La Passion selon Ian Bostridge

Pourquoi retourner écouter La Passion selon Saint Jean1 alors que je n’ai toujours pas découvert La Passion selon Saint Matthieu ? Mais pour Ian Bostridge, pardi ! « Le plus grand Évangéliste des vingt dernières années » selon le théâtre des Champs-Élysées (le plus ianesque selon une proche source murine).

Je ne sais pas si c’est la place en hauteur ou l’accompagnement plus léger, mais sa voix m’a semblé plus forte que pendant le récital de l’avant-veille. Son phrasé « parlé » fait merveille dans le récitatif, et j’accorde au final plus d’attention à l’évangéliste2 qu’aux personnages auxquels il prête parole – fusse pour faire passe-plat entre les uns et les autres, un fragte ici, un antwortete là. Grâce soit d’ailleurs rendue à la langue allemande et à sa conjugaison, car cet antwortete mainte fois répété est un régal. Ne parlons même pas de la rythmique plaintive de weinete bitterlich (quand Pierre, qui a renié Jésus, se souvient de sa parole et pleure amèrement), pfiou…

La musique de Bach m’a paru encore plus belle, plus charnelle, que la dernière fois3, depuis le Herr, unser Herrscher du début, jusqu’au Ruht wohl de la fin, que j’ai chantonné (faux) jusque chez Palpatine. Beaucoup aimé aussi les arias chantées par Iestyn Davies (« Pour me délier des liens de mes péchés, mon Sauveur est enchaîné ») et Stuart Jackson (« In allen Stücken / Dem Himmel gleich geht »), même si leurs voix me font moins d’effet que l’orchestre (Orchestra of the Age of Enlightenment). RuUuUht wohl… ruUuUuht wohl…

 

1 Je n’en étais pas certaine, jusqu’à l’épisode de la tunique jouée à pile ou face pour ne pas être déchirée. Le détail-qui-tue de trop dans le bric-à-brac biblique. La matériau serait laïque qu’on en aurait tiré une tragédie intitulée Pilate.
2 J’ai profité d’une pause de l’orchestre pour me replacer et voir enfin, entre un coude et une barrière, Ian Bostridge, le visage pénétré, proclamer et éructer l’évangile, accroché à son pupitre.
3 En même temps, théâtre des Champs-Élysées / Philharmonie, il n’y a pas photo niveau chair-de-poule.

 

One charming night

Malgré son costume qui tombe à la perfection et lui donne une allure folle, Ian Bostridge n’est pas charming. Il y a en lui quelque chose de tranchant, une intelligence aiguë, un regard perçant, des os saillants, une réserve austère, qui font de chaque rencontre une reconquête. Il faut en passer par un instant de déconvenue, un oh, il n’est peut-être pas si bien que ça, en fait, moins que dans mon souvenir, pour retrouver ensuite ce qui est à l’origine de ce souvenir : une voix, une articulation, qui transforme le chant en parole.

Ce n’est pas une voix qui décoiffe1 ; pas l’un de ces tuyaux d’arrosage sonore qui vous submergent lorsqu’ils projettent dans votre direction. Pas de débordement chez Ian Bostridge, qui va chercher en lui-même la source de la parole, creuse un corps déjà maigre pour en extraire le chant juste, à chaque fois exprimé in extremis, quand bien même les phrases interminables prouvent que ses réserves sont chaque fois suffisantes, quoique chose fois épuisées. Chez lui, la parole est chantante par ses intonations davantage que par son air. On la voit sillonner ses tendons, tendre son corps au point de lui faire plier un genou, soulever les pieds, et se faire expulser d’une caresse ou d’un claquement bien senti.

