La dialectique de la potiche et de la cruche

François Ozon et Pina Bausch sont dans un bateau…

Dans Potiche, François Ozon part des clichés non pas pour les renverser (ce qui ne mène souvent qu’à affirmer le stéréotype en creux) mais au contraire pour mieux les développer. Il scrute le communiste de service, le fils à maman et sa chipie de soeur, le PDG imbuvable et sa secrétaire modèle, qui tous gravitent autour d’une belle potiche, mère, épouse et cocue. Lorsque cette dernière cesse de faire la potiche pour prendre la direction de l’entreprise familiale de parapluie, elle n’en reste pas moins une, n’ayant pris la direction que parce qu’on la lui a donnée et gérant tout ce petit monde avec la paternalisme le plus maternel qui soit. Le fils à maman reste fidèle à lui-même ; il ne renonce pas à son amour pour l’art en général et Kandinsky en particulier, il l’exprime seulement sur les parapluies de la fabrique (potiche, on vous dit). Le PDG imbuvable reste imbuvable même et surtout lorsqu’il n’est plus PDG. Quant à la secrétaire modèle, elle ne manque à aucune de ses fonctions, obéit seulement à un modèle différent quand Madame prend la place de Monsieur.

 

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Les étiquettes ne sont pas déchirées, tout au plus déplacées (comme des potiches), ainsi que le suggèrent les post-it qu’arborent les personnages au front sur l’affiche du film. Mais fils à maman ou fille à papa, on ne sort pas du cliché et l’on découvre ainsi qu’il est très vaste. Beaucoup moins réducteur qu’on ne l’aurait cru : « Ta mère est une potiche, mais attention, elle n’est pas une cruche », observe très lucidement le PDG mis à l’écart. Avant de se débarasser du cliché, il faut être bien certain de ce qu’il signifie : autant la cruche manque de finesse et agit sottement, autant la potiche n’a que l’air d’une cruche ; sa fonction honorifique n’est assortie d’aucun pouvoir réel, elle remplit son rôle décoratif à la perfection. Potiche n’est pas un film cruche : il évite de dire ceci n’est pas cela, pour souligner que le cliché n’est pas affaire d’essence mais d’apparence. Distinguer les deux, voilà qui dispense de la bien-pensance d’avoir à démontrer que celle-ci ne correspond pas à celle-là. Ce n’est pas juste, c’est vrai. A double titre : pas d’identité (justesse de l’être et du paraître, qui ferait du cliché la définition parfaite d’une personne) mais un rapport (entre le discours qu’on tient sur une réalité et cette réalité) ; et injustice de confondre les deux.

Le problème de la cruche, c’est qu’elle n’arrive pas à passer pour une potiche. L’inverse est toujours possible, mais la cruche, elle, ne peut pas seulement paraître ce qu’elle est vraiment. Et c’est là que je deviens cruelle : après avoir parlé du cliché de la potiche chez François Ozon, je passe à ceux de Pina Bausch dans 1980 qui, antithèse oblige, écope du statut de pièce cruche.

Avant que vous ne me rendiez totalement sourde en poussant les hauts cris, je reconnais qu’il y a de beaux passages. Celui qui m’a vraiment marquée, qui n’avait besoin d’aucun écho pour faire sens et émouvoir (échos qui ne sont jamais venus ou que je n’ai jamais perçus), c’est lorsque le groupe des danseurs fait face à une femme, qui reste seule et impassible alors que les gens viennent un à un lui jeter une phrase mondaine stéréotypée à la figure pour prendre congé. Les visages fermés, les voix monocordes et la rigidité des corps transforment chacune de ces phrases d’au revoir en une rose d’adieu, qui tombe avec indifférence sur le cercueil de la jeune femme. L’hyprocrisie décelée dans l’indifférence de formules comme « Venez nous voir si vous passez par chez nous » en fait rire certains ; je trouve la scène poignante, d’une tristesse indicible. Je n’ai jamais partagé le rire kafkaïen. L’absurde de Beckett peut me faire rire, mais Kafka, non. Je le comprends dans une certaine mesure, je crois, comme une espèce de réaction vitale contre une mécanique mortifère, mais je ne le partage pas. Peu à peu, ce ne sont plus les scènes qui me rendent triste, mais le spectacle de ces rires que je comprends de moins en moins à mesure que l’on bascule dans le burlesque. Un burlesque qui tend à oublier l’humour, ce trait d’esprit qui relève le comique du corps. Ses passages sur scène me font espérer que le sens surgisse. Sourire lorsque tous les danseurs étalés sur l’herbe pour faire bronzette se tortillent jusqu’à la nudité souhaitée, en s’efforçant de ne rien exposer (au public ou au soleil comme cette femme qui finit momifiée derrière ses lunettes de soleil). Mais l’éclaircie est de courte durée.


