Les jardiniers du Parc

Les jardiniers, gardiens de l’amour

Quatre jardiniers ouvrent, ferment et encadrent chaque épisode-bosquet du Parc de Preljocaj. Ce sont les gardiens de l’amour, qui est toujours une histoire et qu’il faut savoir entretenir, faisant surgir ici l’allée dans laquelle les amants s’engagent, brisant là la narration pour vous tendre une fleur épanouie dans l’abandon amoureux, débarrassée de ses épines, qu’en respirant on n’image pas un jour faner. Les jardiniers cultivent une certaine idée de l’amour, dont la forme la plus achevée est certainement le mythe du séducteur qui, pris à son propre piège, finit par tomber amoureux – idéal qui traîne chez toutes les romantiques prêtes à prendre leur numéro pour figurer dans l’inventaire amoureux des Don Juan et Casanova, dans un pari insensé pour en être le dernier. Notez que les sexes sont réversibles dans ce jeu de rôle : le couple du Parc donne ainsi à imaginer le destin de la marquise de Merteuil et du Vicomte de Valmont si leur amour-propre ne les avaient pas entraîné à nouer d’autres liaisons dangereuses – c’est, du moins, la vision que j’en avais gardé, depuis ma découverte du ballet. Mais entre Laetitia Pujol, qui envisage le rôle façon Cécile de Volanges1, et Aurélie Dupont qui l’a dansé avec une résistance toute Madame de Tourvel, je commence à en douter. Il y a même dans cette résistance une certaine raideur, qui me fait entrevoir pourquoi Preljocaj cite la princesse de Clèves parmi ses sources d’inspiration.

Petit aparté pour rappel : le sens du devoir et la morale inflexible de la princesse de Clèves n’en font pas un exemple mais un monstre de vertu. Elle se donne sûrement bonne conscience en s’interdisant de tromper son mari mais se montre avec lui d’une incroyable cruauté en lui confessant n’aimer que M. de Nemours, auquel elle ne se livrera de toutes façons jamais. N’importe qui de moins moralisant et plus sensé aurait fait un choix, prenant soit son pied avec l’amant, soit son mal en patience avec le mari qui, à défaut du peu de désir qu’il inspire, fait tout ce qu’il peut pour se rendre aimable – la tendresse aurait fini par s’installer et le mari se serait contenté de se substitut d’amour pourvu qu’on lui ait tu que c’en était un. Merci donc de choisir un autre modèle littéraire pour la femme craintive de se livrer à l’amour : il aurait fallu que la jeune fille n’érige pas sa pudeur en morale pour que son souvenir l’emporte sur celui de la vieille fille aigrie. La transparence de la princesse, pseudo-vertu et véritable morale de la frustration en ce qu’elle place toujours une vitre entre elle et l’objet de son désir, m’exaspère autant que le style de madame de La Fayette, ce fin glacis censé donner du brillant à l’ensemble.
Je ne reconnais qu’un mérite à La Princesse de Clèves : m’avoir, en la fuyant, fait choisir l’option philo en khâgne. Fin de l’aparté.

Les jardiniers, qui ont le devoir de faire triompher l’amour, veillent à ce que l’héroïne ne connaisse pas le même destin que la princesse de Clèves – la manipulant, au besoin, dans ses rêves. Mais ce fantôme de la princesse est fort utile pour perçoir plus nettement l’opposition entre le sérieux de l’amour et l’éternel jeu de la séduction. Serait-ce une caractéristique féminine que de prendre l’amour très (trop ?) au sérieux, par opposition à une conception masculine beaucoup plus légère de la chose ? Cette question m’était déjà venue à l’esprit à la fin de Before Midnight lorsque Jesse fait semblant de rencontrer Céline et de la séduire pour la première fois après qu’elle l’a pressé d’avouer une infidélité pour laquelle il y avait prescription : Céline, qui aimerait se savoir aimée pour de bon, est agacée par ce jeu, lequel est pourtant un formidable moyen pour chacun de mettre à distance la personne qu’il a été au moment où il a souffert ou fait souffrir l’autre. Le jeu est à la fois la dérobade exaspérante d’un éternel adolescent et la sagesse d’un homme qui sait que l’on n’est jamais fidèle à soi-même ; le sérieux, le rêve puéril de qui exige des preuves quand l’amour relève de la foi et la reconnaissance de l’autre, la volonté d’avoir avec lui un rapport libre et franc.