Surtout en anglais, à vrai dire. Les extraits qu’il chante en français sont plus secs que nerveux ; je ne saurais dire si cette aridité est à imputer à Lully et Rameau ou à leur interprète, mais c’est moins ma tasse de thé. Alors que quand il chante en anglais, oh my god ! De « One charming night » (extrait de The Fairy Queen, Purcell), sans livret, je ne comprends guère que la litanie des hundreds and thousands, mais cette comptabilité est dressée avec tant de poésie qu’elle me rappelle immédiatement les milliers oscula de je ne sais plus quel poète élégiaque latin… Avec lui, les anges n’ont plus rien de niais (« Waft her, angels, through the skies », extraits de Jephtha, Haendel) et Jupiter devient un charmant diablotin (« I must with speed amuse her / Lest she too much explain » extrait de Semele, Haendel). Je me laisse bercer par la musique, agacer par sa voix – tout à fait délectable. Les bis ne sont pas de trop, annoncés d’une voix de ténor, forcément (on devrait toujours avoir un ténor sous le coude pour annoncer les bis), jusqu’à ce que la chanteur déclare « La voix, ce soir, y’en a plus ». Finita. Ahlalala…


1
Remarque capillaire idiote : les cheveux tirés vers l’arrière lui donnent un petit air d’aigle inquiétant à la David Bowie.

 

Iolanta et Clara

Un opéra et un ballet dans la même soirée, ohlala, quelle nouveauté, j’en suis toute chamboulée. Un mélange des genres inouï, qu’on vous dit, oubliant que l’opéra-ballet date du XVIIe siècle et que le répertoire de l’Opéra de Paris comporte, ça par exemple, un Roméo et Juliette de Berlioz-Sasha Waltz (qui a également chorégraphié la splendide Medea de Dusapin) ou un Orphée et Eurydice de Gluck-Bausch. Ce n’est pas exactement pareil ? Vous avez raison : ces spectacles fusionnent les genres quand la soirée Iolanta / Casse-Noisette les juxtapose avec quelques points de suture (et des entractes stratégiquement placées pour que les amateurs d’opéra ne fuient pas avant d’avoir au moins entrevu le ballet) – à la manière, André Tubeuf le souligne à juste titre, de la soirée Barbe-Bleue / La Voix humaine. Il faudrait faire savoir à l’Opéra que programmer une mixed bill n’est pas déchoir, car je ne suis pas certaine qu’on gagne à « forcer » des œuvres ensemble avec des transitions grand écart dignes de dissertation khâgneuses peu inspirées. Espérons que cette mode passera – mode, oui, et non nouveauté.

Si nouveauté il y a, ce serait plutôt de voir accordés au ballet les moyens techniques (et budgétaires) habituellement réservés à la scénographie de l’opéra : vidéo-projection synchronisée sur 3 murs et au sol, lâcher de matériau depuis les cintres, et gigantesques accessoires à mi-chemin entre le décor et le costume, mais qui ne sont ni l’un ni l’autre… on a déjà vu ce genre de choses dans des ballets à l’Opéra (Doux mensonges de Kylian / les fleurs dans Wuthering Heights ou le rideau dans Kaguyahime / les framboises-moutons de l’essai chorégraphique non transformé de MAG…), mais rarement si concentré. Reste à voir si cela peut être accordé à un chorégraphe sans metteur en scène pour chaperonner le divertissement dansé… Car ce Casse-Noisette est clairement une excroissance de l’opéra qui, a contrario, fonctionnerait parfaitement seul, sans la mise en abyme construite a posteriori pour le ballet (la pièce où s’est déroulé l’opéra recule en fond de scène : Iolanta était donné pour l’anniversaire de Marie/Clara).

 

Iolanta : opéra d’après la jeune fille éponyme que son père a voulu préserver en lui cachant qu’elle était aveugle. Iolanta a donc été élevée à l’écart du monde, par une nourrice qui a banni de son vocabulaire toute référence à la vision. Ou plus précisément à la lumière, qui permet le passage du matériel au spirituel1 et transforme le bris du secret en révélation – du monde et de soi, qui coïncide comme souvent avec la rencontre amoureuse (reconnaissance pour qui vous a fait renaître au monde). J’ai trouvé ça très beau.

