Journal de lecture : Le désir est un sport de combat

En allant chercher Nos puissantes amitiés, je suis tombée en tête de rayon sur Le désir est un sport de combat, dont la lecture s’est révélée beaucoup plus intéressante et nuancée que le titre ne le laissait supposer. Rébecca Lévy-Guillain laisse volontairement de côté les mécanismes corporels et les histoires personnelles dont se chargent habituellement la biologie et la psychologie. Partant du principe que les disparités de désir sexuel au sein des couples sont trop récurrentes pour s’expliquer seulement par des histoires singulières, elle part en quête des constructions sociales du désir (hétéro)sexuel.

Petites précisions :

  • L’autrice parle des classes populaire, moyenne et supérieure, en les réarrangeant en classe populaire, fraction économique des classes moyennes et supérieures et fraction culturelle des classes moyennes et supérieures : j’écrirai classes populaires, classe moy-sup-éco et classe moy-sup-cult.
  • Quand on parle de comportements attribués aux femmes ou aux hommes, il n’est pas question d’essentialiser, c’est toujours une construction sociale à laquelle certains individus échappent (heureusement).
I. La genèse du désir

Notre capacité à éprouver du désir dépend en partie de notre éducation au plaisir sensoriel (via le sport, la gourmandise…). Or le développement d’un « corps plaisir » peut être entravé par la fabrication d’un « corps contrôle », qui intériorise les pressions sociales, morales ou religieuses (injonctions à contrôler son apparence par la minceur ou une étiquette vestimentaire, notamment). Les normes sociales font que les garçons tendent à se constituer un corps plaisir et les filles, plutôt un corps contrôle, surtout si elles font partie des classes supérieures où on est plus guindé dans les apparences. Le corps contrôle peut aller jusqu’à être remplacé par un « corps anesthésié » chez les victimes d’abus sexuels ou de harcèlement lié à l’apparence physique.

Dans ma famille, on est mince par métabolisme et la gourmandise est très encouragée… mais j’ai eu un moment de pwd en lisant le témoignage d’une catho racontant comment elle s’était construite dans le contrôle avec la danse classique. J’ai repensé à mon ex qui m’avait vexée en remarquant que je ne connaisse pas mon corps, alors que je le connaissais très bien, merci : je parlais du corps contrôle musculo-squelettique et lui du corps plaisir organique.

II. La construction de l’imaginaire sexuel

Pour développer son imaginaire sexuel, on a besoin de côtoyer et de s’approprier des scénarios. L’exposition aux contenus érotiques diffère en fonction des connotations positives ou négatives associées à la sexualité, variables en fonction du genre et de la catégorie sociale : globalement, la sexualité est valorisée pour les mecs, mais suspecte chez les meufs, surtout si elles font partie des classes populaires et moy-sup-éco. Les catégories moy-sup-cult. ont accès à davantage de scénarios érotiques, notamment via la littérature (Nabokov, Choderlos de Laclos, Diderot, Sade, Apollinaire, etc., versus les romances pour les classes inférieures — après, j’ai le souvenir d’un ou deux bouquins de séries à l’eau de rose pour ado, qui avaient le mérite d’inclure quelques scènes explicites d’une manière adaptée à leur lectorat).

Last but not least, les scénarios sexuels doivent être couplés à des sensations physique d’excitation pour que l’éveil au désir fonctionne. (Typiquement, les scènes de sexe dans les films des années 1990, quand t’as les parents derrière toi, ça te provoque strictement rien à part de la gêne.) C’est souvent là que le bât blesse. Si on croise la constitution du corps plaisir et l’exposition aux scénarios, l’apprentissage du désir est lacunaire chez les femmes : celles des classes populaires ont un corps plaisir éveillé au désir mais un sentiment d’illégitimité voire de culpabilité face à la sexualité ; celles des classes moy-sup-cult. ont accès aux représentations du désir mais un corps verrouillé par le contrôle ; et celles des classes moy-sup-éco sont les plus mal loties avec potentiellement des barrières physiques et psychiques.

III. « Je me suis forcée »

Le désir semble tellement devoir aller de soi que son absence peut générer des questions identitaires (je passe, parce que j’ai déjà chroniqué La Révolution du No-Sex). MeToo a pas mal changé la donne dans l’idée qu’il ne va pas de soi d’avoir envie d’une relation sexuelle dans le cadre d’un couple. Bonne nouvelle, donc, les meufs se forcent de moins en moins (évitons ainsi de nous alarmer de la baisse de l’activité sexuelle chez les jeunes générations, c’est peut-être pour une très bonne raison).

