, ce qui n’est certes pas sans aider, l’un et l’autre ne sont vraiment pas grand, et lui pas bien vieux. C’est un délicieux bonbon de gala mais ne me laissera pas grand souvenir.

Nouvel entracte, j’en profite pour remonter et m’asseoir toute seule en plein milieu de la rangée : à moi le plateau ! Bon, en fait, Company B, de Paul Taylor n’est pas ce que j’ai préféré de la soirée. La chorégraphie aux zestes de danses populaires des jeunes dans les années cinquante n’est pas sans me rappeler l’énergie du NYCB dans West Side Story mais ce n’est pas aussi emballant. Beaucoup d’humour, de l’intello qui roule des mécaniques ou beau gosse joyeux branleur en passant par les jeunes filles amoureuses nœuds dans les cheveux, jupes au genou et chemisiers blousants, et une métisse pour qui les garçons se roulent par terre, mettent en route cette « mauvaise troupe » ; un rythme uniformément endiablé sur des chansons à pulsation régulières qui ne le sont pas forcément aplatit un peu l’ensemble, pour un résultat qu’on voudrait éclatant mais qu’on trouve à regret en demi-teintes. Cela ne m’a pas empêchée de chantonner la dernière chanson (dont je devais tout de suite connaître quatre paroles – c’est le pire) sur tout le trajet retour jusqu’à la gare.

 

 

Après Béjart, Gil Roman

 

Le titre du documentaire d’Arantxa Aguirre apparaissait à l’écran comme sous-titre pour « le cœur et le courage ». À croire que la citation de Cervantès n’est plus valable sortie d’Espagne et que tous les petits Français, qui ont pourtant répété (la bouche) en chœur « Rodrigues, as-tu du cœur ? », sont incapables de comprendre l’étroite relation que les deux termes entretiennent. On s’en doutait déjà pour avoir vu le best-of L’Amour la danse : le cœur n’est jamais mièvre chez Béjart et les danseurs ont même intérêt à l’avoir bien accroché. Car ce qui transpire rapidement de ce documentaire, après un premier temps d’hommage où les témoignages se succèdent en laissant un même écho sonore, « maître », « générosité », « humanité »1, c’est la force incroyable que le chorégraphe exigeait de ses danseurs et qu’il leur découvrait, à leur propre étonnement, au-delà de l’épuisement. C’est cet effort constant, constamment renouvelé, sans cesse repris et intensifié qui me touche, davantage que les effets de ralenti, de cadrage ou de lumière dont use la caméra pour jouer sur l’émotion. Les danseurs du Béjart Ballet Lausanne sont venus du monde entier (une des rares troupes à être si bigarrée – les interviews révèlent une vraie tour de Babel) pour être ses danseurs et c’est en continuant à danser avec le même acharnement qu’ils lui rendent hommage, bien plus que par leurs mots- mausolée.

Il s’agit toujours de recommencer : la compagnie, qui reposait sur un nom et doit à présent transmettre un style ; la création, par laquelle ce dernier sera perpétué et enrichi ; le mouvement, encore et toujours, au plus juste. Et Gil Roman de ne lever la séance de répétition que lorsque Elisabeth Ros, cette géante qui semble d’une solidité infaillible, s’étale de tout son long, fauchée par la fatigue, la pointe qui s’est dérobée. Cela pourrait paraître inhumain à certains, mais se reprendre tous les jours, prendre sur soi et reprendre sur soi le mouvement jusqu’à ce qu’il aille, comme un vêtement, cette volonté de puissance, c’est bien autre chose : c’est surhumain. L’humain qui travaille son imperfection, voilà le danseur. Et voilà Gil Roman, qui se retrouve soudain avec cette compagnie, à devoir justement se retrouver, avec ses doutes et son angoisse démultipliés en chacun des danseurs, et cependant s’oublier pour les faire progresser, pour que cela marche et que cela danse. Surtout continuer à avancer, surtout ne pas se retourner sur le passé, c’est ce que lui avait dit Béjart. S’éloigner du maître est nécessaire pour ne pas le trahir, mais douloureux. Il faut quitter les terres connues et naviguer à vue, en eaux troubles.

Alors qu’on le voit descendre facilement une cartouche de cigarettes en l’espace de quelques interviews (quelques jours ou quelques heures), le visage de Gil Roman se trouve pétri d’expressions humaines aussi nuancées qu’elles le sont d’ordinaire à travers le corps des danseurs ; appréhension, angoisse, abattement, remarques désabusées font rire malgré tout car jamais rien ne semble entamer l’espoir, pas même le désespoir d’un décor entièrement à revoir lors de la générale (c’est même seulement là qu’on peut savoir qu’il s’agit d’espoir). C’est à mon sens là tout l’intérêt de ce documentaire que de nous montrer un homme seul, seul depuis le début, et un peu plus encore maintenant, à présent que la Symphonie pour un homme seul, qui ouvre le film presque sur un baisser de rideau (l’entrouvre), se poursuit hors de la scène. Et si c’était par la fin que tout commençait… pourquoi pas.

1On pourra remercier Julien Favre de ne pas savoir bien s’exprimer qu’avec son corps.