La thématique (outre que l’accent mis par la cécité sur les sons est plutôt opportun pour un opéra, il y a la fascination d’imaginer une autre manière de percevoir le monde – autre que la nôtre par rapport à autrui et par rapport aux sens communs).

La musique.

L’allure de Sonya Yoncheva.

Sa voix, qui touche particulièrement fort lorsqu’elle émet directement dans notre direction (plein centre, merci Laurent pour les places !).

La voix d’Alexander Tsymbalyuk, aussi enveloppante que son manteau de fourrure royal.

Le décor : une pièce au centre de la scène, par ailleurs plongée dans le noir ; de grandes fenêtres givrées, avec des variations de lumière qui recréent les heures du jour et la chaleur ressentie.

La mise en scène, aussi (surtout ?), très délicate. Le décor a beau être statique, l’espace restreint et le mouvement ne venir que des chanteurs, jamais leurs déplacements ne sont là pour « meubler ». Ils sont toujours justes – la nourrice, son mari, les servantes, tous ajustent sans cesse la place des fauteuils, de la table, et même des objets dans lesquels Iolanta ne pourrait pourtant pas se cogner2. Tous leurs gestes sont imprégnés de sa cécité, plus encore que son corps, courbé comme celui d’une femme âgée. Je ne suis pas certaine qu’un aveugle de naissance ait cette posture, dans la crainte perpétuelle d’un choc, mais peu importe : c’est une représentation qui s’adresse à nous voyants, pour qui la vue va tellement de soi qu’il faut sans cesse nous rappeler que Iolanta en est privée. D’où le dos replié, les grands clignements d’yeux et les mains tenues devant elle, vides, dans l’attente de ce qu’elle ne parvient pas à saisir. Ses mains sont incroyablement expressives : doigts qui se tendent vers l’inconnu désirable, se crispent dans l’impuissance, s’affolent au-dessus des roses blanches qu’elle ne distingue pas des rouges… on entend la musique dans ces doigts… musique céleste pour Vaudémont, l’homme qui révèle à Iolanta sa cécité en lui disant combien il la trouve belle. Robert se moque de son ami idéaliste en lui mettant sous le nez un ange du sapin – jolie touche d’humour, qui humanise une réplique très « théâtrale » (la précédente « tirade », de Robert, s’est soldée par un rideau qui lui est tombé sur le bout du nez, tadaaa… pam).

Je crois que c’est ce que j’ai particulièrement apprécié, au final : la mise en scène se concentre sur l’humain, rien que l’humain. La transposition du jardin, où est censée se dérouler l’action, dans une pièce close tend à souligner cette recherche de l’intériorité (évidemment, il y a quelques éléments qui ne collent pas, mais ce n’est pas grave ; et même, cela donne un tour tout de suite plus poétique aux éléments évoqués mais non représentés – par exemple les rochers franchis par Robert et Vaudémont… entrés par la fenêtre). Humain, trop humain ? La dimension spirituelle n’est pas présentée comme un au-delà du matériel, mais n’est pas pour autant niée : elle s’ancre dans les corps, les attitudes et les voix. S’il n’y a pas de mouvement dans cette mise en scène, c’est parce qu’il n’y a que des gestes, minimes, anodins, mais significatifs. À tel point que, plutôt que de mise en scène, on aurait presque envie de parler de mise en gestes. Quelque part, dans son souci de storytelling, Dmitri Tcherniakov est plus chorégraphe que les chorégraphes qui suivent… mais le metteur en scène a perdu le fil en entrant dans la danse.

 

Clairement, la suite du spectacle manque de cohérence. La pirouette de la mise en abyme, bien qu’un peu facile, constitue une proposition narrative qui se tient… jusqu’à ce que l’on bascule dans l’onirisme. Alors que dans la version de Noureev, il est évident que Clara s’est endormie, on bascule ici dans le cauchemardesque sans transition. C’est la force de l’onirisme que de brouiller la frontière entre le rêve et le réel, me direz-vous, mais quand on vient juste de faire une transition grand écart à coup de collage rationnel, c’est peu heureux. Cela l’est d’autant moins que le recours à trois chorégraphes (très) différents n’assure aucune continuité stylistique : Arthur Pita propose du Matthew Bourne peu inspiré ; Édouard Lock semble chorégraphier sous une lumière stroboscopique ; et, au milieu, Sidi Larbi Cherkaoui s’échine à ressusciter un lyrisme quelque peu malmené.