Mauvaise nouvelle, en revanche, à laquelle je n’avais pas du tout songé : dorénavenant, les nanas qui ont des relations sexuelles sans désir se flagellent parce qu’elles se perçoivent comme faibles d’avoir cédé aux pressions du conjoint — surtout si elles sont de la nouvelle génération ou appartiennent aux classes moy-sup-cult. rodées aux grilles de lecture féministes. C’est la double peine : non seulement il y a peu de chance qu’elles aient pris du plaisir pendant l’acte (l’appétit ne vient pas toujours en mangeant), mais elles sont entraînées dans une spirale d’auto-dévaluation (dont on peut imaginer qu’elle les rend moins sûres d’elles et plus enclines à céder aux avances pour se sentir désirables et validées).

Au passage, l’autrice rappelle que le consentement et le désir sexuel sont deux choses distinctes. On peut parfaitement consentir à une relation sexuelle sans éprouver de désir, notamment pour faire plaisir au conjoint. Après, bon… m’est avis que l’argument est plus à destination des nanas qui se flagellent, que des gars qui ne voudraient pas se pencher sur la définition du viol conjugal.

IV. « Je ne suis pas ton colocataire »

Non seulement les femmes partent souvent avec un temps de retard sur les hommes dans la construction du désir, mais celui-ci imprègne tellement la socialibiliation des hommes qu’ils ont du mal à faire sans (ou avec moins).

Si on caricature, serrer des meufs est ce qui lie les hommes entre eux. Genre ils ne peuvent pas être potes tranquilles entre eux parce qu’ils s’apprécient, il faut qu’ils prouvent leur virilité pour être acceptés par leurs pairs. Du coup, s’ils ne font pas l’amour aussi souvent qu’ils imaginent devoir le faire, leur virilité et leur estime de soi s’effondre ; ils se sentent exclus. Vous trouvez que c’est exagéré ? À lire certains verbatims, c’est carrément en-dessous de la vérité (j’aurais recueilli un certain témoignage, j’aurais dû lutter pour conserver la neutralité de la posture sociologique et ne pas coller deux claques au gars).

Mais évidemment, il n’y a pas que ça. Les constructions sociales poussent les hommes à être fort, ne pas pleurer, ne pas montrer leurs émotions et autre bullshit qui imposent à leur compagne de se transformer en psy qui font que leur vie affective et émotionnelle est souvent plus pauvre que celle des femmes ; sauf éducation particulière ou travail personnel auprès d’un psy, ils n’ont souvent pas les outils pour articuler ce qu’ils ressentent. Du coup, le sexe est pour eux le lieu de création l’intimité — alors que pour les femmes, il en est un, souvent privilégié, mais pas le seul (dudes, vous n’imaginez pas la puissance d’une conversation-confidence ; vous devriez essayer). Pour beaucoup d’hommes, les relations sexuelles sont un moyen de lutter contre la solitude, et pour certains, c’est carrément un rempart contre la dépression.

Tout ceci permet de mieux comprendre le concept de misère sexuelle, je trouve, sans le balayer d’un revers de la main comme le font parfois certaines féministes lassées d’un prétendu dû sexuel (et on comprend la lassitude)  : ça recouvre souvent une misère affective, in fine. La souffrance peut être réelle, et pas seulement une blessure d’ego dans un univers masculin(iste ?).

V. Des femmes désirantes

Heureusement notre autrice n’a pas voulu laisser son lectorat hétérosexuel sur ces constats dépitant. Elle s’est penché sur les couples où les disparités de désir sont moindres et/ou moins mal voire bien vécues. Côté femmes, sont avantagées celles qui ont été éduquées pour jouir de la vie sans entrave. Quand ce n’est pas le cas et qu’il a fallu faire tout bien comme il faut en se contorsionnant dans les cases, tout n’est pas perdu pour autant… Cela passe alors par une prise de conscience de son droit à désirer (oui, tu t’es souvent fait passer en second, non, le plaisir n’est pas réservé aux hommes, ce n’est pas sale et ça ne fait pas de nous des salopes ou des pécheresses) et par un travail actif de réappopriation du champ sexuel : masturbation studieuse, apprentissage livresque ou vidéo, écoute de pOrno audio… tout est bon pour développer son imaginaire sexuel, la sensibilité de son corps, et ainsi passer d’objet à sujet sexuel. Comme cela demande pas mal de ressources sont favorisées les femmes des classes moyennes et supérieures, notamment de la fraction culturelle, plus enclines à aller chez le psy (« plus proches des savoirs thérapeutiques » on dit en langage élégant).

