Up and Down

Des hauts et des bas, il y en a, dans cette adaptation par Boris Eifman de Tender is the night. N’ayant pas lu le roman de Francis Scott Fitzgerald, il m’est aisé d’en donner un résumé simpliste d’après la trame du ballet : un psychiatre épouse une riche patiente en plein transfert et sombre peu à peu dans la folie tandis qu’elle redevient autonome et profite d’une fortune au contact de laquelle son mari s’est perdu. Des fous (comme médecin) chez les fous (comme patient) : retour à la case départ – en passant par les années folles, car il est dit du roman qu’il « mêle avec génie le clinquant à l’intime ». Le ballet de Boris Eifman fait exactement le contraire : il les dissocie au point d’évoquer la schizophrénie de son héroïne. D’un côté, les up : la société des années folles, les airs jazzy, les scènes de groupes endiablées ; de l’autre, les down : le couple et ses fantômes (père incestueux, double schizophrénique), un lyrisme romantique, des pas de deux déchirants. Face au ballet très décousu qui en résulte, je prends vite mon parti : brûler la soirée par les deux bouts et profiter éhontément de ces corps qui embrassent aussi bien le show off façon Matthew Bourne que l’expressionnisme à la Mats Ek – il n’y a vraiment que les danseurs de Boris Eifman, probablement parmi les meilleurs danseurs classiques qui soient, pour donner corps à cet improbable mélange de comédie musicale et de contemporain.

Je ne suis pas bon public : je suis amoureuse. Je me fiche des faiblesses de la chorégraphie, je m’en fiche, je m’en contrefiche, si vous saviez – je les vois, j’ai cette lucidité, mais je suis aveugle à mon exigence, mon intransigeance habituelle : je suis amoureuse et j’aime les ballets de Boris Eifman avec leurs défauts, à en devenir de mauvaise foi ; j’aime ses interprètes de folie, leurs corps élastiques et puissants, qui n’embrassent rien qu’avec la fougue de l’âme slave, fervente, rageuse, comme si leur vie, leur santé mentale, en dépendait – et ils sont fous, assurément, fous à délier, à délirer, à admirer, éperdument. Lyubov Andreyava… *soupir*

Le divertissement ne me contente pas, mais je fais avec, j’essaye de ne pas me faire détourner de ce bouillonnement un peu brouillon, bouillonnement de qui désire toujours plus de sensations, de mouvement, de vie et qui le désire avec violence. C’est le galbe d’un mollet, Lyubov Andreyava, d’une jambe le long de laquelle on remonte avec angoisse, Lyubov Andreyava, le cou-de-pied qui fait tourner la tête, un dos reptilien, des épaules superbes… c’est un regard fiévreux, surtout, brillant, presque malade.

Ce sont de grands malades, oui (l’asile pour la deuxième fois, après Rodin et Camille Claudel), magnifiques. Les femmes surtout, Lyubov Andreyava surtout – à ne plus savoir si l’on voudrait être comme elle ou auprès d’elle (désir d’imitation ? désir ?). Pour une fois, les danseuses sont femmes, des femmes au comble de l’élégance (ah ! Maria Abrashova !) – même lorsqu’elles nous font rire, comme dans cette scène de cinéma muet, surjouée puis projetée en accéléré par une star Cléopâtre et son gladiateur de César (ou était-ce Marc Antoine ?). On se croirait un instant dans la Cendrillon de Noureev, à la différence près que, mais oui, c’est drôle.

Les robes, aussi, y sont pour beaucoup – si belles qu’on n’ose même plus parler de costumes ; je commanderais bien une demie-douzaine de modèles. Il y a le glamour ultime de la longue robe rouge fendue, mais peut-être encore plus la simplicité de cette robe à dos de goutte d’eau, qui dégage les épaules, prêtes à être attrapées, à donner force et puissance aux bras qui assurent la tension avec l’autre, sans cesse attiré, repoussé. Difficile de parler de portés tant toute la surface du corps est sujette à devenir zone de contact, d’appui ou d’élan (cette image persistante du pied flex qui se repousse de la cuisse, pliée, du partenaire…). Les corps entremêlés… C’est moins organique dans Up and Down que dans Rodin, mais cela joue toujours sur le registre du plaisir. Plaisir de voir, de se gaver, de se gorger, de ces corps pleins de vie. Au diable les aléas de la chorégraphie.

