L’Opéra vu de Bastille

On pourrait parler en long, en large et en travers des coulisses, des répétitions, des petites mains et des mille métiers qui fourmillent dans le paquebot Bastille, on n’aurait encore rien dit du documentaire de Jean-Stéphane Bron. Préciser le mode opératoire ne suffit pas non plus : l’absence de voix off et d’interview directe ne font pas de L’Opéra un pendant à La Danse, documentaire au titre tout aussi nu de Frederick Wiseman. Celui-ci réfléchit dans la contemplation, celui-là dans l’effervescence…

Même si le calme le plus profond émane de certaines scènes (vue de Paris de nuit depuis le bureau du directeur, regard à travers la fenêtre pendant une leçon de chant…), le rythme du montage ne vous laisse pas le temps de lambiner : c’est qu’il y a toujours une nouvelle personne à suivre, une retouche costume ou maquillage à faire, une mesure à retravailler, un chanteur à remplacer à deux jours de la représentation, des négociations à mener pour faire retirer un préavis de grève, tous en scène dans cinq minutes. Le réalisateur abandonne les uns et les autres sans temps mort ni pitié (tel ce chanteur wagnérien effectuant un remplaçant au pied levé, qu’on ne reverra plus après que son collègue l’a encouragé, ça ne dure *que* six heures), tout en restant fidèle à quelques figures-fil rouges : le directeur pour l’importance des discussions qui ont lieu dans son bureau (je retrouve l’ambiance de certains documentaires politiques visionnés avec Palpatine)(et la vue de ce bureau, bordel, à vous donner des envies de pouvoir), mais aussi et surtout un jeune chanteur russe tout juste engagé dans l’académie lyrique, aux mines tout bonnement impayables.

Les cadrages sont hyper intelligents – souvent tronqués. Au lieu de filmer les coulisses depuis la salle, c’est-à-dire depuis le point de vue d’un spectateur curieux de ce qui lui est dérobé, qui s’introduirait dans l’envers du décor, Jean-Stéphane Bron filme depuis les coulisses, depuis le point de vue de ceux pour qui l’envers est l’endroit où ils travaillent, où tout se joue et se répète. Le point aveugle est déplacé : c’est la salle qu’on entend seulement, devant laquelle salue une chanteuse, ou le journaliste invisible qui interviewe un chanteur venant d’interrompre sa discussion avec l’apprenti qui continue à l’observer à distance (he’s not an admirer, he’s a signer, précise-t-il, très classe, au journaliste).

Il y a aussi ce plan inénarrable faisant flotter du Schönberg au-dessus d’une bouse de vache un peu trop bien imitée pour une mise en scène. Zoom out : nous sommes dans le box d’un taureau qui fera de la figuration dans Moïse et Aaron et que l’on saoule de Schönberg pour l’habituer. Easyrider (car tel est le nom du taureau) constitue une running joke qui relègue le banc de Millepied aux oubliettes (souvenez-vous de La Relève). Toute la salle a ri lors du zoom out. Et pas qu’à ce moment : L’Opéra est un documentaire qui a de l’humour. Stéphane Bron sait capter et mettre en scène les contrastes et points de friction qui rendent son film si savoureux : la mécène plus-grande-bourgeoise-tu-meurs élue grand-mère musicale par les enfants de dix mois d’école et d’opéra ; la régie qui chantonne comme si elle était en voiture ; les quiproquos de l’apprenti qui maîtrise le chant mais pas du tout la langue et ses yeux qui s’écarquillent quand il comprend que l’amphithéâtre ne comporte pas 100 mais 500 places, juste après avoir ironisé que Gott himself venait les écouter ; ou encore cette scène truculente où Philippe Jordan reprend la prononciation d’un chanteur sur une Wurst.