Choisir un chorégraphe et s’y tenir n’aurait pas été une mauvaise idée – et si possible, tant qu’à faire, pas Arthur Pita. L’agitation qu’il orchestre pour l’anniversaire de Marie (qui n’est donc pas, pas vraiment Clara) n’est pas désagréable en soi, et peut faire sourire à l’occasion, mais cette comédie musicale sans chanson est plutôt malvenue après un opéra à l’économie gestuelle fort élégante et significative.

La prise de relai par Édouard Lock est beaucoup plus intéressante : avec sa gestuelle saccadée, il traduit parfaitement le malaise de la survenue du désir sexuel dans le cadre de la maison familiale. Surprenant Marie énamourée devant Vaudémont (aka le prince), la mère et à sa suite tous les invités se transforment en pantins lubriques, qui s’affalent sur les sièges, jambes écartées, se redressent sans crier gare, fixent les jeunes amoureux, leur jettent leur mépris et leur propre sexualité à la figure, montrant bien qu’ils savent où ça les démange. Ils ne les regardent pas seulement de travers, ils les regardent à ce niveau-là. Les jupes violemment retroussées ne sont peut-être pas très subtiles, mais cela fonctionne – presque trop bien. Cela poisse comme les vrais cauchemars, ceux dont l’ambiance glauque vous colle aux basques et qui continuent à vous déranger une fois réveillé. L’effet est bien plus réussi, à mon sens, qu’avec les chauve-souris à tête de poupées de Noureev, même si le vocabulaire d’Édouard Lock est moins riche.

Je commence d’ailleurs à penser que la richesse ou la pauvreté stylistique n’est pas un critère déterminant en soi pour juger d’une œuvre – pas l’unique critère en tout cas. J’avais été frappée du grief de Carnet sur sol contre Solaris : certes, c’étaient souvent les mêmes phrases qui revenaient, mais leur litanie et leur dénuement permettaient justement de laisser la musique toucher à l’intime, à l’être. Reproche-t-on sa simplicité à Hemingway ? Brandir la pauvreté comme chef d’accusation me semble un peu trop facile, un peu trop rapide. Quid de la pertinence ? Je ne dis pas qu’elle est toujours consciente, ni que l’adéquation entre un thème et un style n’est pas fortuite (à voir quelques œuvres postérieures de Wayne McGregor, je me dis qu’il a été dans Genus génial malgré lui) ; je persiste seulement à préférer un vocabulaire limité mais pertinent dans son emploi, à une richesse toute ornementale, aussi délectable soit-elle pour le spécialiste. Surtout dans un spectacle comme celui-ci, qui, avec ses costumes, ses décors et ses effets techniques à l’esthétique discutable (et pas qu’un peu), est moins un ballet qu’un spectacle, justement.

Je suis peut-être une midinette du sensationnel, mais j’ai été soufflée par la déflagration qui engloutit la maison de Marie et projette les gravats tombés des cintres contre le rideau d’avant-scène3. C’est au milieu de ces blocs de plâtre en polystyrène que Sidi Larbi Cherkaoui fait valser les flocons, silhouettes anonymes emmitouflées jusqu’aux yeux qui tombent, elles aussi, comme des hommes et des femmes sous les balles, le froid ou la faim. Le visuel est frappant ; on se croirait dans Stalingrad ! Le casse-noisette cassé devient ainsi un homme blessé que son aimée tente de relever – pour un temps seulement (avec un porté magnifique, où Marion Barbeau, qui n’a décidément pas froid aux yeux, se dresse en étendard en se retenant uniquement par le pied, flex derrière le cou de Stéphane Bullion4), car la suite du voyage fantasmagorique-initiaque doit se faire seule…