VI. Des hommes flexibles

Chez les hommes, les disparités de désir au sein du couple sont mieux vécues quand il y a eu un apprentissage émotionnel précoce et intime (big up aux familles qui apprennent aux petits garçons à exprimer leurs émotions & un grand merci aux parents du boyfriend) ou à défaut un gros travail de remise en question — par des copines, sœurs, amies qui ont la patience de la pédagogie ou, mieux, chez un psy (on ne dira jamais à quel point un mec qui a suivi une psychothérapie est un gros turn on). Plus on est capable d’exprimer ses émotions et de créer de l’intime par la parole ou le geste non sexuel, moins la frustration est prégnante. Encore une fois, sont plus avantagés les classes moy-sup-cult.

Évidemment, cela aide carrément d’évoluer dans un environnement où le prestige ne repose pas entièrement sur la sexualité mâle, que cela soit pour des raisons idéologique ou pratiques (quand on s’en sort bof sur le marché érotique). En somme, soit t’es woke, soit t’es CSP+ geek, soit — surprise ! — catho (le moindre désir de l’épouse peut être moins mal vécu que dans les autres milieux, car perçu comme naturel et faisant partie du package voulu par dieu — à défaut de se remettre en question, ils foutent la paix).

En conclusion, l’autrice rappelle que « la sexualité n’est pas une activité déconnectée des autres sphères de la vie » (l’intime est politique, bitches) et que « les scénarios culturels cristallisent les enjeux et conflits autour du désir » (ils reproduisent les normes et nous incitent à les perpétuer, quoi). Bref, le passage du désir est étroit, ménageons-le : mesdames, apprenons à jouir ; messieurs, apprenez à dire (vos émotions — et tant qu’à faire, dégagez ou éduquez vos potes virilistes). Et tous allons voter pour un peu moins d’inégalités sociales.

Journal de lecture : L’apiculture selon Samuel Beckett

Après avoir picoré de bout en bout Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? j’ai regardé ce qu’il y avait de Martin Page à la médiathèque et je suis tombée sur L’apiculture selon Samuel Beckett, au titre pour le moins intriguant, vous en conviendrez. Le livre est tout fin, ça m’allait bien, coincée que j’étais quelque part entre la 200ᵉ et 300ᵉ page de Hêtre pourpre ; j’ai pu le lire en contrebande.

Vous visualisez l’esprit de sérieux ? Eh bien, voilà, c’est tout le contraire : Martin Page a l’esprit de fantaisie. Le théâtre de l’absurde, il vous en fait un mini-roman loufoque pas piqué des hannetons. Voici, Mesdames et Messieurs, Samuel Beckett tel que vous ne l’avez jamais vu : l’homme en coulisse invente des archives falsifiées pour les universitaires, cuisine son chocolat chaud maison avec un peu de cannelle parfois, propose à Coluche de lui écrire des sketchs, fait lire au narrateur les lettres dans lesquelles un metteur en scène raconte le Godot qu’il monte dans une prison suédoise… et récolte le miel de ses ruches sur le toit de son immeuble parisien, d’où le titre. C’est clairement la lecture-interlude dont vous ne saviez pas que vous aviez besoin, ludique et faussement légère — comme seuls savent l’être les auteurs de littérature jeunesse ?

…

Fun fact de lecture. Le narrateur habite une chambre au dernier étage d’un immeuble parisien : ma cervelle l’a directement logé dans les décors du Pigeon. Rien ne se perd, rien ne se crée… j’ai la lecture zéro déchet.

…

Tout en mangeant son sandwich (des tentacules dépassaient du pain comme si le poulpe essayait de s’échapper), Beckett s’est excusé de n’avoir pas pu veni au rendez-vous.

Beckett a insisté pour que nous prenions un goûter (« Quatre repas par jour sinon la journée est gâchée ») […].

Pas de doute, Martin Page est bien à l’initiative de Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? avec Coline Pierré.

…

Petite séquence de kiff universitaire-littéraire :

[à propos des archives] Beckett pensait que cet appétit pour la cellulose était dénué de toute valeur scientifique. C’était un désir de possession, quelque chose qui avait plus à voir avec le fétichisme qu’avec la recherche universitaire.