L’Opéra est une vraie tour de Babel : on confirme en allemand au chanteur russe qu’il est engagé, celui-ci finit en anglais les phrases qu’il baragouine en français, tandis que le directeur félicite une chanteuse en italien. Parfois aussi, tout le monde parle français et c’est du chinois : une partie du chœur refuse ainsi de se plier aux demandes du metteur en scène (pas délirantes pour une fois : chanter en diagonale plutôt qu’en carré)(je ne sais pas si c’est le Français ou l’artiste qui est le plus difficile à manager) ; les syndicats et les contraintes budgétaires s’agitent à tue-tête dans le bureau du directeur ; et l’adjoint accuse un métro de retard lors de la préparation de la conférence de presse :

– …insister sur nos spécificités… notre propre compagnie de danse, l’une des meilleures du monde, la meilleure…
– Non, ça, on ne dit plus.
– Ah bon ?
– Non.

L’humour vient aussi de ce que Stéphane Bron appuie là où ça fait mal – et le fait avec élégance : pas de remarque, on passe, on passe, ça enchaîne, on est déjà passé à autre chose. Il n’empêche, pour le balletomane qui a suivi l’Opéra sur Twitter ces dernières années, ce passage est juste ÉNORME. Deux minutes après le début du film, Palpatine et moi sommes donc en train de nous étrangler de rire. Le reste de la salle n’est pas plus sage, seulement moins balletomane (indice : ça s’effarouche des pieds d’une danseuse lorsqu’elle enlève ses pointes) : tout le monde approuve-grommelle lorsque le directeur souligne que le prix des billets est trop élevé. On est content qu’ils aient remarqué le problème. Mais silence à entendre les mouches voler lorsque le directeur ouvre le brainstorming sur comment résoudre ce « problème insoluble » (commencer par arrêter d’embaucher un vrai taureau et son éleveur, à tout hasard ?)(baisser les prix des soirées moins bankables pour assurer le remplissage et éviter de brader les places ?)(proposer des snacks abordables à l’entracte comme à Covent Garden pour que tout le monde en achète ?)(je ne suis plus jeune à partir de cette année ; j’ai plein d’idées).

Contrairement à ce que j’ai pu lire sur Twitter, la danse n’est pas absente du documentaire, seulement en retrait parce que moins parlante. Jean-Stéphane Bron n’est manifestement pas dans son élément : la grâce du mouvement ne se prête pas aux contrastes dont il est friand et dont il joue par ailleurs de manière brillante. Les seules oppositions qu’il met en scène relèvent de l’opposition entre la scène et le hors-scène, entre l’apparente absence d’effort et la douleur qu’elle peut cacher : ce sont des pieds abimés sous des chaussons de satins, c’est Fanny Gorse qui halète et s’allonge en sortant de scène… plans éculés, encore et toujours le rose et le noir. Peu à l’aise avec la danse, le réalisateur l’est davantage avec le ballet, comme corps de métier (défilé, cygnes, ombres… les tutus blancs se suivent et ne se ressemblent pas) et comme entité à manager (Benjamin Millepied en répétition puis devant les danseurs auxquels il annonce son départ). Rien de bien nouveau, il est vrai ; on aurait tort cependant d’en faire grief au réalisateur : non seulement le ballet a eu ses documentaires dédiés, mais celui-ci montre par leur juxtaposition l’étanchéité des mondes lyriques et chorégraphiques, qui ne se parlent pas, ne se voient pas, tel Stéphane Lissner qui, songeur, traverse la scène sans un regard pour Amandine Albisson, qui répète seule quelques pas de La Bayadère en attendant le lever du rideau.

Bonus balletomane : les balletomanes anonymes auront reconnu @dansesplume en gros plan flou lors de la conférence de presse… ^^

En bref : allez voir ce documentaire au ton truculent tant qu’il est à l’affiche !