Volatiles et volatilité : Uliana Lopatkina dans le Lac des cygnes

Le Lac des cygnes ne représente pas pour moi le ballet par excellence et je ne me serais certainement pas battue pour aller voir Emilie Cozette mais refuser une place pour Uliana Lopatkina quand Pink Lady vous l’offre sur un plateau eut été cracher dans la soupe. D’autant que la soirée attire la balletomane et que les blogueuses se sont donné rendez-vous pour se rencontrer. Sachant que Pink Lady me connaissait et que je connaissais Amélie, il a suffit de trouver celle-ci pour être présentées à Cam’s, Fab et plus tard, au Petit Rat. Rajoutez la sympathique terreur des Pass’ et une B#1 qui a surgi de nulle part et vous obtenez un groupe de gentilles hystériques qui débriefent dès l’entracte.

 

La distribution était ce que j’appelle, passez-moi l’expression, une putain de distribution, qui ne s’est pas contentée de donner à la guest star russe José Martinez comme partenaire. Afin que mes hormones ne viennent pas perturber ce compte-rendu et que celui-ci ne soit pas sans cesse interrompu par des éclats d’enthousiasme digressifs et régressifs, je regrouperai toute mon admiration baveuse en une partie distincte.

Au premier coup de jumelles braquées sur José Martinez, je tombe sur le derrière, juste derrière, sur Héloïse Bourdon : la soirée commence bien. Comme je ne dirai jamais assez combien cette fille est magnifique (et magnifique danseuse, cela va de soi), il suffira de préciser que l’ayant retrouvée dans les quatre grands cygnes, j’ai assez rarement regardé les trois autres. Quand de surcroît elle est accompagnée d’Allister Madin dans la Czardas du troisième acte, imaginez le délice.

Eh oui, je suis éperdue d’admiration pour Héloïse Bourdon ; mes hormones ne sont pas l’unique cause de cette béatitude baveuse, tout au plus des catalyseurs. Si l’on pourrait se rouler aux pieds d’Audric Bezard en toréro (dans la veine de José Martinez dans le Tricorne), c’est avant tout parce qu’il y a dans son dos et dans ses mouvements retenus une puissance folle. La preuve, c’est que ses cheveux gominés étaient affreux mais qu’on n’en regardait pas plus son acolyte à la belle gueule pour autant – sauf Pink Lady mais c’est qu’elle a un faible pour Florian Magnenet. Heureusement que leurs partenaires avaient des variations durant lesquelles ils disparaissaient, sinon je ne les aurais jamais vues. Vous comprendrez maintenant aisément pourquoi la vidéo de ballet est un pis-aller : la caméra n’est jamais là où on voudrait et, parce qu’elles ne regardent pas la même chose au même moment, deux personnes ne voient jamais le même ballet. Une subtile manière de vous inviter à aller lire les autres balletomanes-blogueuses, vous en conviendrez.

Notre enthousiasme ne doit pas épargner Emmanuel Thibault que l’on ne voit guère, comme le fait remarquer Amélie, que dans des pas de trois. C’est fort regrettable car il suffit de le voir faire une préparation (pas les tours, pas les sauts, la préparation, bras ouverts, regard franc, présence forte) pour liquider le soupçon de pure virtuosité qui pèse sur lui. Non, malgré son ballon, ce n’est pas du cirque (critique aussi injustifiée pour le danseur que pour le cirque, pourrait vous dire quelqu’un comme Sara, qui déniche des troupes avec un vrai sens artistique – j’avais trouvé fort pertinent de critiquer le comparant de la critique même, dans un dossier de Lire consacré à Boris Vian, en disant qu’en faire l’auteur de ‘romans d’adolescent’ était aussi réducteur pour le livre que pour ses lecteurs).

Si José Martinez, avec sa sensualité distante, pourrait très bien figurer dans cette liste de Noël, je crois néanmoins que nous pouvons poursuivre – ou débuter, selon ce qu’on attend d’un compte-rendu.

 

Premier acte : quelques colonnes massives et la cour plante le décor social. Du courtisan lambda à la reine et son fils en passant par les chevaliers et les prétendantes, la hiérarchie est imposante et aussi stratifiée que celle du corps de ballet, des demi-solistes et des étoiles (par leur rôle sinon par leur titre car à l’opéra des sujets peuvent tenir le rôle d’étoile et des étoiles être distribuées en demi-solistes). Entre les valses aux motifs complexes avec ces dames et la danse policée des guerriers (que de force contenue, hum ! Mince, j’étais censée avoir bavé en première partie pour ne pas en mettre partout ensuite), les hommes sont résolument des chevaliers : courtois envers leur dame et prêt à pourfendre l’ennemi avec noblesse et panache. Au vu de ces attentes sociales, le Prince est un peu à la masse et sommé par sa mère de devenir un homme : pour ce qui est de l’homme de cour, une arbalète fera l’affaire (faudrait voir à ne pas abîmer son beau pourpoint – ces accessoires, lyre dans Apollon musagète, arc dans Sylvia et donc arbalète dans le Lac, donnent toujours l’air un peu idiot) ; quant à l’homme de cœur, c’est justement le moment de choisir une épouse. Il va y penser, va y penser, mais pour le moment il préfère aller jouer avec son arbalète dans la forêt.