Voici donc petit chaperon rouge into the woods, des arbres sur trois murs, de la mousse vidéo-projetée au sol, où plane aussi l’ombre d’un oiseau aperçu au mur5. Et un loup, probablement garou. Et un hippogriffe, si, si, je vous assure, d’ailleurs cinq Weasley viennent d’apparaître et de reprendre les phrases d’Édouard Lock de tantôt. Je crains un peu de voir surgir une araignée géante, mais c’est un hippopotame géant qui traverse la toile de fond. WTF, mais au point où on en est, j’en ris de bon cœur. Les fantasmes de Marie m’amusent, qui fait bouger chaque Weasley-Vaudémont6 comme un pantin, comme pour tenter différents scénarios, allant, venant, reprenant leur cours au rythme des démangeaisons… Petite pensée émue pour Palpatine qui aurait aimé voir Marion Barbeau en pleine chorégraphie de masturbation.

Puis GROSSE pensée pour Palpatine en voyant les pingouins dans le tableau suivant. J’oublie totalement la consternation qui m’a prise devant l’étalage de jouets géants en plastique (qui ont dû coûter bonbon pour pas grand-chose, la vache), je m’amuse trop : outre Marion Barbeau qui caresse les oreilles de l’âne bleu comme si elle était dans Le Songe d’une nuit d’été, Lucie Fenwick empoigne *deux* pingouins et les mène par le bout du nez, avec une démarche de croqueuse d’hommes ; évidemment, les pingouins frétillent des ailes, ils n’en peuvent plus – moi non plus, je me retiens de taper sur l’épaule de JoPrincesse à côté de moi et pouffe dans mon écharpe tandis qu’Alice Renavand (qui incarne la mère de Marie) se lance dans une variation en talons aiguilles en dodelinant de la tête comme le chien de la pub Ice Tea. Aie confiaaaaaance.

Sidi Larbi Cherkaoui calme le jeu avec une valse des fleurs valse des âges qui me rappelle le spot de la CNP sur Chostakovitch https://www.youtube.com/watch?v=0N8B0Sf2UPc et le bal des têtes blanchis de Proust dans Le Temps retrouvé. C’est bête, mais entre le musique de Chostakovitch et ma perception du temps qui s’accélère, j’ai un pincement au cœur. L’entremêlement des mains comme motif qui se répète au fil de la vie m’émeut – réminiscence d’un temps passé sans cesse réactualisé… et réminiscence de l’adaptation d’Anna Karénine de Joe Wright, où la scène du bal était chorégraphiée par… Sidi Larbi Cherkaoui ! (Un jour, il faudra que je me penche sur l’intertextualité chorégraphique, au-delà du recyclage par le même artiste.)

Marie retrouve son prince / Vaudémont sur le chemin du retour vers la maison, avec à nouveau un pas de deux un peu convenu mais un magnifique porté, jambes allongées en écart sur les bras de Vaudémont. Fin de l’aventure mouvementée. Ce Casse-Noisette ne fera pas date, mais je me suis bien amusée, aidée en cela par la présence d’une JoPrincesse déjà toute acquise.

 


1
Spirituel plus que religieux – dans cette mise en scène en tous cas : la dimension religieuse n’est soulignée que par la coiffe des deux servantes.
2 Tous sauf Robert, l’homme auquel Iolanta est promise et qui entre par effraction, sans savoir où il se trouve : c’est un intrus – moins parce qu’il entre par la fenêtre que parce qu’il dérange tout ce qu’il touche, le chaises en parlant, le fauteuil en s’affalant dedans…
3 Qui apparemment n’était pas là au début – je n’ose imaginer la séance ménage qui a suivi.
4 Je me fais la réflexion, qui va faire hurler les puristes, que je m’emmerde quand même moins que pendant le pas de deux qui a traditionnellement lieu à ce moment-là…
5 À je ne sais plus quel moment, aussi, il y a une boule de feu géante : allusion la plus directe (et la moins subtile) à la lumière aveuglante pour Iolanta lorsqu’elle recouvre la vue. Tout le passage dans la forêt pourrait d’ailleurs faire écho à la détresse de Iolanta enfermée dans l’obscurité, la gestuelle saccadée faisant alors penser à des battements de cœur accélérés. C’est finalement en se détachant de la narration que le ballet se permet de développer des thématiques qui peuvent faire écho à l’opéra.
6 Roux pour faire correspondre le Vaudémont danseur ou Vaudémont chanteur – passons sur le fait qu’il aurait été plus simple de mettre une perruque au chanteur (qui bouge quand même moins !).