Cunningham / Forsythe

Forsythe, ça se mérite. Pour vérifier que vous êtes vraiment motivé, l’Opéra a programmé avant un Cunningham de 48 minutes. Je me suis étranglée en découvrant la durée de la pièce sur le programme : ce que je pensais un « petit » Cunningham constituait la première partie de soirée. Heureusement, grâce à Pink Lady, j’étais très bien installée dans mon fauteuil de premier rang de troisièmes loges. De quoi re-tenter l’affaire cunninghamienne dans de bonnes conditions. Sait-on jamais, c’est peut-être comme les courgettes, cela finira peut-être par passer.

Walkaround time n’est pas si pire pour un Cunningham ; je veux dire, y’a des contacts physiques entre les danseurs, come on, trop l’éclate. Sur des bruits de pas dans des graviers, les neuf danseurs évoluent (walk) autour (around) de blocs en plastique transparents sur lesquels sont dessinés divers schémas géométriques. Évidemment, ils sont habillés en couleur uniforme vieillotte de la tête aux pieds (pas d’académique, cela dit, mais collants et justaucorps assorti pour les filles, collants et T-shirt pour les garçons)(comme toujours, c’est la plus gracile qui se coltine le jaune), évidemment il y a des sauts de grenouille avec accent sur la réception (mais aussi en arabesque, c’te nouveauté délirante), évidemment un danseur reste parfois planté en retiré comme un flamand rose, et évidemment tout le monde fait la gueule de mannequins à un défilé de mode. Cunningham, c’est quand même le seul chorégraphe qui vous donne une idée de la tête que peut faire Amélie Johannidès sur son passeport. Compte tenu de ce que cette danseuse est la joie de vivre incarnée, la performance mérite d’être saluée.

Comme souvent, l’intérêt est réveillé par ce qui excède la chorégraphie : un regard un peu trop vif, un poignet un peu trop souple, le vivant se glisse sous la géométrie, la déborde. Cunningham devait en être conscient, car il insère en plein milieu un intermède où la chorégraphie s’arrête et le mouvement commence : les danseurs prennent leur pause sur scène, avec leurs vêtements d’échauffement, répètent des phrases chorégraphiques plus classiques, des acrobaties plus hip-hop et causent avec le DJ. Parce que la bande-son ne pouvait pas être enregistrée, voyez-vous. Les bruitages doivent être mixés en direct. Je n’ai pas réussi à savoir si la gestuelle du DJ faisait également partie de la chorégraphie ou s’il avait véritablement le groove à balancer des bribes de discours scientifico-poétiques sur une « mécanique célibataire ». Dans cet érotique raté de la géométrie, j’entrevois la fascination des pistons, l’hypnose de la mécanique*. Force est d’avouer que mon ennui n’en est pas vraiment – plutôt une suspension de l’attente, de l’attention. J’observe les aléas de la chorégraphie sans en être affectée. Ça ou autre chose, c’est du pareil au même. Peut-être que c’est ici que se joue Cunningham, dans cette méditation sans objet. L’ataraxie chorégraphique ? J’ai du mal cependant à associer cette absence de tension à un idéal artistique. Car enfin, c’est reposant mais cela ne vit pas. Ce n’est pas Pink Lady qui me contredira, sur laquelle l’hypnose a trop bien fonctionné et qui n’a même pas été réveillée par les embardées de la sono.

Si contradiction il y a, elle viendrait plutôt de la gamine derrière nous, qui nous a aspergées d’un waou dès le premier porté et a répété ensuite à plusieurs reprises la classe. J’ai souri avec attendrissement et un soupçon de condescendance la première fois. Elle l’a redit lorsque les danseurs ont déplacé les blocs en plastique : j’ai vu leur lumière de glaçons ; je me suis souvenue de la fascination exercée par cette œuvre exposée au MoMA, un coffret de glaçons entretenant je ne sais plus quel rapport de légende avec la Taglioni. Encore la classe et trop la classe, alors que je ne voyais rien. Je n’ai pas osé lui demander à l’entracte ce qui lui plaisait tant là-dedans, parce qu’on n’est pas sérieux quand on a sept ans ; c’est con, la réponse à la vie, l’univers et le reste était peut-être juste derrière moi.