Le Prince n’a évidemment pas l’air d’un benêt surtout quand il est tenu par José Martinez, danseur noble par excellence, racé ; grandes lignes, aisance et élégance, il en impose. Une élégance jamais effacée, faudrait-il préciser, quoique son brio ne se départisse jamais de classe (il n’est pas spécialement chaleureux et pourtant sa danse n’est pas froide). Pourtant, si elle s’exprime avec panache (ah, les grands jetés de Losé Martinez !) dans les sauts lorsqu’il est seul, l’assurance du Prince se défait lorsqu’il doit tenir son rang et que le précepteur rôde autour de lui. Les pas deviennent alors hésitant et ses attitudes, celles d’un enfant… ou d’une femme fragile telle que savent en produire les archétypes ou, en l’occurrence, un pédagogue à l’antique. J’ai été assez impressionnée de ce que José Martinez, ce bel et grand homme, puisse paraître un jeune homme presque enfant- et cependant jamais puéril- aux côtés du précepteur. Difficile de savoir qui de José Martinez ou de Stéphane Bullion est à l’origine de cet accent de justesse mais comme il s’agit probablement des deux, cela a considérablement amélioré le regard que je pouvais porter sur celui-ci.

Je commence à comprendre pourquoi on a pu le nommer. D’habitude, à jouer les mystérieux, Stéphane Bullion me paraît plat, comme absent ; ici, cette absence, parce qu’elle sert le propos, rend le personnage plus présent que jamais. Exit le précepteur/Rothbart méchant, ouh qu’il est méchant ; place à un personnage qui reste en retrait et devient d’autant plus machiavélique qu’il sait rester discret. Si on ne le voit pas, c’est qu’il fait tout pour qu’on ne le voit pas, pour qu’on ne prête pas attention à ce qu’il trame ; on ne le voit pas mais, fantomatique, il hante la scène en permanence, vêtu d’une cape sombre comme pour mieux s’y fondre. Sorte de mage noir chez qui l’immobilité est plus impressionnante que le mouvement, il ne fait pas de vague dans ce Lac qu’il finira pourtant par déchaîner. Simple précepteur au premier acte et silhouette menaçante au deuxième, lorsqu’il file le Prince dans la forêt, il ne s’imposera vraiment qu’à partir du troisième. Ne vendons pas la peau du cygne avant de l’avoir plumé et passons au premier acte blanc.

 

Deuxième acte : après une courte apparition dans un prologue très poétique qui anticipe sur le tableau final sous forme d’un songe prémonitoire du Prince (j’avais complètement oublié cette vision – From-the-Bridge a raison, c’est vraiment un beau spectacle), surgit le cygne blanc. Et fiat Uliana Lopatkina. Comme je l’avais déjà vue dans la Mort du cygne (repris en bis qui plus est) lors du gala au théâtre Montansier, je savais à peu près à quoi m’attendre. Ce dont je ne m’étais pas rendue compte, c’était de sa taille qui n’a rien à envier aux quatre grands cygnes – il lui fallait bien José Martinez comme partenaire, habitué qu’il est à cette grande perche d’Agnès Letestu (mais quelle perche ! Les grandes danseuses, tout de même… je prêche pour ma paroisse, et alors ?) ; sur pointes, elle le talonne.

Les grandes danseuses ont toujours tendance à être moins rapides mais est-ce vraiment une raison pour avoir fait ralentir les tempi à l’extrême ? Du coup, elle n’est pas la seule à battre de l’aile, l’orchestre aussi, qui par contrecoup paraît parfois jouer en accéléré lorsque reprend le corps de ballet. L’étoile russe est difficile à intégrer à plus d’un titre : autre école, autre style, et donc autres qualités en comparaisons desquelles nos cygnes semblent danser sur un lac gelé, engourdis et raidis par le froid. Je m’étais déjà fait la réflexion lorsque j’avais découvert le ballet avec Svetlana Zakharova en artiste invitée, le corps de ballet a presque l’air lourd à côté. Les ensembles étaient pourtant chouettes (une chouette n’est pas un cygne me direz-vous et vous aurez raison), à l’exception des quatre petits cygnes, mal synchronisés au point que c’était Eleonore Guérineau, la plus solide, vive et précise de toutes, qui semblait décalée (elle est aussi nettement plus petite que les autres, l’importance des tailles se vérifie – dommage de la voir si peu pour… si peu). Mais comme la tradition est ce qu’elle est, ils se sont fait grassement applaudir, tandis que les quatre grands cygnes, nettement meilleurs, n’en ont pas tant eu ; sans parler de José Martinez qui a essuyé la suite du decrescendo (un malheureux tour qui ne se voit même pas au milieu d’équilibres très étirés, pfff). De toutes façons, il n’y en a que pour la star de la soirée.

Il faut dire qu’elle est impressionnante. D’abord, elle n’a pas le même nombre d’articulations que les autres, il n’y a pas d’autre explication à des mouvements de bras, de poignet et de cou aussi déliés. Elle a bien quelques vertèbres en plus ; Uliana Lopatkina est l’Odalisque de la danse. On n’a plus une danseuse en face de nous, pas vraiment un cygne non plus (si aucun documentaire animalier n’est programmé sur Arte, allez faire un tour sur le Grand Canal du château de Versailles pour vous rafraîchir les idées – ce n’est franchement pas l’animal dans lequel je me réincarnerais et Matthew Bourne en avait une vision plus juste avec ses cygnes masculins agressifs), mais quelque chose d’autre, de véritablement autre, une créature étrange et fascinante. C’est si peu humain, cette bête-là, que ses sentiments en viennent à relever de l’instinct et brouillent la lisibilité de l’action.