Marc-Antoine par le bout du nez

Dans l’opéra de Jules Massenet (livret de Louis Payen), c’est Marc-Antoine qui nous introduit à Cléopâtre. La diction de Frédéic Goncalves est si articulée que son chant se fait récitatif ; c’est lui qui nous raconte l’histoire, l’histoire de son personnage tiraillé entre la courtisane et la vierge, la maîtresse et la femme, l’Égypte et Rome… Marc-Antoine endosse si naturellement le rôle de narrateur que l’on est près de renommer l’opéra d’après lui. Seulement, voilà, il y a Cléopâtre (Sophie Koch).

L’Égyptienne n’apparaît pas dans un éblouissement de cors et de cymbales. L’orchestre reste pour ainsi dire sans voix devant la superbe servante qu’est la reine vaincue. Dans un silence entêtant, où seules les cordes vrombissent – tête qui tourne, sombre menace –, elle s’avance vers Marc-Antoine et sa seule présence, vibrante, chasse le spectre de la tragédie cornélienne. Soleil noir, elle éteint le dilemme entre désir et devoir, allume à la place les feux d’une passion qui la consumera en même temps que son amant involontaire (involontaire car Cléopâtre se serait bien passée d’avoir à séduire Marc-Antoine qui, de son côté, se méfie de cette sirène égyptienne comme de la peste). Exeunt Chimène et Rodrigue, place à Tristan et Yseult : deux personnages qui ne se seraient jamais aimés si leur destin n’avait pas été de l’être, et qui, s’aimant, aiment moins l’autre que le sort funeste qu’il lui réserve. Pour qui (ne) veut (pas) le voir, le mythe médiéval se retrouve, transposé, dissimulé, dans l’histoire antique : quoi de mieux que les tombeaux gigantesques des pyramides pour chanter l’élévation par la mort ?

Pour ne pas se l’avouer, Marc-Antoine invoque le triumvirat, sa loyauté, son devoir, et va jusqu’à retourner à Rome pour y épouser la candide Octavie, comme Tristan épousa Yseult la Blanche. Cléopâtre jette alors son dévolu sur l’un de ses affranchis. Pour se persuader d’être libre de toute passion, de ne s’être abandonnée à Marc-Antoine que pour le bien de son royaume. Mais Spakos, affranchi par la reine et esclave de l’amour fou qu’il lui voue, trahit l’étincelle de la passion : en tuant un danseur pour lequel Cléopâtre manifestait un peu trop de goût, il ravive la fascination de la reine pour lui. Comment ne pas être fascinée par la beauté de cette force brute qui peut vous perdre et veut vous sauver ? Qui veut vous sauver et peut vous perdre ? Comment Cléopâtre pourrait-elle résister à cette voix parfaitement séduisante (Benjamin Bernheim), qui dit toute la jalousie qu’elle nourrit ? Résister à l’envie d’exciter cette jalousie – formidable jalousie qui pourrait elle aussi la tuer ?

Avec ses consonnes explosives, Spakos précipite la passion. Bien plus que le serpent que Cléopâtre retournera sur son sein (Nikyia style) en découvrant la mort de Marc-Antoine, c’est lui l’instrument de son suicide. C’est lui qui, sous prétexte de mettre la reine à l’abri, la fait passer pour morte et déclenche un quiproquo à la Roméo et Juliette. Marc-Antoine et Cléopâtre ne resteront pourtant pas unis dans la mort comme les amants shakespeariens. Vertu romaine oblige, l’histoire renverra Marc-Antoine à l’histoire politique de Rome, laissant Cléopâtre, la femme, l’étrangère, briller seule du noir soleil de la passion. Cette leçon vaut bien un opéra, sans doute.

 

Mit Palpatine
À lire : le compte-rendu érudit de Carnet sur sol, qui vous expliquera à coup de glottologie pourquoi le Marc-Antoine de Frédéic Goncalves paraît réciter et le Spakos de Benjamin Bernheim a le chant parfait (j’espère avoir de mon côté montré le pourquoi des revirements et des ellipses narratives, qui isolent les épisodes nécessaires à la passion).