Trio de William Forsythe après l’entracte. On respire, ça respire, le vivant reprend ses droits, même si c’est toujours un peu barré. Éléonore Guérineau, Maxime Thomas et Hugo Vigliotti, en avant-scène, soulèvent leurs T-shirt bariolés et encadrent de leurs doigts des parties de leur corps comme des pointillés découperaient la côte et le jarret de porc. Le geste rappelle à la fois l’enfant qui montre où il s’est fait mal, le chirurgien esthétique qui définit la zone à reprendre et même, dans le cas d’Éléonore Guérineau qui s’agrippe le poignet pour nous exhiber son avant-bras, la diseuse de bonne aventure. Tenez, voyez, regardez. Beaucoup de coude et de genou : il faut que cela s’articule. Les danseurs se cherchent des poux, (s’)attrapent et (s’)écartent, montre voir ton avant-bras, je te donne ma jambe, l’autre n’en veut pas, la refile au troisième, mais ce n’est pas non plus ce qu’il cherche, ce n’est pas ce qu’il trouve. Éléonore Guérineau est là d’une densité parfaite, terre-à-terre et intense, juste ce qu’il faut pour communiquer l’humour du chorégraphe sans faire rire. Et je me dis que c’est ça, au-delà de toute gestuelle qui fait que Merce Cunningham lasse et que William Forsythe excite : l’humour ou son absence, par-delà le sérieux de la mécanique.

C’est bien beau, de chorégraphier que la vie n’a aucun sens, mon cher Merce, mais ça l’est bien davantage d’en profiter. Dans Herman Scherman, comme dans Walkaround time, ça déboule de nulle part pour n’aller nulle part, mais on y prend beaucoup plus de plaisir. Alors qu’avec Merce Cunningham, on vise le terme (la position finale en guise de mouvement et du coup… la fin de la pièce), William Forsythe explore l’entre, l’entre deux positions qui s’effacent au profit du déplacement, de l’étirement, du jeu… de la danse quoi ! Facétie pour cinq danseurs, donc. Dont la silhouette élastique et acérée de Sébastien Bertaud. Puis l’on change de cast et de tonalité, avec un superbe pas de deux entre Eléonora Abbagnato et François Alu. La première a perdu de sa superbe, mais peut-être moins de majesté que d’orgueil, finalement, ce qui est réjouissant. Le second, dont je ne suis pas une inconditionnelle, m’a  beaucoup plu ici par la densité qu’il manifeste, la place qu’il se taille dans le geste sans le brusquer… c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il revienne torse nu en jupette jaune fluo assortie à sa partenaire (je ne suis pas très péplum). Fin du lyrisme, mais fin en fanfare. Sacré Bill !

Gala des écoles de danse

Ne soupçonnant pas que le gala des écoles de danse en rassemblerait autant dans un programme aussi varié, je n’avais pas pris de place. Heureusement, à l’instant où j’apprenais qu’il n’y aurait pas de Pass, gala oblige (lol), une spectatrice s’est offerte de me revendre sa seconde place.

Quoiqu’il fasse la part un peu trop belle à l’Opéra de Paris eut égard à ses invités*, le programme est bien conçu : les extraits très classiques alternent avec d’autres plus modernes, limitant autant que faire se peut la comparaison. Entendons-nous bien : comparer est ce qui fait tout le sel d’une soirée de ce genre, et la motive. Mais il est humain que, dans l’effort de différenciation par lequel on tente de cerner la spécificité artistique de chacun, on soit tenté de placer nos chouchous au sommet d’un hiérarchie qui égare l’appréciation dans le jugement. Aussi, si par mégarde j’émettais des critiques envers les danseurs de cette soirée, je vous serais gré de bien vouloir les rapporter à l’école dont ils procèdent, car mon intention n’est pas de juger de jeunes gens encore en formation, seulement les choix artistiques et pédagogiques que leur prestation semblent manifester. 