Amélie a raison de dire que chacun de ses mouvements a une signification ; difficile cependant de dire à chaque fois précisément laquelle, comme si tous ces mouvements n’avaient qu’une raison d’être : faire de la danseuse un cygne. La métamorphose est aussi surprenante que réussie, et comme c’est rarement le cas, nul doute là-dessus, Uliana Lopatkina est un cygne remarquable. Tous ses mouvements font signe, la font cygne. Or Odette est une jeune fille qu’on a transformé en cygne, elle n’est pas un volatile de toute éternité. Je trouve dommage que l’interprétation de Lopatkina ait tendance à l’oublier, ce qui rend sa prestation assez linéaire et comme étrangère à l’histoire. Pas étonnant du coup que Fab y voit plus « une guest-star russe et un danseur étoile de l’Opéra qu’une princesse-cygne et un prince Siegfried unis dans un amour impossible ». Logique aussi d’avoir eu l’impression d’un manque de contact dans le pas de deux, alors que Livia, plus proche de la scène, nous a assuré qu’ils se regardaient de façon soutenue. Nul doute que Palpatine, s’il avait été là, se serait obstiné à y voir de la zoophilie.

Pour le dire autrement, on est davantage en présence d’une fantastique créature que d’un personnage et l’on pourrait contempler celle-là pendant des heures sans que celui-ci ait évolué d’une plume. Elle danse au passé, comme si son destin avait déjà eu lieu, il n’y a plus d’espoir, le sale espoir, tout est apaisé et il ne reste plus au spectateur fasciné qu’à la regarder se mouvoir, cou craintif et bras fragiles. C’est une danse volatile, qui nous hypnotise le temps qu’elle dure et qu’on oublie à l’instant même, on ne s’en rappelle presque rien lorsqu’on ne l’a plus sous les yeux, hormis quelques beaux moments où la peur animale laisse paraître la jeune fille craintive. J’aime quand elle se redresse brusquement (dans la mesure où Lopatkina peut être brusque, évidemment) au-dessus du Prince agenouillé, comme touchée par-derrière par un coup bas de Rothbart qui use de son pouvoir pour la ramener à lui, et que cependant elle reste cambrée, le buste tendu de désir vers l’avant (oui, c’est le quatrième acte, je mélange un peu mais comme c’est aussi un acte blanc, ça ne risque pas de déteindre). Aussi, au deuxième acte, j’aime quand le Prince la détourne en la tenant par les poignets ou en lui tenant les poignets croisés, c’est là toute l’ambiguïté d’une femme qui dans le même instant refuse de s’abandonner et abandonne son refus. Des instants rares, dans tous les sens du terme.

 

 

Le troisième acte est encore un acte de cour où les danses n’ont plus vraiment de fonction sociale (hormis celles des fiancées, présentées au Prince, qui sont aussi les seules dans cet acte à avoir de beaux costumes – tous formidables lors du premier ; j’y suis de plus en plus sensible) ni non plus narratives par conséquent et virent au pur divertissement. Je me souviens pourquoi le ballet m’avait laissé une impression de longueur quand je l’avais vu pour la première fois et que je ne connaissais pas assez bien le corps de ballet pour savoir ce que j’allais me mettre de croustillant sous la dent.

J’étais curieuse de voir ce qu’Ouliana Lopatkina allait donner en Odile. Son cygne noir est un cygne blanc tel qu’il serait dansé par une Européenne et, même s’il n’est plus lent, on ne peut pas dire qu’il soit rapide. Notre étoile russe a décidément besoin d’une musique ralentie pour faire admirer le miroitement de ses gestes et rendre perceptibles leurs nuances. Heureusement qu’Odile est un personnage plus manichéen qu’Odette (c’est une marionnette aux mains de Rothbart pour rappel) et qu’elle invite à resserrer son propos. Néanmoins, la différence principale entre le cygne blanc de Lopatkina et son cygne noir n’est autre que son sourire. Retour aux origines du rire, forcément diabolique, la fissure par lequel le démon vous possède. Par la seule force de ce sourire, la danseuse devient une femme, une rousse (ombre à paupière verte, forcément) qui n’a pas les courbes de Jessica Rabbit mais n’en est pas moins fatale. Tout diadème et sourire dehors, on ne voit qu’Odile qui fait donc écran aux véritables relations qui sont en jeu entre Siegfried et le précepteur, visé à travers le cygne noir. Celui-ci est à n’en pas douter le jouet de Rothbart ; Lopatkina fonctionne très bien avec Stéphane Bullion, la danse au passé de la première est en adéquation avec l’absence-présence du dernier.

Le parti pris d’un cygne noir très proche du blanc introduit le trouble puisque l’interprétation d’Odile rejaillit sur Siegfried et que celui-ci n’a plus l’air d’un nigaud bien attrapé mais d’un homme plus épris d’une personne (quel que soit l’endroit qu’elle explore dans le spectre de ses possibilités d’existence, qu’elle soit bonne ou maléfique) que de l’amour en tant que tel (ce qui serait le cas d’Odette qui veut bien de n’importe qui pour amoureux du moment qu’il lui permet de redevenir humaine – en même temps, il est vrai que seul un amoureux fidèle, donc véritable, peut la révéler ainsi à elle-même, ne simplifions pas trop), un homme qui se trompe bien plus qu’il ne trompe celle à qui il a juré de rester fidèle. En effet, c’est bien l’intrusion d’un troisième élément qui perturbe l’équilibre et précipite tous les personnages à leur perte : c’est à partir du moment où le Prince rencontre le cygne que le précepteur (celui qui conseille) apparaît clairement comme la seconde identité de Rothbart (celui qui manipule, le conseil n’étant plus laissée à l’appréciation de celui qui en bénéficie) ; de même, c’est parce que l’influence de Rothbart, l’amant refoulé, demeure que le cygne est dédoublé en Odette-Odile. L’influence devient manipulatrice à partir du moment où elle n’est plus réciproque entre deux êtres.