Le jeu : le libertin joueur qui folâtre avec une muse courtement vêtue derrière un tronc d’arbre et revient, tout sourire, ne pensant pas à mal, vers celle qui lui plaît et qu’il n’a pas encore séduite ; le sérieux : le visage grave de celle qui se tient debout, face à celui dont elle ne sait s’il va ou non se tenir près d’elle encore longtemps – le nouveau visage d’Aurélie Dupont, impassible, presque dur. Il faut attendre les saluts pour voir l’étoile sourire : aucun amusement, aucun jeu durant tout le spectacle, elle campe sur son statut comme la princesse de Clèves sur sa morale. Plus défiante encore que son personnage, l’artiste ne s’abandonne plus, tandis que Nicolas Leriche embrasse tous les rôles qui se présentent à lui, joue tant et si bien qu’il semble rajeunir à chaque fois que je le vois.

À eux deux, ils illustrent bien les deux voies opposées que peut prendre la fin d’une étoile, naine blanche ou supernova. Alors que nombre de balletomanes ont trouvé Aurélie Dupont froide (comme crispée à l’idée que la fin de son parcours à l’Opéra puisse signifier la fin de sa carrière), Nicolas Leriche rayonne comme jamais (comme si la perspective d’une fin d’étape le libérait – un enfant à l’approche des grandes vacances – et qu’il ne se souciait que d’en profiter). On rencontre rarement la joie à l’état pur : différente de l’enthousiasme et la bonne humeur, la joie a quelque chose du divin. Avec Bach et Que ma joie demeure, chorégraphie de Béatrice Massin sur la musique de Bach, encore, Nicolas Leriche est, je crois, le seul interprète qui me l’ait jamais fait ressentir. Je sais qu’à sa soirée d’adieu, je n’aurai pas envie de crier bravo mais merci (le plus proche équivalent d’un je t’aime que l’on puisse adresser à quelqu’un que l’on ne connaît pas).

 

Les jardiniers, gardiens de mes fantasmes

Les jardiniers sont au Parc ce que les dieux grecs sont à la tragédie : le destin en marche, à coups de pistons et de roues dentées. C’est la mécanique des corps, du désir, les rouages qui font fonctionner la mythologie de l’amour. C’est une danse autre, moins lyrique, plus excitante – un contraste saisissant, l’altérité que l’on rencontre de plein fouet. C’est ce qui nous permet de rêver à une relation fusionnelle sans nous y perdre et de faire naître l’infinie tendresse à l’œuvre dans le pas de deux final. Les jardiniers sont, littéralement, ceux qui font l’amour.

 

Les jardiniers, gardiens du ballet

En même temps qu’il cultivent une certaine idée romanesque de l’amour, où le je(u) mène nécessairement à l’autre, les jardiniers se font aussi les gardiens de l’histoire du ballet. Comme un jardin, de saison en saison, d’année en année, le ballet n’est jamais exactement ce qu’il a été et reste pourtant semblable à l’idée de celui qui l’a dessiné. Les jardiniers observent ce tracé et circonscrivent ce qui est susceptible de prendre comme bouture dans le ballet classique, pour le renouveler sans l’altérer. Les expérimentations d’un Funambule ne prendraient pas, par exemple ; Preljocaj ne les fait pas entrer à l’Opéra, où la danse des jardiniers est la plus contemporaine qui puisse être donnée à l’Opéra sans aucun risque de rejet (il y a évidemment eu des pièces plus radicales mais pas à ma connaissance de plus radicales qui aient connu un tel succès). Avec ces jardiniers pousse tout un tas de productions néoclassiques : le décor étoilé ne vous fait-il pas penser à In the night ? Les manipulations aériennes de l’héroïne par les jardiniers à O Złożony / O Composite ? N’entendez-vous pas dans le parc des jeunes filles qui s’évanouissent les ombres furtives des moines de Signes ? De Carolyn Carlson, je retrouve aussi l’égyptien dans les mouvements mécaniques des jardiniers, comme si le ballet était une grande horlogerie, qui revient toujours en arrière pour indiquer l’avancée du temps.