Blessé par l’amour qu’on lui porte, un autre (trop rare) joli moment.

 

Opérer des déplacements pour faire surgir l’insolite de l’habitude, c’est fascinant si l’on en voit le mouvement – et donc le sens : les phrases de fin de soirée transposées au cimetière font de la vie une réception mondaine, que l’on joue d’après des codes bien établis ; c’est incongru, mais cela a un sens. Absurde, si l’on veut, contraire à la raison, à partir de laquelle on se définit encore.
La plupart du temps, pourtant, dans 1980, on ne voit pas d’où l’on vient ni où l’on va. Plus de déplacements dans ces pitreries éparses, c’est déplacé. Déjà déplacé sans qu’il y ait eu de déplacement, une fausse provocation qui provoque une vraie lassitude. J’ai de moins en moins envie d’attendre la survenue, de plus en plus improbable, de ce qui donnerait sa cohésion à l’ensemble. Il n’y a pas de fil directeur ; à quoi bon former une boucle en reprenant à la fin l’ouverture, si c’est pour ne rien retenir dans ce noeud coulant ?

 

Cela nous fait une belle jambe, effectivement.
(photo d’Ulli Weiss)

Pas d’échos entre les scènes, voire parfois au sein d’une même scène. Les danseurs sont juxtaposés comme sur un photomontage sans idée, une somme de clichés qu’on croit avoir déplacés et qu’on a juste rassemblés. C’est flagrant dans la seconde partie de spectacle où se déroule une pseudo-parodie de concours (de beauté ? de personnalité ?) et où chaque candidat doit entre autres résumer son pays en trois mots (mention spéciale à l’Egypte avec couscous, haschich, bakschich). C’est du second degré, bien sûr. C’est bien trop long pour être du second degré, mais admettons. Pourquoi alors le public applaudit-il à la demande du présentateur du concours ?  Il abolit ainsi la mise à distance critique sans même s’en rendre compte. Puisque la scène se présente d’emblée comme du second degré, aucun risque, n’est-ce pas ? Sauf que lorsque le premier niveau n’existe pas, le second devient de facto premier. On applaudit cependant, l’esprit tranquille, persuadé d’avoir la caution critique avec soi. Et le public de se donner en spectacle, pour ne pas voir dans la pièce le spectacle de notre société de spectacle.

Mais il a raison de se tromper, le public ; autrement, cela ferait belle lurette qu’il aurait déserté. J’en ai un peu voulu à Palpatine, à l’entracte, de me tirer de ma caverne de complaisance où je n’avais vu que du feu. Je me suis soupçonnée et je me souçonne même encore un peu d’être trop influençable et de faire la fine bouche par orgueil ; cela n’avait pas été si terrible jusque là… Se tromper rend le spectacle supportable. Se détromper est vertigineux : est-ce une pris de distance salutaire ou le dédain du snob ? Qui est dans l’imposture : celui qui veut voir une oeuvre d’art là où il n’y a peut-être rien ou celui qui ne veut pas voir une oeuvre d’art là où il y en a peut-être une ? D’où, qu’est-ce qui vaut mieux : un principe de précaution, pour ne rien manquer, quitte à s’abuser, ou un principe de méfiance, pour ne se laisser berner par rien, quitte à laisser passer des choses ? Cette représentation m’a laissée intranquille, et je ne suis pas tout à fait sûre, même si je suis près de m’en convaincre, de ne pas m’être prononcée contre cette pièce (à conviction ?) par facilité, après avoir pourtant trouvé que l’énervement de Palpatine à l’entracte était un peu fort de café. Si je cesse d’être indécise, voici néanmoins comment j’achève.