Quoique ce genre de lecture résulte de la vision même de Noureev, l’interprétation des solistes la faisait ressortir en s’éloignant de la fable pour s’engager dans la complexité de la psyché. Beaucoup aimé cela. On en oublie d’autant plus aisément les fouettés et la musique correspondante : il faut vraiment s’appeler Uliana Lopatkina pour ne pas appeler ça une catastrophe. Comme quoi, on peut être une grande danseuse et ne pas avoir une technique infaillible Ou simplement ne pas réussir les fouettés à la russe : ma prof de danse m’a raconté que Polina Semionova galérait jusqu’au jour où elle les a fait à l’européenne et où ils sont passés comme une lettre à la poste – quand de surcroît les fouettés à la russe sont moins beaux… (faut bien qu’elles ait un défaut, ces Russes et assimilées). En fait, j’ai presque trouvé que ses variations étaient ce qu’il y avait de moins bon chez Uliana Lopatkina qui n’a en revanche pas son pareil dans les pas de deux et tous les moments avec le corps de ballet. C’est paradoxal mais elle est d’autant plus une grande danseuse qu’il y a moins de pas : elle tient de tels équilibres et rend les entre-pas et les ports de bras les moins remarquables si dansants que les grands moments de la chorégraphie perdent de leur relief (pas la même amplitude que Svetlana Zakharova pouvait avoir, par exemple), ce qui permet par la même occasion de réintégrer les variations et autres passages attendus dans l’ensemble dont on ne devrait pas pourvoir les détacher : le ballet.

 

 

Quatrième acte, enfin, que je ne développerai pas parce qu’on y retrouve tous les éléments que j’ai pu dire, qui ont bien pris en mayonnaise. La fin est belle quoique l’agonie soit lente, d’où une émotion toute esthétique (cygnes-roseaux et Prince qui sombre dans le lac, recouvert par des fumées vertes, chouette, ah non pardon, il meurt, toutes mes condoléances), loin que j’étais d’avoir la larme à l’œil comme Amélie.

 

Aux saluts, le parterre est parsemé de petits rectangles bleus et dès que la star russe arrive, les flash crépitent sans vergogne (pendant le spectacle aussi et au flash, malgré l’interdiction de toute photographie – j’ai cru un moment qu’une lampe de sortie de secours était en phase terminale à cause du clignotement verdâtre). Il faut dire que ses interminables révérences s’y prêtent, les photographies ne devraient pas être trop floues. Bras étirés à l’infini, tête penchée et visage dérobé comme dans l’attente indécise d’une couronne ou d’un couperet (c’eut pu être le rideau, qui avait commencé à descendre et s’est arrêté cinq mètres après les cintres pour cause de fin de révérence trop anticipée), ses révérences sont, comme sa danse, si lentes qu’on ne sait trop si elle courbe humblement la tête ou si elle se gargarise des applaudissements. Le sourire qu’elle affiche enfin fait pencher pour la première hypothèse et le port de bras en grande quatrième fendue que, depuis l’avant-scène à cour (mais pourquoi part-elle ? elle sort ?), elle a adressé à ses partenaires et au corps de ballet achève de nous faire fondre ; ce n’est pas tous les jours qu’une artiste invitée a l’élégance de remercier la compagnie avec laquelle elle s’est produite…

 

J’accompagne le groupe de balletomanes à la sortie des artistes et, comme je ne suis pas une groupie dans la vie réelle, prends rapidement congé. Oui, il y a des choses que je sais faire rapidement, contrairement à ce que ces posts laissent penser – un jour, il faudra que j’arrête de vouloir faire des compte-rendus qui mêlent la représentation proprement dite avec sa distribution, l’histoire telle qu’on peut l’analyser et mes délires personnels ; qu’est-ce que je jette en premier ?

 

 

Casse-Noisette

Arrivée au théâtre depuis la gare sans m’être cassé la figure sur les trottoirs glissants, je peste néanmoins contre ce temps de merde. – Mais non, pas un temps de merde, me corrige le mari de ma prof de danse : le temps rêvé pour danser Casse-Noisette.

Même si le froid ne facilitait pas l’échauffement et la sortie de la répétition générale s’est avérée assez épique – avec, dans le rôle du chevalier servant, notre photographe savoyard sachant conduire sur le verglas- c’est avec plaisir que j’ai floconné, arabisé et fleuri.

 

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Une arabesque complément ouverte, je sais, mais croyez-moi, c’est toujours mieux que des piétinés sur pointes molles, en dedans et décroisés à cause de cuisses-jambonneau. Les six mois sans barre se font sentir, je n’ai plus de répondant dans les jambes, ça manque de nervosité. Mais j’avais une tiare , ferait remarquer Pink Lady.

 

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Autant je lutte dans les flocons, autant dans la danse arabe, je suis chez moi.
Mode *J’occupe la scène, regardez-moi*

 

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Je me gargarise si je veux.