Mit Palpatine

Proko, Chosta, y’a qu’à

À l’orchestre de Paris, les premiers violons sont polyvalents. Lorsque ce n’est pas Roland Dugareil qui s’improvise luthier en plein concert (je n’y étais pas mais on m’en a fait le récit), c’est Philippe Aïche qui remplace au pied levé le chef-d’orchestre souffrant. Ses collègues sont un poil plus concentrés que d’habitude, prêts à faire tout leur possible pour alléger la peine de leur camarade. Le second violon, promu premier par la force des choses, donne le la au piano et tout le monde se tient bien droit sur sa chaise.

On sent un peu ce flottement de quand la prof de danse, absente, a exceptionnellement demandé à une élève avancée de la remplacer : la fille panique un brin (je le sais, c’était moi), tout le monde fait les exercices demandés mais l’ambiance n’est pas la même, le cours manque d’assurance. Il se passe la même chose avec le troisième concerto de Prokofiev, malgré la volonté du chef-violoniste, qui ne ménage pas ses efforts (plus dans le style amortisseur que ressort, caractéristique de Paavo Järvi, le toon à baguette). Il en met plein les mirettes, un peu moins plein les oreilles. Les lignes musicales tremblotent (où est-ce qu’on va ?) puis s’affermissent (on ne sait pas mais on y va), sans toutefois trouver l’allant nécessaire pour rythmer l’ensemble (quand est-ce qu’on arrive ?).

Laurent trouve au chef un « physique de sommeil » et ce n’est pas Palpatine qui le contredirait, ayant manqué de se casser la figure en s’endormant après une longue journée de salon. Il n’empêche : chapeau bas et martèlements de pieds pour avoir relevé le défi. Le chef-violoniste et le pianiste se battent presque pour faire saluer l’autre, celui-ci se servant de l’appui qu’il prend sur le bras de celui-là pour l’envoyer saluer à l’avant. Match nul : ils saluent épaule contre épaule, après un changement de main de baguette – c’est que c’est encombrant, cette chose-là.

 

Après l’entracte (où l’on a élaboré les catégories de « chefs qui se regardent de dos » et « chefs qui se regardent de face »), Philippe Aïche retrouve sa place, au soulagement du second violon, qui ne savait manifestement pas à quel moment donner le signal de départ à la fin du concerto. Le nouveau chef intérimaire est un assistant de Paavo Järvi (aurais-je trouvé qu’il en reprenait un peu les attitudes si je ne l’avais pas su ?) et démontre une qualité essentielle du chef d’orchestre : c’est un tiers, qui dirige d’autant mieux l’orchestre qu’il n’en fait pas partie. Les musiciens ne s’inquiètent pas pour lui et ne s’en soucient que dans la mesure où c’est lui qui la donne (la mesure).