 

Eilis’ Island

À voir la bande-annonce de Brooklyn et sa photographie hyper léchée, je craignais le film-cliché, épopée sentimentale d’une jeune Irlandaise immigrant à New York. Mais justement, Brooklyn n’est pas New York – on fait un pas de côté. Lorsque Eilis (Saoirse Ronan1) passe la douane, la porte se clôt derrière elle dans un halo de lumière surnaturelle ; l’image en elle-même est kitsch, mais le montage fort intelligent, car rien ne nous est montré de ce qu’elle voit : l’éblouissement est pour ceux qui sont restés de l’autre côté. Le côté très propret de l’image et de l’héroïne souligne le contraste entre son quotidien et la réalité fantasmée des candidats à l’immigration. Il vient atténuer, enrober des difficultés que le scénario n’élude pas, à commencer par la traversée mouvementée où Eilis vomit ses tripes et pisse dans un sceau parce que les occupants de la cabine d’à côté ont verrouillé les toilettes…

Dans les rues de la ville, pas de regard vers les hauteurs : les gratte-ciels sont éludés, la caméra reste résolument à hauteur d’homme, devant les passages cloutés où les gens s’entassent pour aller travailler. Eilis, qui loge à Brooklyn dans une pension tenue par une bigote et peuplée de péronnelles, gagne sa vie comme vendeuse dans les grands magasins2, où la superviseuse est un clone d’Anna Hathaway. Le luxe du lieu et de la clientèle font peut-être rêver sa meilleure amie, mais Eilis apprécie moyennement cet emploi, qu’elle exerce comme gagne-pain le temps de mener à bien ses études de comptabilité. Parce que, oui, Eilis est le genre de fille qui veut devenir comptable, ne glousse pas, s’intéresse modérément à la gent masculine… et passe Noël à distribuer des repas aux vieux Irlandais désocialisés, que les filles de la pension considèrent comme de rebutants personnages (la soupe populaire n’est pas glamour, c’est sûr) et qui constituent cependant un motif de fierté nationale (ce sont eux qui ont construit New York, rappelle à Eilis le prêtre qui a organisé sa venue). La double tentation du misérabilisme et de la grandiloquence s’annule d’elle-même – l’un et l’autre sont tenus à égale distance par l’humour. Cet équilibre parfait constitue la grande force du film, avec ses round characters3. Eilis s’émeut, Eilis s’ennuie ; elles sourit aux hymnes de son pays, mais aussi de l’image de mère Teresa qu’elle renvoie et qu’elle n’est pas.

Car si Eilis est le genre de fille qui veut devenir comptable, ne glousse pas, et s’intéresse modérément à la gent masculine, elle ne se fait pas prier pour aller danser, rit volontiers et tombe rapidement sous le charme de Tony (Emory Cohen). Ah ! Tony ! Ce n’est pas le séducteur rital aux mains baladeuses et aux paroles enjôleuses, c’est la choupitude et la drôlerie incarnée. He’s nice, and fun. Cette manière de pratiquer la pique agaçante et de désamorcer les tensions par l’humour… je connais bien ce charme, j’y suis plus que sensible : Tony est un Palpatine en moins qualifié et plus replet, un cœur d’artichaut avec de la répartie. Cela fait du bien, pour une fois, de voir une histoire qui va de soi, une relation sans problème, où l’on est ami avant d’être amant. J’aime que l’accent soit mis sur leur complicité, et leurs embrassades plutôt que leurs baisers. J’aime leur aplomb sentimental, leurs sourires, leur humour à deux, véritable pas de deux, et j’aurais volontiers passée plus de temps en leur compagnie, à ronronner contre Palpatine.