 

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Dos au public, je vois la drôle de tête de Clara et Casse-Noisette et je me dis que la sensation de relâchement que j’ai ne doit pas être qu’une impression : mon haut s’est dégrafé. Je me suis instamment déclarée pour le port du voile. 

Malgré les débuts de strip-teaseuse qu’il m’a involontairement fait faire, j’adore ce costume : violet, bustier court façon la Bayadère (s’il y a bien un costume qui me fait rêver, remisez les tutus, c’est celui-là), et pantalon bouffant qui fait croire que les cuisses sont du même acabit que le ventre. Et on respire vachement mieux que dans le tu-tu te’ment ser-ré qu’on se d’mande comment ‘va pouvoir danser ‘vec alors qu’on asphy-xie déjà au repos.

 

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Je vous salue Clara pleine de grâce.

 

Il n’y a que des photos de moi, c’est bien observé : d’une part,  ces photos ne sont pas les miennes  et il revient à chacun d’autoriser les photos qu’il veut bien voir publiées (en plus du photographe, n’oublions pas les modèles, ici quasiment tous mineurs) et d’autre part, c’est un comportement typique de tout danseur (amateur, du moins) de se chercher en priorité dans les enregistrements des spectacles et, une fois qu’il s’est trouvé, de chercher tous les défauts qui lui feront écarter les trois-quarts des photos (qui font encore moins de cadeau que les vidéos), au grand désespoir du photographe qui, lui, était ravi par l’effet du tissu ondulant et n’avait pas prêté attention au pied pas tendu, à la jambe en dedans ou au bras raide façon salut hitlérien. Comme dit mon médecin : les danseuses sont des chieuses ; pas parce qu’elle sont chiantes, hein, parce qu’elles sont exiiiigeantes, perfectionnistes… Nul besoin de s’arracher les cheveux, de toutes façons, j’ai un postiche :

 

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En coulisse, il y a eu l’odeur de la laque, la pose des perruques, le maquillage où il n’y a pas à craindre d’avoir la main lourde, les pleurs des lentilles qu’il m’a fallu un bon quart d’heure à mettre, la métamorphose de la prof en vieille dame à coups de crayon pour les rides et de blanc dans les cheveux, la moustache à fixer sur la lèvre de la danseuse qui faisait le père (un rôle de travesti que je n’ai pas endossé, c’est assez rare pour être souligné – on n’est pas grande pour rien), la maman de la prof qui finissait de baguer les tutus et de coudre les juponnages des fleurs, la boîte de biscuits Delacre et la redécouverte des Délichocs, les changements rapides, les petites souris qui ont toujours envie d’aller faire pipi quand ce n’est plus le moment, les mouvements pour se garder chaud et s’étirer, les sautillés pour accélérer le rythme cardiaque et se libérer le tract, le retour de la musique en loge et surtout, surtout, derrière les pendrillons de velours noir, entre admiration et cohésion chaleureuse, l’enthousiasme de ceux qui attendent leur entrée pour ceux qui sont sur scène, l’interminable équilibre arabesque de la fée Dragée, le beau développé tenu d’une fleur, ou celui de T. qui boitait encore il y a trois semaine, bah ça va, on s’emmerde pas, qu’on souffle en souriant de l’aisance de nos jeunes solistes.

Carrément Karénine

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Anna Karénine, de Boris Eifman

Aaaaaaaah ! Excitation et soulagement : je ne suis pas devenue blasée, la fréquence des spectacles ne m’a pas ôté ma capacité à m’enthousiasmer. Il y avait franchement mieux à faire dimanche dernier que d’aller se faire plumer à l’Opéra pour voir des volatiles. Pourtant, avant que ma mère ne clique sur « réserver », je lui avais bien fait remarquer que le montant était tout de même de 154€ ; installées en plein milieu du parterre du théâtre des Champs-Élysées, on ne l’a pas regretté une seule seconde. En sortant, nous avons même couru comme un seul homme deux gamines au distributeur le plus proche pour tirer du liquide et revenir acheter le programme avant que le théâtre ne ferme. Un peu essoufflées, nous n’en avons pas moins épuisé notre lexique d’adjectifs laudatifs (tous mis au superlatif), en les accolant à tout ce qu’on pouvait imaginer : chorégraphie, émotion, costumes, amplitude, scénographie, coup de pied, interprétation, puissance des sauts, beauté de l’interprète, technique, construction, énergie, exécution, lumières… J’aurais voulu le revoir dans la foulée pour tout voir et jubiler, encore. Le roman de Tolstoï, qui n’a été entamé que de cinquante pages faute à des lectures universitaires, ne devrait plus traîner trop longtemps sous la table basse ; c’est un nouvel appel du pied (c’est comme ça, certains livres vous font de l’œil).


Véritable fauteuil d’orchestre. La lumière se baisse, bientôt suivi par le brouhaha du public. Le rideau se lève. Rien qu’une petite douche de lumière sur un petit banc et des jouets, à cour. Puis une grande douche éclaire la scène : vide. Une femme en robe de soirée apparaît, beaucoup trop séduisante pour être toujours la mère qui arrête un petit train électrique ou remet une peluche en place. Elle est déjà en décalage, et tellement belle. Karénine vient la chercher pour partir en soirée et le tableau poignant de cette femme qu’on vient relever de son rôle de mère, sa douce mélancolie, laisse place à l’étourdissement d’une scène de bal.