Ajoutons à cela les 9 cors et 9 contrebasses de la septième symphonie de Chostakovitch, dite « Leningrad » : tout de suite, ça envoie beaucoup plus. Surtout que tambours et trompettes nous signalent au loin une bataille à venir. De la même manière que les danses folkloriques ou les danses de salons renvoient à une pratique sociologique dans le ballet, tambours et trompettes ont ceci de particulier qu’ils peuvent symboliser une musique extérieure à la symphonie en son sein même, pourvu qu’on les en distingue – ici, par le volume sonore initial. Une citation comme une autre, me direz-vous si, comme moi, vous avez pensé à Ravel en entendant le crépitement du tambour dans le lointain. Lorsqu’il se rapproche et que la musique enfle, on croit être reparti pour de ces vagues dont Chostakovitch a le secret mais elle se brise très vite et avec elle, l’élan du combat – le tambour essaye bien de relancer le mouvement mais c’est une reprise avortée, qui ne réussit pas à secouer le silence depuis lequel elle s’élance.

À partir de là, j’ai du mal à imaginer la grandeur du peuple russe, qu’a voulu convoquer le compositeur, autrement que comme le souvenir d’un passé tsariste perdu. Curieuse manière d’encourager les troupes que cette symphonie à faire pleurer les pierres de la forteresse Pierre et Paul – à moins de penser qu’émouvoir fasse vraiment se mouvoir. Je dois avouer ne pas avoir trop creusé la question, distraite par la découverte d’un nouveau contrebassiste canon puis par une multitude de pensées prosaïques1, que j’ai essayé de noyer dans le flux de la musique – en vain : la Neva devait déjà être gelée. Le reste du concert a glissé sur moi, un brin éternel, un brin interminable. Lorsque le premier violon donne le signal du retour en coulisse, c’est d’un grand rond de bras : allez, hop, let’s call it a (challenging) day, on remballe.
 

1 Au prochain #JeudiConfession, je vous avouerai que je me suis soudain rappelée avoir oublié de recontacter la banque – là, je ne peux pas, c’est un peu honteux comme pensée de concert.

Souvenirs en sourdine

Mozart / Bruckner

Mon souvenir du concerto s’est amalgamé à d’autres, qui, répétés, mélangés, oubliés forgent l’imaginaire d’un compositeur, qui fera dire : c’est du Mozart, comme on dirait : c’est du chocolat et de la pâte d’amande, en croquant dans une Mozartkugel. Avalé, on n’en a pas de souvenir plus précis que : c’était bon ; il faudra en goûter à nouveau pour en retrouver la saveur.

L’effet que m’a fait la messe de Bruckner, en revanche, je m’en souviens beaucoup plus distinctement. Par pur préjugé onomastique, j’ai longtemps renâclé devant ce compositeur. Et puis : la messe. Un Léviathan spirituel qui vous fait sentir appartenir au chœur des chanteurs et des hommes, qui doutent souvent, sombrent et souffrent parfois mais sont toujours soutenus, sans cesse soulevés, entraînés par cette foi moins divine qu’humaine, divinement humaine, qui tire sa force et sa beauté de sa fragilité même. Je découvre ce qu’est une communion, une comme union, une presque union qui vous comprend sans jamais vous perdre dans le tout, lequel se dissoudra plutôt que de risquer de vous écraser – une gigantesque vague se brisant d’elle-même en innombrables gouttes d’écume.

 

 Mit Palpatine

 

Bartók / Janáček

À la recherche du concert perdu. Bartók / Janáček : si je l’ai noté sur mon post-it à chroniquettes, c’est que j’y ai assisté.

Le brainstorming donne :

trous : 1 / mémoire : 0

La recherche sur le blog de l’Orchestre de Paris :

résultats : 78 / résultat : 0

Nombre de pages d’archive sur blog de Palpatine :

Lola : 14 / Bartók : 4 / Janáček: 3 / Bartók-Janáček : 1 dont 0 concordance

Le googlage Klari + Bartók + Janáček me renvoie chez Joël, qui remporte donc la palme du blogueur le plus assidu (concert du 22 février, par Radio France – je pouvais toujours chercher du côté de l’Orchestre de Paris). Une petite vérification sur Wikipédia1, un brin de reconstitution, un soupçon d’imagination et voilà la Sinfonietta avec sa rangée de trompettes à la place du chœur. Ouf !