Oratorio de Noël aux Champs-Elysées

S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu.
Cioran

Champs-Élysées. Clemenceau. Impossible de sortir de la station. Un costume gris trop grand de la RATP aboie qu’il faut reprendre le métro jusqu’à Concorde. Le mouton ne prête aucune attention à ce chien de berger mollasson et l’on persiste dans un embouteillage de doudounes et de bonnets jusqu’à trouver, dehors, des militaires qui font le pied de grue avec des fusils d’assauts, prenant bien garde à ne pas se rendre utile en limitant l’accès à la station le temps qu’elle soit évacuée. Là-haut, l’air n’est pas beaucoup plus libre. Le graillon se répand des chalets de Noël en lieu et place de la cannelle annoncée sur les panneaux. Ça grouille de monde. De gens qui n’avancent pas. De gens qui avancent et tapent dans vos talons. De poussettes toujours prêtes à vous rouler sur le pied. L’esprit de Noël, esprit frappeur. On monte vers les Champs. La misanthropie monte.

Théâtre des Champs-Elysées. Bach. Premier balcon, premières notes. Détente. Curiosité pour les curieuses trompettes qui ressemblent à des cors qui auraient oublié de complètement s’entortiller. Exeunt les sapins, les lumières clignotantes, les guirlandes, les bonnets de Noël ; il n’y a pas de places pour tout ce bazar dans la crèche de la Nativité, désert de sable que les notes balayent paisiblement. Ici la lumière est ocre, lumière du soleil sur une terre lointaine, lumière des projecteurs sur les rondeurs boisées des cordes et les reflets cuivrés des vents. Elle tombe, inégale, le long de la colonne striée et dorée qui marque l’avant-scène : ce sont les traits d’or qui rayonnent des têtes des saints sur les peintures de la Renaissance – celle qui ne m’émeuvent jamais et dont j’ai soudain l’impression de comprendre la délicatesse. À chaque modulation, la musique rehausse d’un trait le petit nuage sur lequel on se trouve, comme une divinité, lui apportant la matérialité qu’il faut pour qu’on ne passe pas au travers. Les rebonds moelleux n’en finissent plus, sans que jamais le ciel s’en trouve obscurci : la peinture est toujours assez transparente pour que nous parviennent les voix lumineuses des chanteurs, des voix qui déroulent l’histoire de la naissance du Christ, un Christ tout-puissant, mais qu’il faut protéger, un Christ tout petit qui n’est pas encore bardé de clous, un Christ d’où coule la lumière plutôt que le sang. La croix, l’enfermement dans les églises sombres, le poids du péché à racheter… tout cela viendra plus tard ; tout cela est aussi loin que les sapins, les boules et le gros bonhomme rouge à barbe blanche, qui viendront plus tard encore. Pour l’instant, il n’y a que la joie. Il n’y a que Bach.

Le pianiste thaumaturge

Kissin se met à jouer la Sonate n° 23 de Beethoven et soudain, tout tourne rond. Une bicyclette imaginaire déboule sur les poussières-graviers qui flottent dans la lumière des projecteurs, traversant le poumon noir de la salle, du plafond jusqu’à la scène, perpendiculairement à nos places de côté. Au-dessus de nos têtes, le lustre du théâtre se met à tourner et le piano lance ses notes dans cette roue de casino inversée – des billes qui se serrent les unes aux autres, se poussent, se repoussent comme des aimants antagonistes, se collent sans jamais se mélanger, rondes, rondes et noires comme du caviar. Elles explosent sous les doigts du pianiste à la manière des oeufs de saumon que l’on presse de la langue contre le palais. Leur saveur éclate comme des bulles, les bulles d’une sonate-savon qui décrasse l’oreille de manière fort ludique – Ponge en musique ! Je continuerais bien à prétendre ne pas aimer Beethoven, juste pour que Kissin me repasse un tel savon.

C’est ainsi l’oreille propre comme un sou neuf que je pénètre dans la demeure de Prokofiev (Sonate n° 4). A plusieurs reprises, un rayon de soleil frappe à la fenêtre et on s’en éloigne de quelques marches. A l’étage, l’ondée s’abat silencieusement sur une immense vitre-vitrail ; ce n’est pas la pluie, ce sont les notes, tout à l’heure si rondes, qui s’écrasent et se mélangent, disparaissent derrière l’atmosphère un peu sèche qu’elles créent. Et cela tourne encore, comme une caméra, cette fois, une caméra qui tourne lentement sur elle-même, tombe et s’élève, filmant toutes les pièces de la demeure comme un escalier en colimaçon – dans la cage duquel on n’en finirait pas de chuter, comme dans le tunnel devant mener Alice au pays des merveilles.