Ce serait le but de la pièce, alors, montrer à quel point on se laisse abuser par le second degré ? montrer qu’on ne peut critiquer la société du spectacle sans en même temps l’apprécier ? Mais je ne vais pas au théâtre pour me divertir ! Pour cela, j’ai les émissions de télé-réalité que j’apprécie pour ce qu’elles sont : un parfait moyen de s’abrutir quand on a trop de choses qui tournent dans la tête, quand on a envie de s’immobiliser l’esprit comme on s’avachit le corps sur le canapé, d’avoir son attention captée sans avoir à faire l’effort d’être attentif. Une diversion, en somme. Et je repense au slogan de La Terrasse, emprunté à Pasolini : « La culture est une résistance à la distraction » Contre quoi voulez-vous que le grand bazar de 1980 exerce une résistance ? Les carcans de la société ? Il aurait pour cela fallu les présenter, les malmener, s’y frotter pour les faire exploser (tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse) ; leur absence débouche seulement sur un grand bazar où la seule fantaisie qui s’exerce est celle du caprice.

 

Si au fond de moi, j’attends toujours qu’on vienne me détromper, c’est qu’il y a une chose que je ne comprends pas et que je ne veux pas admettre : comment la même personne a-t-elle pu faire Le Sacre du printemps et ça ? On ne mélange pas les torchons et les serviettes, ce n’est pas pour mélanger les potiches et les cruches.

Joss Whedon, mon super-héros

Il me reste encore quelques morceaux de danse à chroniquer, mais ayant peu de temps et tout de même envie de m’octroyer le plaisir d’une petite chroniquette, il s’agira du film de Joss Whedon, The Avengers. Dans la mesure où ma connaissance de l’univers de Marvel se limite à Spider-Man partant à la rescousse de Kirsten Dunst, et où Thor est pour moi un personnage d’Everworld, jamais je ne serais allée voir ce film à gros budget si Palpatine n’avait pas insisté sur son réalisateur : celui de Buffy the Vampire Slayer, la série la plus carton-pâte qui soit, qui est aussi la série la plus psychologiquement développée que je connaisse. Du coup, moi qui aime plutôt le maigrichon de comédie romantique, j’ai été curieuse d’aller voir les gros bras en action.

La séance elle-même a été épique. Après une demi-heure d’attente et autant de pub (cela dit, ça permet d’évacuer les pop-corn assez rapidement), le film démarre… en muet. Sous les huées du public, soudain dés-atomisé et fédéré par son exaspération, j’essaye de suivre avec les sous-titres le début de l’action, situation de crise dont un responsable demande si elle grave : « Bah, ouais, c’est grave », lance quelqu’un dans la salle, « un peu, ouais, on n’a pas le son ! » A ce stade, je ne sais pas encore si le film va me plaire, mais je ris déjà bien. La régie se prend des applaudissements ironiques lorsque le son rattrape l’image, mais alors qu’on commence enfin à rentrer dans le film : noir. Plus de son, plus d’image. Le supporters de Michel Gondry (Rembobinez ! – sans le Soyez sympa, faut pas déconner) ont, un peu tard, obtenu gain de cause. La manip’ prend un peu de temps, si bien que l’un de nos voisins apostrophe la régie : « Sans les pubs, hein, s’il-vous-plaît. Non, mais, je précise, hein, on sait jamais… sans les pubs. » Le film re-démarre enfin ; la situation de crise est claire, sinon sous contrôle, le fou rire guette.