 

Mahler

Mahler, alors qu’il s’agissait en réalité de Sibelius / Chostakovitch / Malher : c’est dire si « la mahlerisation souristique est en marche ». Toute la symphonie pourrait se résumer en une image : le lutin Paavo Järvi, agitant sa baguette comme un chef de chantier agiterait les bras pour diriger la manœuvre, fait surgir un immense tronc d’arbre de terre, un tronc géant, façon géant de la mythologie germanique, une colonne d’écorce volcanique, qui jaillit en continu dans un tremblement de terre formidable – force tellurique qui n’est pas sans rappeler l’iconographie et la temporalité des mangas…

 

Détail d'une capture d'écran de Dragon Ball (je crois)

 

Concert cosmique

Sibelius. Je m’attends aux forêts finnoises à travers lesquelles cavalcadent les hordes héroïco-poétiques de Kullervo quand, d’un coup de simili-castagnettes, l’Espagne frappe à la porte de mon imagination. Zoom out soudain, je me retrouve à planer, indécise, au-dessus d’une carte d’Europe où les pointillés rouge du voyage musical se perdent sous les nuages des perturbations atmosphériques. L’anticyclone Karelia apporte une bonne humeur aussi inattendue qu’entraînante : les soubresauts de Paavo Järvi me rappellent soudain les contractions musculaires des danseurs de popping – comme quoi, hip hop ou classique…

Les balais de L’Apprenti sorcier, les squelettes de Corpse Bride, les pachydermes Fantasia, les éclopés d’Otto Dix… le Concerto pour la main gauche de Ravel les rassemble dans un moyen-métrage distribué par la 20th Century Fox. Après quelques dégringolades jazzy à la Gershwin, les miroitements debussiens sont assombris par le spectre du Boléro. La noirceur ressort et bientôt toutes les créatures se déchaînent dans un sabbat délirant, formant une grande ronde dont on ne perçoit que les ombres fantastiques – une danse puissante et macabre, menée d’une seule main de maître par Jean-Frédéric Neuburger.

Le thème principal de la troisième symphonie de Saint-Saëns nous emporte à la conquête de l’espace. Les cordes se frayent un chemin entre les étoiles et les astéroïdes, et tout l’orchestre dévore les années lumières, ouvrant sur un horizon sans cesse renouvelé. On n’est pas pour autant dans Star Wars, la vitesse nous emporte beaucoup moins que cet ailleurs infini où le désir de découverte n’arrive jamais à satiété et ne trouve de repos que dans quelques moments de contemplation, lorsque se profilent des rivages plus cléments. C’est ainsi notre planète qui apparaît dans le hublot comme une falaise du nouveau monde, auréolée d’une sérénité qu’on ne peut imaginer trouver qu’en apesanteur. Le triangle fait scintiller cette image d’une pluie de paillettes comme celle des adieux de Letestu. Puis l’exploration reprend jusqu’au final où le vaisseau est pris dans la tempête. L’orgue transforme alors la nef en église et les vagues jaillissent jusqu’aux vitraux, jusqu’à tout engloutir.

Concert pour flûte et souris

L’ouvreur n’a plus de programme et seul Ravel m’est resté en mémoire après le rapide coup d’œil jeté au billet mais les premières notes de la flûte font apparaître Nicolas Leriche sur son rocher : L’Après-midi d’un faune, de Debussy. Pourtant, quelques mesures plus tard, l’imaginaire de Nijinsky a reflué devant la chaleur méditerranéenne et les décors marins d’Afternoon of a faun. Les gréements des archers rendent la vision de Robbins évidente : moi aussi, je vois bleu.