« Étudier ma vie, c’est un moyen de ne pas voir ce qui se joue dans la leur et que mes livres tentent de révéler. »
Je comprends son point de vue, mais comme anthropologue j’y vois un mécanisme de défense : je sais combien les gens acceptent mal qu’on leur dise à quel point leur vie, leurs origines déterminent ce qu’ils sont et ce qu’ils font.

J’ai dit : « Alors vous êtes du côté de Proust contre Sainte-Beuve. »
« Je ne suis du côté de personne, a-t-il répondu. Il ne faut pas choisir. Proust s’est élevé contre Sainte-Beuve, il s’est affirmé ainsi, il s’est créé. C’est de la mauvaise foi bien sûr. […] »

…

Un passage loufoque sur l’addiction, qui m’a bien plu :

Sans un mot, il m’a accompagné dans le salon. Un paquet de cigarette était posé sur la table […]. Il l’a montré du doigt comme il m’aurait montré quelque chose d’à la fois attirant et dangereux. Il semblait prêt à succomber au vertige et à l’objet de son désir. Il m’a demandé si je pouvais lui rendre service en fumant le paquet. J’ai eu l’impression qu’il voulait que je tue un fauve.
[…] J’ai demandé à Beckett pourquoi il ne se contentait pas d’allumer les cigarettes et de les laisser brûler dans le cendrier comme je l’avais déjà vu faire. Il m’a regardé comme si j’étais un enfant attardé :
« De temps en temps, il faut vaincre le paquet complètement, dans les règles de l’art. Sinon, il revient vite. Il faut le mettre à mort. »

…

Plus politique et perspicace que la farce le laisserait croire :

Un peu plus tôt, il m’avait dit « ceux qu’on appelle des condamnés sont d’abord des pauvres, condamnés à la pauvreté, la prison, c’est une peine ajoutée à la peine ».

Il avait acheté ces ruches huit ans plus tôt, à un moment où il traversait une période dépressive. S’occuper d’autre chose que de ses écrits et de ses angoisses l’avait sorti de l’asthénie. L’apiculture était devenue une éthique.

Quand Beckett a rangé les tenues d’apiculteur dans le placard, j’ai aperçu des vêtements colorés et des chapeaux étranges. Il m’a expliqué qu’il aimait les costumes et les habits. Mais impossible de révéler cette passion quand il était encore un jeune auteur : on ne l’aurait pas pris au sérieux […]. Maintenant qu’on le considérait comme un grand artiste, il était trop tard. Il avait créé son personnage. Personne ne prendrait au sérieux sa fantaisie.

…

Il faut abandonner l’idée d’être compris et bien lu. Le malentendu est la règle. Si on peut vivre en partie grâce à ce malentendu, alors tant mieux.

Bienentendu.

Journal de lecture : Nuits de noces

De part et d’autre d’une nuit, j’ai lu Nuits de noces au pluriel, le destin en mots simples, en lignes légères pourtant chargées d’amour et de violence, de la mère de Violaine Bérot, narré à la première personne :

Depuis la disparition de mon père, j’assiste, impuissante, à la douleur de ma mère face à la disparition de cet homme follement aimé, qu’elle avait il y a très longtemps arraché à l’Église.
Leur histoire, je la connais surtout par elle qui l’a toujours racontée.
À partir de son interprétation, mais aussi de mes propres observations d’enfant puis d’adulte, j’ai voulu donner à entendre combien fut bouleversant de côtoyer de si près leur explosif amour.
Très vite m’est apparue cette évidence : il me fallait écrire depuis sa place à elle, ma mère, aussi incestueux que puisse paraître ce geste.

J’ai eu peur que cette première personne incestueuse perturbe ma lecture,
puis j’ai oublié,
puis j’ai compris,
Œdipe-Elektra qui évince et redonne place à une mère qui a craint de n’être plus que ça,
une mère,
et qui souvent s’y est refusée, cabrée, cassante.
Pour réparer être sa fille,
écrire à la place de la mère :

Parfois
ces enfants
je leur en voulais.

Mais j’anticipe.
Avant, il faut lire le destin, la défroque,
la gratitude d’un amour désintéressé, qui devient absolu,
qui devient fou,
qui devient mauvais, par peur de perdre qui est si bon,
les mots simples,
encore plus puissants
d’être si simples,
irréductibles.

J’ai trouvé ça follement beau,
alors je vous livre le squelette de cette histoire
à travers ces passages qui m’ont

qui font une histoire
qui ferait un formidable ballet,
comme celui que je n’ai jamais (qu’)imaginé
après la lecture de Mademoiselle Else.