« Elle a regretté que ce ne soit pas davantage une romance, » dixit A. à propos de sa sœur, qui a titillé sa curiosité. C’est qu’on reprendrait bien un rab de choupitude béate, oui. Mais c’est justement parce que la thématique de l’immigration reprend ses droits que les éléments perturbateurs restent extérieurs à leur relation et que celle-ci nous paraît si enviable. Dans les comédies romantiques, les amoureux se prennent eux-mêmes les pieds dans le tapis ; ici, c’est la vie qui leur met des bâtons dans les roues. Circonstances familiales obligent, Eilis doit retourner en Irlande et, tout, tous conspirent à transformer son court séjour en retour définitif : une mère à chouchouter, une meilleure amie bientôt mariée, un travail sur un plateau (alors que c’est parce qu’il n’y avait aucun avenir pour elle qu’Eilis était partie !)… et Jim, un très beau parti (Domhnall Gleeson4). Le casting est décidément pour me plaire : après le charme italien, place au charme britannique, l’esprit et l’élégance du grand maigrichon le disputant à l’humour et la simplicité du joyeux loustic. Je comprends qu’Eilis se laisse porter par le rêve d’une autre vie – qui pourrait être tout aussi bien que celle qu’elle mène aux État-Unis, lui souffle Jim. Bot, comme dirait celui-ci avec son accent à couper au couteau, il y a un but : le choix n’est pas entre Tony et Jim, comme il le serait dans une comédie romantique ; c’est un choix de vie – de style de vie, évidemment, mais aussi et surtout de faire avec la chronologie, les faits, ce que le hasard a proposé et dont on s’est emparé, que l’on a investi, pour commencer à donner sens à cette vie et à y trouver sa place. L’alternative n’est pas entre Jim ou Tony, mais entre renier une partie de ce qui l’a construite comme si elle n’avait jamais existé ou poursuivre une vie qu’elle s’est inventée, loin de la place confortable que sa famille et ses amis lui ont arrangée. Cela ne signifie pas qu’une existence soit meilleure que l’autre (ce que de toutes manières on ne peut pas vérifier : impossible d’explorer tous les possibles de l’existence en même temps ; en explorer un, c’est s’en fermer d’autres), mais qu’il faut en choisir une pour lui, pour se, donner une chance de se réaliser.

Petit suspens, clos d’une belle manière, par une rare élégance de storytelling : des éléments disséminés dans le récit sans que l’on y ait prêté attention s’agencent d’une manière telle que ce qui arrive aurait pu ne pas arriver, mais, se produisant, empêche tout retour en arrière5. Il ne peut plus en être autrement, sans que l’on puisse pour autant parler de destin, car on sent qu’il aurait pu en être autrement. La boucle est bouclée, avec élégance et humour, une fois de plus – et une nouvelle frimousse absolument adorable.


1
Agatha dans The Grand Budapest Hotel !
2 Reconstitution appliquée ; on se croirait dans Carol – est-ce que les décors se revendent d’un film à l’autre ? Peut-on avoir un tarif de seconde main ?)
3 Tout le monde ou presque a le droit à son moment de tendresse, y compris les péronnelles dont on comprend qu’elles surjouent pour se donner du baume au cœur. Premières à se moquer du côté « paysan » d’Eilis, elles sont ensuite là pour elle, pour lui donner des cours de spaghettis avant son déjeuner dans la famille de Tony.
4 Oh my God, c’était un Weasley. Les métamorphoses d’acteurs, quoi…
5 La première fois que j’ai rencontré ce genre de pirouette que l’on ne perçoit pas comme telle, c’est je crois dans Thinks… de david Lodge.