La station balnéaire laisse la place au sanatorium lorsqu’on attaque le Concerto pour piano et orchestre n° 3 de Bartók. Je me demande comment fait Paavo Järvi pour ne pas se retourner et hurler par-dessus le couvercle du piano : « ÇA VA, LES TUBERCULEUX ? » Il n’en fait évidemment rien et la caméra de mon imagination continue à arpenter les couloirs blancs de l’hôpital, s’arrêtant dos à la vitre d’une nurserie : je suis sûre qu’on a planqué un bébé dans le piano, Piotr Anderszewski n’arrête pas de faire des mimiques pleines de pédagogie, d’attendrissement et de voyelles. À ce rythme-là, on apprendrait le solfège avant d’avoir commencé à parler. Langue maternelle : piano. Un peu moins piano quand trois poussées sonores très cuivrées provoquent trois zooms out successifs – l’orchestre dans son ensemble, l’espace scénique, la salle qui l’entoure de ses balcons. Certaines musiques ont cette qualité de vous faire soudain prendre conscience de l’espace qui vous entoure, des volumes vides qui structurent les bâtiments aussi bien que votre vie, pleine d’inattentions – et de faire surgir le silence au sein de la musique, pour Bach ou Ysaÿe. Serendipity soupçonne le bis d’être de celui-là et je n’ai pas grand mal à le croire, tant la musique nous fait voyager à travers les âges de la vie. Je suis sûre que les cahiers de partitions, fermés sur les pupitres, sont des albums remplis de vieilles photographies, marquées d’un halo lumineux semblable à celui qui entoure le pianiste pour ce bis intimiste.

Il ne manquait que la main de Palpatine sur mon genou – appliquée paume conquérante comme un coup de cymbale alors que je l’ai rejoins au balcon et que la Symphonie en trois mouvements de Stravinsky s’ouvre devant nous. Au sens propre : traversée par une contraction tellurique tirée du Sacre du printemps, elle ouvre une brèche – un gouffre –, devant nous, dessiné par le cercle des musiciens qui ne cesseront de danser au bord du précipice, se tordant, se contorsionnant pour ne pas tomber, sans jamais cesser de danser, jusqu’à devenir de petites silhouettes noires de dessin animé, ces mêmes petites silhouettes qui hantent la caverne de Platon l’apprenti sorcier, peintures rupestres déformées par le feu. Fin du morceau : une éruption de lave filmée comme un dessin des siècles passés par Arte, travelling sur la lance dressée d’un Amérindien ou le cou d’un animal fantastique au croisement du diable et du lama. 

Le Boléro de Ravel mérite d’être vu d’en haut, pour repérer les instruments qui, un à un, entrent dans la danse, à commencer par le tambour et son bruissement imperceptible. Je mets plusieurs mesures à le repérer : le musicien est immobile à force de concentration et rien ne bouge que ses poignets. J’imagine déjà les crampes comme le jour, l’un des premiers en conduite accompagnée, où j’ai emprunté le périph’ bouché et ma cheville s’est crispée de devoir sans arrêt lever le pied pour n’avancer qu’avec l’embrayage (flex n’est pas la position naturelle du pied chez la danseuse, même amateur). Deux poignets pour tenir le même rythme d’un bout à l’autre et soutenir l’ensemble de l’orchestre, c’est un peu le défi du danseur sur sa table ronde, voué à aller au-delà de l’épuisement. Un à un, les instruments à vent s’approchent du cercle, solennel, de ceux qui jouent déjà et attendent, approchant leurs lèvres de l’embouchure, de sauter le pas, le premier souffle comme un soupir résolu où puiser l’énergie pour aller jusqu’au bout. Petit à petit, le son lève et Paavo Järvi, presque impassible au début, fait des gestes de plus en plus puissants pour soulever cette pâte sonore, toujours plus lourde des sonorités incorporées, jusqu’à ce que l’on arrive au point limite où l’on ne sait plus qui, de la musique ou du chef, dirige l’autre. Juste au moment où il semble sur le point de perdre la main, où elle menace de devenir incontrôlable, il s’arrache à sa fascination et finit enroulé dans un coup de baguette, face au public.