J’espère que vous trouverez ça aussi beau que moi,
que vous irez lire la suite, l’avant, l’entre, les interstices.
Et j’ai pensé à toi, Dame Ambre,
que je ne connais pourtant pas,
j’ai pensé à toi dans ces histoires d’enfance, d’héritage,
de peur qui rend mauvaise,
et d’amour qui répare.

Chaque passage entre les points de suspension colorés appartient à un chapitre distinct, dont aucun n’est reproduit en totalité, loin de là.

…

Dix-neuf ans et demi j’avais
pas même vingt
et pourtant l’absolue certitude
l’instantanée certitude
lui
lui et aucun autre
lui, l’homme interdit
l’homme de messe
pour moi
rien que pour moi.

…

Pourtant à lui
au prêtre
à lui
en parler
je ne sais pas pourquoi
je ne sais pas comment
en parler c’est venu
c’est venu tout seul
de dire le père
les coups du père sur la mère
à lui, le prêtre
c’est venu naturellement
de pouvoir enfin en parler.

« Je vais t’aider »
il a seulement dit

Et ses yeux sur moi
ses yeux au tout dedans de moi
ses yeux jaunes
au plus profond de moi.

Je vais t’aider
et j’ai compris
je vais t’aimer.

…

Mais je voulais
que tout seul il le comprenne
je voulais que l’homme-prêtre
découvre de lui-même
effaré
émerveillé
son erreur
qu’il réalise
que Dieu et la Très Sainte Institution
non
mais moi
moi.

…

J’en devenais folle
et je hurlais
plus fort que ne hurlait mon père
de ne pouvoir jamais
cet homme
ni le voir ni le toucher
car le toucher enfin
le toucher
oh mon Dieu, toucher cet homme-là.

Cette peau
gaspillée
à ne pas le laisser s’en servir.

Cette peau
rien qu’à vous
consacrée
pauvre Dieu
qui n’en saviez rien faire.

…

Et soudain
la lettre.

Celle dans laquelle
il me l’annonçait
officiellement
me le demandait
« veux-tu
devenir
ma femme ? »

Et alors
ne plus
savoir
comment
on fait
pour
respirer.

…

Pas une simple nuit
mais une kyrielle
de nuits de noces
et se moquer
que ce soit la nuit ou le jour
et bien loin de la date des noces.

…

Fallait-il que je sois sotte
moi qui pour rien et avec personne ne voulait plus le partager
fallait-il que je sois sotte
de vouloir des enfants
qui feraient de lui leur père
et me le voleraient
[…]

Or
le voir père
lui
le voir père aimant
voir ce que c’est
un père
sans le coups
comprendre enfin ce que c’est
un père.

Lui
que tous avant appelaient
mon père
cela me mettait les larmes aux yeux
qu’il soit mainteannt
seulement pour nos enfnats
leur père.

…

[…] je ne le reconnaissais plus
et ça me rendait mauvaise
mauvaise autant que mon père […]

Nos enfants
me voyaient crier
puis ne me voyaient plus
ces enfants dont je ne voulais pas m’occuper
ne plus être leur mère

…

Mais
il suffisait
que sa main
ses doigts
se posent sur moi.

Il suffisait de cela
sa peau sur la mienne
ses yeux jaunes
pour que s’envole la panique
et l’angoisse
et la peur.

…

Mais j’ai ce putain de sang
de mon père et du père de mon père
ce putain de sang
[…] je prie pour que dans les veines de nos enfants
ne coule que son sang à lui
son sang de messe
rouge et joyeux.

…

Car l’avais-je imaginé cela
à dix-neuf ans et demi
vieillir auprès de lui
petite vieille et petit vieux
main dans la main
à nous faire de chastes baisers
[…] par l’un à l’autre réclamés
par l’autre à l’un donnés.

Journal de lecture : Nos puissantes amitiés

Dès l’introduction de Nos puissantes amitiés, j’ai pensé à Melendili. Évidemment, elle l’avait déjà lu… et ce n’était pas vraiment le livre qu’elle attendait. Je n’ai pas trop compris sur le moment, j’étais dans l’enthousiasme du premier chapitre — probablement celui qui m’a le plus appris. L’analyse sociologique des constructions genrées de l’amitié a confirmé une impression floue, à savoir que la plupart des amitiés masculines se construisent par opposition au groupe des filles… et ce, dès la maternelle ! Pas à l’adolescence, comme je l’aurais spontanément pensé, avec l’idée de se vanter de conquêtes parfois imaginaires. En maternelle ! Arrête de traîner avec les filles, sinon tu ne pourras pas rejoindre le « groupe des Méchants » (dénomination réelle d’un groupe étudié — c’est mi-adorable mi-terrifiant). Du coup, les amitiés masculines sont souvent davantage un moyen de ne pas être exclu socialement qu’un rapprochement intime ; et certains hommes finissent ainsi en « estropiés affectifs » (de mémoire, je ne retrouve pas l’expression exacte, qui était me semble-t-il empruntée à bell hooks).