 

King Kissin

Une sonate de Mozart, c’est toujours relaxant. Sauf quand un sonotone se met à siffler strident. Soit Evgeny Kissin est maudit, soit il a un admirateur sourdingue : sur les trois récitals auxquels j’ai assisté, deux ont été parasités de la sorte. C’est fatigant. Je pose ma tête sur l’épaule de Palpatine et la salle, renversée, m’apparaît comme un framboisier, avec ses couches de balcons crème et de loges bordeaux, les petites tête pulpeuses des spectateurs qui s’égrènent entre elles. C’est délicieux. (Et parce que, non, toutes les métaphores qui me viennent à l’esprit ne sont pas comestibles, j’ai aussi l’image très nette d’une masse de perles (d’huître) agglutinées, irisées, emportées dans un flot cristallin, confusion solide et liquide qui dit l’émerveillement d’entendre simultanément la percussion et le legato dans lequel elle est entraînée.)

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*  *

C’est officiel : j’aime Beethoven. Au piano. Joué par Kissin. À certains moments, j’ai des flashs de La Dame aux camélias, mais cela ne se peut pas. Et si, en fait : ce sont d’autres jambes horizontales, d’autres cheveux, d’autres portés vus à Garnier ; La nuit s’achève était chorégraphiée sur l’Appassionata. JoPrincesse avait râlé à propos du pianiste ; j’avais mis ça sur le compte de Beethoven. Je comprends maintenant : l’instabilité des humeurs, les notes de tête, guillerettes et toujours sur le point de dérailler, trébucher, croque-jambées par la main gauche, noire, tumultueuse, la bourrasque qui n’emporte pas, narguée par la main droite obsédée par son bonheur gringalet, auquel la bourrasque vient rabattre son caquet, prouver que sans aigu sonnant et trébuchant, ce n’est pas le désespoir mais la tranquillité, une certaine tranquillité du moins, une résignation solennelle mais sereine – mais sombre aussi, et la gaîté revient jouer ses billes, rondes et ivres, qui partent à l’assaut de votre corps, grimpent dessus comme si c’était une montagne, roulent contre la gravitation sur l’unique chemin en spirale, tournent, tournent, ligotent vos bras contre votre buste, vous entravent et vous enivrent de leur jubilation de liberté, sûres d’attendre le sommet – éparpillées avant, pensez-vous, notes de tête alourdies par les notes de cœur, gros, la lame de fond, dont vous émergez dégoulinant de passion pour vous ébrouer d’autres notes de tête en l’air ou dans les mains, que vous frappez l’une contre l’autre parce que c’est tout ce qu’il vous reste à faire. Ouf !

(Mon attention a redoublé à partir du moment où je me suis dit, tiens, on dirait les humeurs contraires dans lesquelles je peine à m’équilibrer ; j’ai suivi l’une et l’autre avec une curiosité accrue, pour savoir laquelle allait prendre le pas sur l’autre : c’est intermittent et, en réalité, souvent concomitant – force de la musique que de faire entendre des contraires ensemble et simultanément.)

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C’est officiel, aussi : je n’aime pas Brahms. Les notes toutes rondes qui s’aggloméraient tantôt comme les grains de la framboise sont écrasées. J’ai boudé mon plaisir le nez dans l’épaule de Palpatine – et je l’y ai trouvé.

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Dernière partie. Dans le noir, Palpatine gratte les cordes d’une guitare imaginaire, signe qu’il a retrouvé les pièces espagnoles ici transposées. Albeniz, Granada, Larregla : je ne connais pas les noms, mais je reconnais certains airs. Dont je ne sais pas s’ils sont censés vous fendre l’âme ou le visage d’un sourire. J’étais trop occupée à diriger sur le dos, le genou et l’avant-bras de Palpatine. Et à mimer le museau de souris pendant la pièce qui restera pour moi le gratouillis d’un rongeur qui trottine à toute allure avec une patte boiteuse dans un couloir de cordes.