C’est le moment de marquer une courte pause pour rendre grâce au costumier, Viacheslav Okunev, qui a réalisé des robes de bals qui ne ressemblent pas à de grosses meringues empesées de froufrous et autres fanfreluches mais qui aient l’élégance de robes de soirées, fluides le long des corps longilignes, brillantes sans être clinquantes, corset de perles et ras de cou assorti. Elles ont l’allure de robes fourreau mais n’entravent jamais le mouvement : lors des tours et des sauts, le tissu se déploie et leur donne plus d’amplitude encore. On pourrait dire que cela virevolte si la danse n’était pas si puissante, les sauts si athlétiques et les portés si dynamiques. Cela tournoie davantage ; les hommes portent haut non les couleurs de leur dame, mais les dames elles-mêmes, quand elles ne sautent pas d’elles-mêmes aussi haut que les garçons (et gardent des cuisses de mouche, un mystère) – le tout à un rythme trépidant, entretenu par d’incessants relais dans les groupes qui se répondent deux à deux, façon produit en croix. C’est virtuose mais jamais gratuit : le groupe social s’impose dans toute sa force et laisse imaginer la réprobation qui sera la sienne face aux futurs amants qui n’en sont pour le moment qu’à leur rencontre, duos et soli alternant avec les ensembles.

A la première variation de Vronsky et rien qu’à sa façon de se jeter à genoux, on est déjà aux pieds d’Olgev Gabyshev. Oleg Markov n’est pas en reste en Karénine, quoique sa danse soit plus sèche, dans l’inquiétude de sa femme absente. Il y a ce formidable geste des mains croisées dans le dos, qui exprime d’abord l’attente puis l’impuissance du mari lorsque, ayant surpris les amants, il ne parvient pas à faire revenir sa femme vers lui. Il la malmène, elle s’écarte ; il la menace, elle le repousse ; il se montre tendre, elle se dérobe. Lorsqu’il la reprend par le bras, la contraignant et la soutenant tout à la fois, et que de profil ils avancent en une funèbre marche nuptiale, très raide, ses jambes se dérobent sous son corps devenu insaisissable de fluidité.  Les pas de deux d’Anna avec l’amoureux mari, dur à force de tendresse, sont presque plus poignants que les effusions de l’amant, pourtant jamais lyriques. A chaque fois qu’on pourrait verser dans l’eau de rose, cela bascule, le développé seconde est ramené à terre manu militari, le renversé attitude fait un écart en arabesque et si l’on se jette à terre, c’est au sens propre. De même, avec Karénine, s’il y a scène de ménage, c’est seulement en vertu des portés-traînés dans lesquels la danseuse balaie la scène, traînée à bout de bras par son partenaire – c’est presque un miracle qu’ils ne se soient pas décrochés des épaules. Avec Boris Eifman, tout est grand, même la bassesse si jamais elle intervient.

 

Le désir n’a rien de velléitaire et, lorsque sont éclairés tour à tour (Vronskiyen avant-scène côté jardin, Anna en arrière-scène côté cour) les amants esseulés dans leurs lits respectifs, leur lascivité n’est pas celle d’une certaine indolence exotique : ce sont bien les corps, qui se cambrent, s’écartent, s’étalent et débordent de leur lit, qui se désirent, qu’ils désirent – aucune passion passive là-dedans, sinon pour le spectateur avide de toute cette beauté.

Le premier acte se termine par un boucle : même petite douche de lumière côté cour qu’au début, Anna au milieu du cercle que décrit un petit train électrique d’un enfant définitivement absent, il neige.

 

Le Russe se réchauffe à la vodka : la second acte commence avec des soldats ivres, de dos, debout sur leur chaise, sur laquelle ils s’affalent un à un, un serveur courant de l’un à l’autre pour rattraper in extremis leurs verres sur son plateau. La scène de caserne qui suit est un cabaret inversé : ce sont les hommes qui dansent avec leurs chaises (et que je prenne appel dessus pour sauter à l’écart et retomber sur mes deux jambes de part et d’autre de la chaise) et les spectatrices qui se réjouissent. La ligne du cancan final est remplacée par une revue de soldats qui tombent comme des dominos après que le bout de la file se soit écroulé d’ivresse.

Loin de cette virilité éthylique qu’il laisse à Karénine, Vronsky a amené Anna à Venise : quoi de mieux qu’un carnaval pour passer inaperçu et laisser libre cours à ses passions ? Sous le bal masqué policé se devine en effet l’instinct carnavalesque qui a envoyé valser les conventions sociales – y compris celles de la valse (à peine trouve-t-on encore trace de couples ; on parvient tout juste à distinguer les femmes des hommes, qui sortent tous de leurs gonds et de la scène en farandole). Une fois encore les costumes, un peu plus ouvragés que les précédents pour être perçu comme tels, sont superbes : richesse et profusion de perles, de plumes et de masques ne se termine pas en charivari visuel, cela reste d’une élégance rare sans paraître le moins du monde emprunté.

Après s’être perdu dans la foule, notre couple d’amant s’est réfugié à l’écart et, pour louer la beauté d’Anna, Vronski a entrepris de lui tirer le portrait. Bien entendu la séance connaît quelques pauses, ce qu’on n’avait pas de mal à prévoir vu la pose coquette du modèle. Vêtue à la façon du Diable amoureux, la danseuse laisse voir des jambes d’une finesse qui évoquerait la fragilité si elle n’était doublée de solidité technique. C’est presque trop fin, la robe lui sied finalement mieux.