J’ai beaucoup aimé aussi le renversement de la friendzone en fuckzone :

Fuckzoner quelqu’un (de fuck : baiser), c’est interagir avec une personne dans l’unique but de coucher avec elle. La fuckzone, c’est arrêter de parler avec quelqu’un quand on apprend qu’elle n’est pas célibataire. La fuckzone, c’est faire semblant de s’intéresser à l’autre, en ne poursuivant en réalité que sa fonction sexuelle. Ce que disent les féministes, c’est ceci : ce n’est pas nous qui friendzonons, ce sont les mecs qui nous fuckzonent à tout va. Et qui, ce faisant, empêchent toute véritable rencontre de pouvoir avoir lieu.

Dans la suite de l’essai, Alice Raybaud envisage l’amitié sous son aspect politique, en tant que levier permettant de repenser les normes sociales que sont notamment le couple, la famille nucléaire et la vieillesse en maison de retraite. À la fois, ça n’a l’air de rien, et c’est beaucoup, de partager ces histoires de colocation ou de parentalité amicales, avec un partage du care qui va bien au-delà d’une attention portée à l’autre lors des coups durs. Habiter ensemble passées les années étudiantes, élever un enfant en-dehors du couple, imaginer des solidarités pour échapper à la dépendance, c’est tout un monde à repenser, et j’ai eu plaisir à entrevoir d’autres manières de vivre ensemble (même si je me demande toujours s’il y a beaucoup d’introvertis parmi ces partisans de l’amitié comme mode de vie…). L’autrice s’attache également à souligner l’importance de la famille choisie pour les personnes queer, trop souvent rejetées par la leur, et plus largement le soutien des amitiés dans les luttes, notamment féministes.

Du coup, si pour vous habiter ensemble quand on est en couple ne va pas de soi, si vous avez déjà entendu parler de Thérèse Clerc, et si vous avez dans votre cercle de connaissance quelqu’un qui élève un bébé-pipette avec son meilleur ami homosexuel, vous n’aurez probablement pas l’impression d’apprendre grand-chose de nouveau. Mais peut-être n’est-ce pas le but. Peut-être faut-il seulement s’imprégner de ce que cela implique, prendre la mesure de la puissance des liens amicaux et se rappeler qu’ils méritent toujours davantage de soin qu’on a tendance à leur en accorder. Comme l’ouvrage d’un stoïcien dont la lecture vaut moins que la relecture, et la relecture moins que la tentative de vivre en accord avec ses principes.

Peut-être aussi m’attendais-je à une réflexion plus philosophique que politique — et en même temps, patate que je suis, c’était dans le sous-titre : Des liens politiques, des lieux de résistance. La dimension politique, sociologique, militante, je vois bien, maintenant. Mais l’intime, ses alchimies, ses efforts, ses joies et ses difficultés… on parle finalement peu de l’intimité qui peut exister entre deux personnes sans qu’il y ait pour autant du désir entre elles, du lien qui unit et nourrit davantage qu’un déj’ entre copines, comme si les amitiés étaient des fleurs coupées à la fin de la jeunesse, qui survivaient tant bien que mal dans un vase à l’âge adulte. L’autrice parle de cette sous-représentation au début de son ouvrage, et je crois que c’est à propos de cela, surtout , de cet intime, que j’aimerais lire, en piochant dans les références disséminées dans l’essai.

[citation d’Anne Pauly, article paru dans le numéro 4 de La Déferlante] Pour moi, la déflagration se produit toujours quand un·e ami·e devant moi déploie sa fantasie. Sa fantaisie, son imaginaire et sa boîte à connerie. Révéler à quelqu’un qu’on connaît à peine l’existence de son pays bizarre, c’est courageux, quel que soit l’âge. Le plus souvent, le simple fait d’y avoir été invité·e suffit à sceller le lien.