L’école de l’Opéra de Paris a repris le programme de son spectacle et ouvert le bal avec le troisième acte de Raymonda, un choix qui résume somme toute assez bien la gloire et les limites de l’école française : la pompe est là, on est ébahi par les alignements impeccables des tout jeunes danseurs, admiratif de la propreté et du placement des solistes à peine plus âgés, mais… mais on s’ennuie ferme. Non seulement les danseurs sont trop jeunes pour insuffler à ce ballet la dose de sensualité qui le sauve de la gloriole (même si Margaux Gaudy-Talazc ne ménage pas ses paumes dans la variation de la claque), mais la justesse des poses et positions se fait au détriment de la danse, reléguée dans les mouvements de poignets de la soliste, où seul cela respire.

L’arrivée de la John Cranko Shchule rattachée au ballet de Stuttgart fait l’effet d’un électro-choc. Torses nus, chaînes argentées lâchement attachées aux pantalons noirs : les punks débarquent au milieu des tutus. Avant même que je vérifie le nom du chorégraphe, cela crie Mopey ! Friedemann Vogel ! dans mon esprit. A spell on you est bien une pièce de Marco Goecke ; j’élargis avec lui mon vocabulaire du pioupiou au rapace. Les quatre danseurs maîtrisent tous la gestuelle du chorégraphe, mais celui qui ouvre seul la pièce (Riku Ota ? Navrin Tumbull ?) est proprement électrisant : gestes acérés malgré la rapidité de leur répétition, présence impressionnante. Je me demande soudain ce que je fais à Paris. Forte envie d’émigrer en Allemagne…

… ou peut-être à Londres, finalement. Accompagnée par Harris Bell, Hang Yu nous offre le plus beau moment de la soirée avec Concerto pas de deux de MacMillan sur la musique de Chostakovitch. J’oublie qu’il s’agit d’élèves, j’oublie mon indulgence, je suis juste subjuguée par la danseuse, suspendue à ses gestes comme on le serait à des lèvres. La chorégraphie se déploie avec son buste qui s’incline et se cambre au-dessus de ses jambes en quatrième, sur pointes, de profil. Éblouissement orange. Le Royal Ballet tient là sa future Sarah Lamb.

La San Francisco Ballet School poursuit l’illustration et la défense des danseurs anglo-saxons. Là encore, les danseurs paraissent un peu plus âgés qu’en début de soirée : est-ce ce qui fait la différence ? À l’aise dans le style néoclassique straightforward décomplexé qui constitue le socle de leur répertoire, ils sont prêts à intégrer la compagnie (on a d’ailleurs plus l’impression d’une compagnie junior que d’une école).

La Ballettschule des Hamburg Ballett est clairement un cran en-dessous : la technique est moins raffinée, et les corps, plus adolescents, encore un peu patauds. Mais… mais on s’en fout pas mal, parce que ça danse (Bach suite 2, de Neumeier). À tout prendre, je préfère largement voir danser ces jeunes artistes épanouis que nos danseurs un peu trop proprets pour ne pas paraître guindés. Lors du défilé final, il faut voir leur sourire qui s’élargit lorsque le public, après quelques secondes à se demander pourquoi ces élèves n’ont pas les mêmes corps et les mêmes justaucorps que les autres divisions, les reconnaît soudain et redouble d’applaudissements…

L’académie Vaganova rouvre le bal après l’entracte avec le pas de deux du cygne noir (c’est un gala ou bien ?). Je m’attends à voir débarquer une longue liane gracile et un grand dadais. Eleonora Sevenard et Egor Gerashchenko, bardés de muscles, me poussent à vérifier : non, non, ils sont bien de l’académie Vaganova, pas de l’école du Bolchoï. Ils envoient du lourd. Vraiment lourd. Pour tout dire, c’est assez moche. Les pas de liaison n’existent plus, la musicalité est bombardée, les fouettés entrecoupés de tours à la seconde bras en l’air (hop, sans les mains) : la machine de guerre est lancée sur Garnier, détruisant tout cliché de lyrisme éthéré sur son passage. Efficacité soviétique. Y’a pas à dire, les Russes savent se faire applaudir.