Après moult explosions et effets spéciaux destructeurs (notamment pour les oreilles, j’en viens presque à regretter le muet) qui justifient le budget de blockbuster et l’arrivée des super-héros, on retrouve le ton de Joss Whedon. Tant mieux, parce que la bagarre, j’adore ça, pourvu qu’il n’y ait pas trop de sang et de cadavres, et surtout, surtout, qu’on n’oublie pas au milieu du chaos l’humour à la Bruce Willis dans Die hard. Les répliques négligemment cinglantes ne sont pas légions, mais elles sont très bonnes : « They have an army, but we have a Hulk. » Ma préférée, je crois, c’est lorsque Thor entend qu’on ne critique pas trop Loki, qui, bien que passé du côté obscur de la force, est tout de même son frère et vient de la même planète que lui, et qu’on lui objecte :

« – He murdered 80 people in 2 days.
– He was adopted. »

L’humour fait bien passer la pilule et le message qu’elle contient : les super-héros commencent à dater – non parce qu’ils vieillissent, mais, au contraire, parce qu’ils sont toujours ce qu’ils étaient (Captain America, pectoraux intacts, semble tout droit décongelé des Trente Glorieuses) alors que la société s’est complexifiée et disparaît derrière des entités anonymes. L’époque n’est plus aux grandes figures capables d’incarner à elles seules la nation. Situation inédite pour eux et difficile à accepter pour un Iron Man complètement mégalo, il leur faut unir leurs forces et passer dans le relatif anonymat du pluriel, devenir une série de super-héros qui avaient auparavant chacun la leur.

Une décennie après le 11 septembre, ils sont obligés d’admettre une certaine vulnérabilité : on peut combattre le mal, mais rarement le prévenir. À défaut de protéger l’Amérique (je ne sais pas si vous avez remarqué, mais la fin du monde arrive toujours à New York – l’ethnocentrisme a parfois du bon, ça laisse le temps de voir venir), à défaut de la protéger donc, ils la vengeront. Le justicier compte désormais moins sur la justice que sur sa colère pour faire régner l’ordre le désordre le bien (notion floue, donc très pratique). Et pour ne pas se salir les mains, on exécutera la condamnation du criminel ailleurs, en renvoyant Loki sur la planète Asgard (ça va, le G est planqué au milieu du mot).

Joss Whedon, quoi.

 

Alice’s adventures in wonderland: well done!

Suivant le conseil de Pink Lady, qu’il y aurait sûrement des places de dernières minutes, ma mère et moi avons dégoté deux places, l’une à l’amphithéâtre, l’autre debout au premier balcon, pour assister de nouveau à un ballet de « Welldone », en franglais dans le texte. On n’aurait su mieux mal prononcer : la création de Wheeldone est vraiment une réussite. Ce chorégraphe éclectique, qui passe de l’abstraction la plus balanchinienne au ballet narratif le plus traditionnel qui soit, a eu l’intelligence et l’humilité de reconnaître son point faible pour s’entourer en conséquence. Résultat, sa collaboration avec un dramaturge fait d’Alice’s adventures in wonderland un spectacle total, qui n’oublie ni ne se limite à la danse.

 

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Photo de Johann Persson


Après avoir vu le décor projeté s’agrandir pour suggérer qu’Alice rapetisse, puis jouer de la perspective pour la faire paraître immense dans un cube savamment déformé, avant qu’elle ne se lance à la poursuite d’une miniature porte téléguidée, on ne sait plus à quoi s’attendre, et on attend, tranquillement émerveillé, de voir quelle invention on nous aura concocté. Les décors ne participent pas peu à la chose : moi aussi, je veux faire du trampoline sur un scone géant, m’assoir dans une tasse bien tassée (déjà fait à Eurodisney, c’est vrai) et faire des claquettes sur une table où chaque tasse devient une ampoule pour créer une rampe à cette scène improvisée. Après, il est vrai que je me dispenserais bien de me faire étrangler par une guirlande de saucisse, mais je prêterais volontiers patte forte à la chenille aux multiples pointes pailletées, véritable passage en revue.