Les amants ont semble-t-il voulu oublier que les débordements carnavalesques ne durent qu’un temps et leur couple, qui n’en est pas un, suscite des commérages dont la virulence ira jusqu’au rejet. Le bal au terme duquel ils finiront ostracisés est en tous points conformes à celui du premier acte où Anna accompagnait Karénine ; le amants n’ont de place que lors du défoulement carnavalesque et ne peuvent valser en bonne société, plates-bandes quadrillées par les couples mariés. La compagnie se fait de plus en plus menaçante (répartie en deux lignes, une dans la longueur, l’autre dans la largeur, qui se rapprochent petit à petit en un angle obtus), sépare les amants et les tourmente pour finalement leur tourner le dos et les laisser seuls, méprisés. Abandon magistral ; tous sont du côté du mari et de l’ordre bafoué.

Plus qu’abandonnée à son triste sort, Anna Karénine est livrée à son destin d’héroïne tolstoïenne. La déchéance s’accélère avec l’opium et la boisson. L’enfermement de la folie qui la guette est formidablement rendu par une trouvaille scénique : allongée au sol, c’est la tête et les bras passés entre les pieds d’une petite commode (à laquelle elle s’agrippe) qu’elle avale le contenu d’une petite fiole. Avant qu’on ait pu comprendre comment quelqu’un avait pu passer par derrière pour lui retirer sa robe (et avant que j’aie pu me précipiter sur scène pour voler sa sublime robe violette), elle se retrouve en académique chaire, c’est-à-dire nue. Son délire devient cauchemardesque ; elle est entraînée dans une ronde sabbatique, ou plutôt deux, s’il est vrai qu’elle passe d’un groupe à l’autre comme une courroie en huit, lancée et rattrapée comme une trapéziste, à ceci près qu’elle est traînée au sol et ne le quitte que lorsque la ronde tourne tellement vite que la force centrifuge la soulève. On a l’impression que ces deux roues vont la broyer si elles ne la désarticulent pas avant. C’est terrifiant.

Oppressant, aussi. On sent que à la situation paroxystique que la fin est proche. Le corps de ballet est revenu habillé en cheminot, les danseurs font de violents gestes mécaniques avec leur bras semblables à des cisailles et pour la seconde fois, la musique de Tchaïkovsky a laissé place à des bruitages : le train approche. Et là, la spectatrice que je suis a un sursaut socratique : Anna Karénine va mourir, cela ne fait aucun doute, mais va-t-elle bien mourir ? Je veux dire, comment le chorégraphe va-t-il la faire mourir ? Il faut qu’elle meure bien, pas moralement mais esthétiquement parlant ; que la chute ne tombe pas à plat comme le corps de l’héroïne. Je me souviens de l’insistance de Kundera dans ses essais sur le motif du train dans Anna Karénine, et j’ai peur. Il ne faut pas que surgisse un train en carton pâte. Le bruit du train s’amplifie. Anna monte sur la haute passerelle qui, avec son enfilade de colonnades, suggérait une promenade lors des scènes de bal (les femmes y faisaient figurer leurs charmes graciles en ombres chinoises tandis qu’en contrebas, les hommes faisaient éclater leur puissance) ; à présent, c’est vrai, je lui trouve un air de pont de chemin de fer. Elle avance au milieu de la passerelle, se met face au public, écarte les bras en croix et se laisse basculer vers l’arrière – avant qu’elle ait eu le temps de disparaître, toute une rampe de feux s’est violemment éclairée le long de la passerelle : c’est le spectateur qui s’est pris le train de plein fouet. Je suis éblouie.

Dernière image : un chariot qui pousse le corps dans une grande douche de lumière, sous la neige tombante, au milieu des cheminots : fin du premier acte, fin du second. Les rappels ne manquent pas non plus dans la salle, où l’on s’essaye aux bravos. Je regrette de ne pas avoir une voix qui porte et suis contente lorsque tout près de moi, comme par procuration, un bravo retentit d’une voix de ténor.


Voilà un ballet, un vrai, un ballet narratif et moderne (presque un oxymore tant c’est inespéré), sans divertissement, entier, qui vous prend aux tripes d’un bout à l’autre et ne vous laisse pas de répit dans votre fascination. On est épaté de virtuosité, saisi d’émotion, frappé de stupeur, étranglé de terreur et de pitié, ébloui et bouleversé de beauté vécue. J’aime la danse lorsqu’elle se fait sentir jusque dans la chaire voire dans les muscles du spectateur qui se sait pourtant fossilisé sur son fauteuil, pétrifié. Les danseurs sont bons, comme des acteurs ; le chorégraphe est un formidable metteur en scène ; quant à la danseuse, elle est sublime – à croire qu’il n’existe pas à proprement parler de danseuse russe, de ces filles qui dansent : quand elle n’est pas ballerine, elle est une femme. Fatale, ici, sans jamais être aguichante. Simplement, on ne peut en détacher le regard. D’où je suis quelque peu chagrin de ne pas savoir s’il s’agissait de Masha Abashova, comme l’indique le programme, ou bien de Nina Zmiievets comme l’annonçait et le maintient toujours la distribution en ligne sur le site du théâtre. Peut-être ne doit-on pas savoir le nom de cette fugitive beauté, passante baudelairienne.

 

Je vous ai dit à quel point ce ballet était sublime ?