Retour en terres apaisées avec un joli trio canadien, dans des extraits de Chalkboard memories, une chorégraphie sans grande spécificité (ou qu’il aurait fallu voir en entier ?). Les artistes en herbe poussent décidément partout.

Les élèves de la Royal Danish Ballet School se font les dignes représentants du style Bournonville, dans un pas de quatre tiré d’Abdallah (jamais entendu parler). Les trois filles, aux lignes plus Opéra de Paris que l’Opéra de Paris, ne sont pas parachutées dans une technique que des muscles étirés au point d’être invisibles rendent impossible ; tout est ici adapté, harmonieux, mesuré (sans pour autant être facile ; la petite batterie, notamment est redoutable). Les pas de liaisons cessent d’être négligeables ; cela danse, délicat. C’est suranné, peut-être, mais plus vivant que notre pompe parisienne, tout en lui étant le plus apparenté (on remarque d’ailleurs la proximité des écoles lors du défilé final : les élèves danois sont les seuls invités à défiler avec les bras à la seconde, comme leurs hôtes). 

L’école de l’Opéra de Paris ferme le gala qu’elle a ouvert avec The Vertiginous Thrill of Exactitude. C’est évidemment moins piquant que par leurs aînés, mais cela danse, enfin l’honneur est sauf. Je cherche des yeux Bianca Scudamore, louée par le tout-Twitter balletomane, et trouve sans peine la jeune danseuse mi-Ida Viikinkoski mi-Léonore Baulac (la prochaine décennie de l’Opéra sera blonde). Quitte à passer pour une rabat-joie, cependant, je noterai qu’elle ressort d’autant plus que tous semblent avoir été formés pour tenir les rangs. Comme ailleurs, on trouve à l’école de danse de l’Opéra de jeunes artistes prometteurs, mais ils semblent ici avoir moins été formés comme tels qu’être passés à travers les mailles du formatage. Prophétie autoréalisatrice confortant la hiérarchie « naturelle » : parce que les futures étoiles le sont déjà en puissance et émergeront conformément à leur essence, on forme surtout au corps de ballet… s’assurant par là qu’il n’advienne pas de surprise ; seuls les plus pugnaces déjà repérés seront équipés pour monter jusqu’au sommet. Une tout autre impression** émane de la plupart des écoles invitées où, manifestement, on ne naît pas étoile, on le devient. Mais est-ce bien surprenant ? Toute république qu’elle est, notre nation, lorsqu’il est question de ballet, revient à ce qui a fait son berceau : la danse y demeure quelque part de droit divin… Reste à savoir si cela n’est pas quelque peu anachronique dans un « gala des écoles de danse du XXIe siècle« . Avec en filigrane, la question de savoir ce qu’est, ce que devient le style français, et comment on préserve un héritage tout en faisant évoluer les mentalités et l’enseignement qui en sont les gardiens…

* à moins que chaque école rende la pareille et fasse de même ?
** impression, parce que cela reste à relativiser : chaque école a probablement (sûrement) envoyé ses artistes les plus prometteurs et (peut-être) gardé ses bataillons de corps de ballet…

Bestioles d’une nuit d’été

Quelle idée de faire entrer Le Songe d’une nuit d’été de Balanchine au répertoire du ballet de l’Opéra de Paris ? Même s’il nous épargne côté pantomime, le ballet m’a paru assez pauvre au point de vue chorégraphique : battements d’ailes, temps levé, blablabla et saut de chat balanchinien, saupoudré ici et là de quelques bizarreries virtuoses cache-misère (la vitesse d’exécution joue peut-être dans cette impression : avec le cast original, cela vrombit déjà davantage).