Les gens fantaisistes <3

…

Selon elle [Claire Richard, dans le podcast On ne peut plus rien dire de Judith Duportail], il y a un « manque d’un savoir-faire, de scripts et d’imaginaires », pour penser une variété de modalités de contacts, qui est très dommageable. « On est saturé·e de représentations de la gradation des contacts érotiques. Mais concernant les contacts amicaux, de tendresse, on n’a pas du tout le langage et donc cela nous en prive beaucoup. C’est vraiment un territoire non cartographié », pointe-t-elle, toujours dans ce podcast.

Tellement impensé que ça nous fait parfois bizarre à Melendili et moi de nous faire la bise — la bise, quoi ! Avec JoPrincesse, ce sont les hugs : elle y recourt spontanément, mais ils doivent être brefs et ils prennent ainsi fin au moment où je commence à m’y faire.

…

[citation de Camille Toffoli, S’engager en amitié] Dans les milieux queers, on accepte qu’il puisse y avoir du désir entre deux ami·es, que ce désir puisse être nommé sans nécessairement mener à des rapprochements.

Et d’inciter à sortir de la binarité entre amour et amitié.

Anne Pauly défend d’ailleurs que « l’amitié part aussi d’un rapport de désir avec l’autre », entendu que le désir n’est pas forcément sexuel. L’amitié nait également d’une attirance, même s’il ne s’agit pas d’une attirance sexuelle.

Si vous avez des coups de foudre amicaux à raconter en commentaire, on veut les lire !

…

L’autrice parle des amitiés nées de groupes de paroles, où les participantes s’offrent une « écoute radicale » qui produit une qualité de lien humain rarement atteinte dans la vie quotidienne :

cela tient beaucoup au fait de pouvoir s’exprimer et de s’écouter pleinement sans avoir l’esprit parasité par l’urgence de préparer une réponse à fournir à l’autre.

Journal de lecture : La révolution du No Sex

Il y avait cette curiosité passive pour la question de l’asexualité, réactivée il y a quelques temps par un épisode de Heartstopper (série parfaite pour les cœurs en guimauve woke). Mais surtout, si je suis honnête, le désir de comprendre pourquoi le désir sexuel se fait aussi stable qu’un néon en fin de vie pour moi ces derniers temps. J’ai bien tenté de Googler le désir, mais je me suis pris une avalanche d’articles sur la perte de libido et ses origines maléfiques (stress, charge mentale, contraception…). Or, non. Petit a) je n’ai pas perdu ma libido, c’est elle qui perd le fil et se fait la malle sitôt après avoir amorcé un rapprochement. Surtout, petit b) pourquoi la fluctuation de la libido serait-elle nécessairement un mal à solutionner-médicamenter de suite ? Pourquoi serait-ce forcément au partenaire avec la libido moindre de remédier à une situation dont il ne souffre pas (lorsqu’il n’en souffre pas, puisque tel est mon cas ; je parle de moi à la troisième personne comme si j’étais Jules César si je veux) ? Bref, j’avais besoin d’un peu moins de norme et d’un peu plus de pistes. Et qui mieux que les asexuels et abstinents pour questionner la norme en matière de sexe, hein ?

Autant ruiner le suspens de suite : je n’ai pas eu de révélation à la lecture de La Révolution du No Sex, petit traité d’asexualité et d’abstinence. Mais j’ai ouvert un peu mes horizons, appris qu’être asexuel n’exclut pas nécessairement les relations sexuelle (on peut y consentir sans grand désir, en mode pourquoi pas — même si bon, hein…), mais surtout qu’être asexuel ne signifie pas forcément n’éprouver aucune pulsion sexuelle (même si pour certains oui) : cela signifie avant tout ne pas éprouver de pulsion sexuelle pour autrui (et n’exclut donc pas la masturbation). Bref, l’asexualité, c’est tout un spectre. Le didactisme de Magali Croset-Calisto m’a fait reconsidérer mon préjugé selon lequel se disent asexuelles des personnes qui n’ont pas encore ressenti d’attirance et/ou de plaisir (ou qui ont eu des expériences telles que toute sexualité s’est mise à leur répugner) — préjugé qui est d’ailleurs similaire à celui que j’ai pu rencontrer en revendiquant ne pas vouloir d’enfant : c’est parce que tu n’as pas rencontré le bon /  tu dis ça maintenant mais tu verraaaaas. Je vois que je suis à un âge où les enfants pullulent dans mon cercle amical et où mes amies nullipares commencent à entendre parler de congélation d’ovules par leur gynéco : et non, vraiment, toujours pas, je préfère donner cours de danse à des enfants que je peux rendre à leurs parents à la fin du cours, émoticone diablotin ravi, demerden Sie sich.