Le pays des merveilles, en l’occurrence, est doucement baigné par la clarté de la lune. Chopin. Les doigts se glissent entre les touches noires comme entre les poils d’un chat angora, qui étire sa gorge pour faire place aux gratouillis : caressé par Kissin, le piano se met à ronronner. On soupire d’aise. Mon voisin soupire d’aise. Mon voisin soupire. Mon voisin respire. Respire fort. Souffle fort. Et attire comme un aimant tous les petits bruits parasites de la salle. Soudain, comme les yeux devant une illusion de 3D, qui ne savent plus dans quel sens ordonner les arrêtes pour faire surgir un cube ou autre forme géométrique, mes oreilles ne savent plus ce qu’elles doivent privilégier, du bruit ou de la musique, pris dans un même continuum comme sont prises dans l’image planes les formes qui se disputent la troisième dimension. A tout moment, Chopin menace de disparaître derrière le métronome irrégulier de la respiration de mon voisin, un froissement de tissu, une barbe grattée, le tic-tac d’une trotteuse, un programme déplié, et il me faut toute la concentration du monde pour faire revenir au premier plan la dame aux camélias (sans camélias mais avec toux). Les mazurkas, plus dynamiques que les nocturnes, rendent l’exercice plus aisé. J’oublie les bruits parasites pour m’étonner de ce que les doigts se rassemblent sitôt les touches enfoncées, comme si le pianiste pinçait les cordes d’une harpe. Harpsichord n’était peut-être pas un terme si mal trouvé pour le clavecin !

Le concert se termine par la marche Rakoczy de Liszt, d’autant plus brillante que Kissin semble moins frapper qu’imposer ses mains sur le clavier. Applaudissements nourris pour le pianiste thaumaturge. 

 

Duo russe

Après une petite sonate de Debussy pour se plonger dans le concert, Vadim Repin et Boris Berezovsky passent à Chostakovitch. C’est la Russie qui parle à la Russie, aux âmes grinçantes de froid et d’ironie. Le Prélude n° 6 part en grand pas de bourré, sans que l’on sache s’il s’agit d’un pas de danse ou d’un mouvement de la vodka, parodie de valse esquissée par un Cosaque à une réception péterbourgeoise ou devant ses camarades de boisson pour illustrer son récit. Le bouchon de la bouteille dégringole avec le Prélude n° 12 et, cessant de le chercher au sol, le regard du buveur assis se perd dans la mélancolie – mélancolie qu’une course dans la neige ne manquera pas de secouer, avant de s’arrêter dans la nuit glacée quelque part au milieu d’une grande avenue (les rues se sont enchaînées sans que j’y prête attention, le Divertimento de Stravinsky avec les Préludes de Chostakovitch).

Après l’entracte, on oublie les strapontins tellement bien pensés que leur assise, au niveau de l’accoudoir des autres sièges, hisse les têtes dans la trajectoire de moult paires d’yeux, on oublie et on se laisse entraîner par une sonate de Strauss, pleine de soupirs de regret et de contentement. Le toucher à la fois doux et viril de Boris Berezovsky fait merveille, Vadim Repin joue sur ses cordes comme sur nos gorges déployées, et la main du pianiste rebondit de plus en plus haut, jusqu’à ce que le violoniste finisse en guitar hero, geyser de doigts derrière au-dessus du piano. 

Les bis se suivent et ne s’entendent pas, à l’exception du premier, un mouvement d’une sonate de Grieg qui vous coule le long de l’échine, roulant joyeusement sur chaque vertèbre. J’imagine les rayons du lustre s’allumer comme les touches d’un synthétiseur pour débutant et la salle se transforme en lanterne magique. On y contera entre autres un carnaval chinois (suggestion de la rangée de devant au grand jeu du téléphone arabe des bis), avec un coq superbe dont le violoniste pince les barreaux de la cage, jusqu’à pincer les cordes vocales des spectateurs et ponctuer le morceau d’un rire.