La plus grande richesse de la production se trouve dans les costumes chatoyants de Christian Lacroix. Refaire faire la garde-robe du ballet par le couturier est toujours une idée plaisante (cf. les Joyaux et La Source), mais n’aurait-on pas pu le solliciter pour un autre ballet que Le Songe ? ou à tout le moins pour un autre Songe que celui de Balanchine ? J’ai découvert il y a peu la version d’Ashton, qui m’a semblée autrement plus intelligente dans la manière de caractériser par la danse les personnages.

Pour ce qui est de la lisibilité, en revanche, cette pièce de Shakespeare, c’est toujours le foutoir, et avec un peu de préparation, on ne s’y retrouve pas plus mal chez Balanchine que chez un autre – même le pas de deux de Titania avec un illustre inconnu (Stéphane Bullion en porte-fleurs a fait ma soirée) n’est pas si absurde : il suggère que Titania vit sa vie comme elle l’entend, ne formant avec Obéron qu’un couple symbolique. Et franchement, en pleine forêt enchantée, on n’est pas à une absurdité licence poétique près. On s’en tiendrait à l’acte I que ce serait ma foi plutôt plaisant. Mais Balanchine will be Balanchine : il nous colle au second acte un divertissement qui, tout en restant foutraque, masque la joyeuse bigarrure du premier acte, aplanie sans être unifiée. Cela se traduit également dans les costumes, avec l’apparition soudaine de tutus plateaux et la disparition des couleurs identifiant les deux couples à rebondissements (on ne peut en vouloir à Christian Lacroix : dans la chorégraphie de Balanchine, c’est blanc bonnet et bonnet blanc). Au point où on en était, on aurait pu s’en tenir aux jolis tableaux, tel le final avec les immenses capes du couple royal et les lucioles qui font regretter la magie d’une Bayadère, pourtant bien kitsch.

Reste le plaisir de retrouver les danseurs, notamment Marion Barbeau dans le rôle de Titania… que je m’obstine à écrire Tatiana : mon inconscient réclame la danseuse dans des rôles dramatiques plus consistants. Même si sa beauté farouche déjoue la niaiserie dans lesquels menacent de tomber certains rôles (elle avait déjà sauvé le Casse-Noisette tricéphale de l’an dernier), il serait bon de ne pas l’y cantonner… Ida Viikinkoski, pour sa part, semble en passe de devenir la nouvelle Stéphanie Rombert, aka la force brute qu’on colle aux fouettés (après Gamzatti, Hippolyte). Comme le reste de la distribution, elle est bonne, mais je n’accroche pas plus que cela (pas même au Puck à juste titre loué d’Hugo Vigliotti)(je crois que j’attendais secrètement Allister Madin).

Bref, rien de bien nouveau sous les projecteurs : Balanchine a tendance à me barber ; Marion Barbeau, à m’enchanter.

La Jeune Fille et la Mort

La Jeune Fille et la Mort, de Stephan Thoss
par les Grands Ballets canadiens de Montréal,
représentation du 14 mars

Oh, une inversion du Jeune Homme et la Mort ! Palpatine s’offusque de ma culture balleto-centrée : c’est en réalité le ballet de Roland Petit qui est l’inversion de la version de départ, un morceau de Schubert d’après un poème allemand. En allemand (comme en anglais), la mort est masculine et donc personnifiée par un homme. Cela donne dans la pièce de Stephan Thoss (sur un ensemble de musiques n’incluant pas Schubert) un aspect érotique peut-être plus prégnant. On le décèle dans certains passages, notamment lorsque deux jeunes filles marchent en pont, l’une avançant devant un homme qui en devient menaçant, l’autre suivant le sien, son homme/sa mort, docile ou amoureuse. La symétrie inversée des deux couples est intense  une ambiguïté qui n’a pas pour vocation d’être tranchée. L’un est l’autre, l’un va avec l’autre, enchevêtrement-enlacement de la vie et de le mort, comme le rappelle le chorégraphe dans le programme (ça me rappelle ma récente lecture de François Cheng…). Apprendre à aimer l’une pour n’avoir pas peur de l’autre (et je ne cite aucune des deux volontairement, car la proposition est réversible).