J’ai surtout trouvé très intéressante l’hypothèse de l’autrice selon laquelle la mouvance no sex fonctionnerait un peu comme l’inconscient de notre société, en mode ras le bol de la sexualisation à outrances et des VSS, on coupe les ponts et on privilégie un rapport apaisé à soi et aux autres (on sublime à donf, dégénitalisation des rapports, « érotisation d’autres territoires » comme le désir de savoir…). L’absence de pulsion sexuelle n’équivaut pas à l’absence de pulsion de vie : la pulsion d’auto-conservation prend simplement le pas sur la pulsion sexuelle.

L’autrice pousse jusqu’au paradoxe en comparant le no sex à l’amour courtois et aux troubadours « qui chantaient la sublimation du sexe au nom de la protection d’un désir durable qui ne se lasse ni ne s’épuise de lui-même ».

« Et si la sublimation du désir et des rapports sexuels permettant au final de maintenir le désir du désir ? »

La révolution du No Sex aurait tout d’une révolution astronomique, quoi. Je vous laisse sur un extrait de la conclusion, voir si vous seriez tentés de lire le (court) essai en entier :

Le sexe actuel, avec ses soutènements porno-commerciaux, a envahi l’ensemble des espaces publics et mentaux. […] Les personnes asexuelles, abstinentes ou en baisse de libido n’ont jamais été aussi visibles (et décriées) que dans notre modernité. Derrière cette nouvelle visibilité, le message du No Sex est que le sexe est à réinventer. Car les raisons de ne pas, ou ne plus, faire l’amour sont nombreuses : par orientation, par réaction, par déception, par choix, par protection, par guérison, etc. […] Face au burn-out des couples, face à la surconsommation et à l’appauvrissement des ressources naturelles, face à l’inflation constante, la sobriété est de mise. […] La pulsion de vie a changé de registre. Le monde des plaisirs fait place à celui de la modération. La pulsion sexuelle se met en retrait, au profit de la pulsion d’autoconservation. […] Désormais, avant de penser au sexe et à la jouissance, l’humain pense d’abord à sa sécurité. À sa pérennité. Car pour pouvoir jouir et éprouver du plaisir, encore faut-il être en vie. La révolution du No Sex vient nous le rappeler : il s’agit de se recentrer pour pouvoir durer.

C’est pourquoi les jeunes qui n’ont plus envie de faire l’amour (tel qu’il se fait), les personnes d’orientation asexuelle et les personnes abstinentes délivrent un message fort à la société : en isolant la pulsion sexuelle de leur mode de vie, ils la protègent du mortifère ou de l’asphyxie. Cette mise au repos donne au désir un nouveau souffle, via la sublimation et la création. […] Ils questionnent le monde des envies au profit de l’en-vie.

…

À la suite de cette lecture, j’ai regardé sur Arte le documentaire No sex. Une jeune femme témoigne de son chemin pour se reconstruire après un viol. Un homme, qui m’a immédiatement été antipathique au possible, y parle d’abstinence subie ; il m’a fallu faire preuve de persévérance pour pousser outre l’aigreur et entendre la souffrance, réelle, poignante, qui l’a conduit jusqu’à la tentative de suicide. Un couple asexuel répond à des questions auxquels ils sont rompus sans jamais se lâcher la main, comme ne manque pas de le remarquer l’interviewer… qui ne souligne pas le seul moment où la jeune femme récupère son autonomie : lorsque son compagnon parle de masturbation. La chose semble lui répugner, et c’est cette répugnance qui m’a replongée dans le doute, dans le flou entre normal et pathologique.

Est-ce qu’on n’érigerait pas des théories pour justifier nos constructions de traviole ? Est-ce qu’on ne colmaterait pas de bonnes raisons nos angles morts ? Et en même temps, ces théories offrent une alternative bienvenue à la pathologisation de tout ce qui s’éloigne de la norme… Face au couple asexuel présent sur le plateau, ma première réaction a été de me dire que, quand même, ils en tenaient une couche. Est-ce que j’écoute cette réaction spontanée comme une forme d’intuition ou est-ce que je l’écarte comme production de préjugés hérités de la société (parce que bon, d’habitude la neuroatypie ne me paraît pas si bizarre que ça) ? Est-ce que je ne laisserais pas plutôt infuser la force de vie qui émane de la jeune femme, dont l’enthousiasme et la joie me rappellent la camarade de prépa qui se destinait à rentrer dans les ordres (et vous pliait une explication de textes de Laclos avec une élégance et une décontraction totales) ?