Le chorégraphe cite l’amour et l’espoir comme forces permettant de traverser une vie en s’y épanouissant : je me rends compte ces derniers temps que la danse en a pour moi été une grande également. La question du sens de la vie, comme but ou direction, est chassée par un port de bras et s’évanouit dans le plié, l’effort absorbant tout doute pour n’être plus que muscle, souffle, pensée en mouvement. Avec le recul, je me rends compte que les périodes intenses en danse ont aussi été celles de plus grande stabilité mentale et émotionnelle. Hélas, ce qui vaut pour la pratique est moins évident en tant que spectateur. Ces derniers temps, rédaction de mon projet danse oblige, je me pose pas mal de questions sur le pourquoi, la finalité du mouvement et la raison de ma présence dans la salle. Là, clairement, cela ne fonctionne pas. Palpatine, dont c’était le tour de pester à la sortie de la salle, a catalogué ça comme du mauvais Preljocaj. Je n’y avais pas pensé : les extraits de Philip Glass et les costumes m’ont ramenée à Shoot the moon, de Paul Lightfoot et Sol León. Les angoisses existentielles de Stephan Thoss se sont trouvées éclairées par intermittences de la lumière lunaire de cette très belle pièce, si bien que je ne puis dire n’y avoir trouvé aucun intérêt, même si je m’y suis un peu ennuyée.

Tout y était : la mort en costume noir, des ombres elles aussi noires, et la jeune fille, démultipliée en jeunes filles, en couples multiples, pour tous les âges, tous les lieux, toute la vie. Des valises pour le grand voyage qui s’assemblent en mur, dead end, et des chambranles de portes sans portes, simples seuils que l’on franchit sans savoir où l’on va. On danse de même : sans savoir où l’on va. Par moments, brièvement : beauté : identification éclair : c’est extrêmement poignant. Mais bientôt de nouveau le geste se perd et le mouvement incessant (frénétique même, à prendre ainsi la musique de vitesse) nous expulse de cette vie qui s’agite sous notre nez. On ne perçoit plus grand-chose ; on se voit soi comme spectateur, comme un dieu indifférent à sa création, dont il s’est déjà lassé. Tout s’est déjà passé ; la vie a reflué, on la voit à distance, et on s’applique, on s’ennuie à mourir, sans qu’il y ait plus lieu d’être triste ou ému.

Ça traverse, la scène, la vie  nous trop rarement. Par moments, brièvement, beauté que l’on soutient, comme notre attention, comme cette table qui reçoit les corps d’un couple où chacun se cherche contre l’autre  un passage très beau (l’un des rares à ralentir un peu, d’ailleurs), parce que c’est au-delà de s’aimer, avoir envie que l’autre déguste à sa place, le cuisiner salement, c’est vivre ensemble, avec soi surtout, dans l’espace fait durée, dans une robe orange-ocre-couleur de terre, de quotidien, de persévérance lasse, courage prosaïque, parce qu’il faut bien, qu’on le veut bien : je suis tombée en fascination pour Jacqueline Lopez, pour son visage farouche à force d’être tranquille. Le reste, doucement, s’est estompé. Ne reste plus, comme dans un halo de lumière, que la main qu’une autre jeune fille approche au ralenti de celle de la mort qui ne bouge pas, ne prend rien sinon le temps, le temps qu’on vienne à elle, que le désir se fraye à travers la crainte, et que l’on finisse par s’y réfugier comme une enfant en fin de soirée dans les bras de son père, qui la porte déjà endormie jusqu’à son lit. (Une autre encore attend, assise sur sa valise pleine de vie, jupe à fleurs et cardigan vert, le genre de fille à quoi rien ne résiste quand elle rêve.)