On ne s’attendait pas à cette débauche d’imagination lorsque le rideau s’est ouvert sur une garden party very Onéguine-like, où parmi une assemblée joueuse et nombreuse, Lauren Cuthbertson fricote avec un jardinier tout ce qu’il y a de plus propre à vous faire rosir (Federico Bonelli). Il s’agit de notre héroïne, à l’évidence, même si sa sœur habillée en bleu-Alice et son serre-tête de Blanche-Neige portent d’abord à confusion. Mais c’est la première et la dernière chose qui m’a gênée, si l’on peut même parler de gêne. Dès qu’elle se lance à la suite du lapin en pleine métamorphose (la queue qui sort soudain du pantalon est un premier éclat de rire), on tombe en plein délire – enfin, sa marionnette, agitée par un tourbillon de lettres nous entraînant en plein cœur de l’histoire. Je dois dire que cela a titillé ma fibre typographique, comme, un peu plus tard, la page projetée au sol, terreau propice à une valse des fleurs.

 

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Photo de Johann Persson
 

Au fil des rencontres que le rêve, avec sa puissance de distorsion, sait rendre plus intéressantes que l’original dont elles sont inspirées, Alice imite tour à tour le lapin qui se gratte le mollet avec son autre pied, le chapelier aux claquettes folles, ou la chenille aux ondulations orientales. Tandis que chaque personnage a un trait, un pas, qui le caractérise, Alice absorbe toutes les influences extérieures. En cela, c’est bien une enfant qui reproduit, non parfois sans maladresse, ce qu’elle voit pour ensuite en faire son miel. Sa personnalité se compose comme le chat du Cheshire, petit à petit, par intermittence, prompte à s’éclipser. La manipulation, qui d’une patte, qui de la tête ou de la queue, rend chacune de ses apparitions aussi spectaculaire qu’un dragon chinois. 

 

Photo de Denis Sum


C’est ainsi, chemin faisant et mine de rien, qu’Alice laisse à la reine sa nature capricieuse. Elle l’a laissée à la porte de ce nouveau monde lorsque, sautant en retirés pour atteindre la poignée trop haut placée, elle a trépigné par ces mêmes retirés devenus piétinements rageurs par la seule force du changement d’accent, d’en l’air à en bas. La reine, elle, n’a pas grandi ; c’est plutôt ses enfantillages qu’elle a laissé croître jusqu’à la cruauté. Du coup, le troisième acte qui se déroule en son royaume est une véritable apothéose. L’extravagance règne sans partage : les fleurs changent de couleur toutes seules, au grand désespoir des jardiniers ; les conifères, qui viendront saluer d’une inclinaison de frondaison, se meuvent sur roulettes, de même que la reine encastrée dans une robe-coeur-carosse géante tractée par ses serviteurs ; la partie de croquet est jouée par de petits garçons hérissons (la dame à côté de moi, très droite, très fière, m’apprend que le hérisson, là, c’est son élève) et des danseuses flamands roses plongées en avant sur une jambe (exactement comme dans Polyphonia), le bras devenu cou et la main, bec ; quant aux cartes, le plateau des tutus se renverse en avant pour se faire carreau, pique, trèfle ou coeur, et les valets craignent la visite de la reine. Cela donne lieu, lorsque la reine ouvre sa robe et emprunte l’escalier qui y était caché, à un pas de quatre d’anthologie où chaque valet est à son tour le pouilleux désigné pour la porter : elle refuse l’appui de sa main au premier, développe un index trancheur en même temps que sa jambe avec le deuxième, et trop imposante pour le troisième, finit par terre comme la danseuse dans la parodie du grand pas d’Auber (on se situe dans la même veine). 

 

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Photo d’Alice Pennefather
Un flamand rose sur un mur qui picote du pain dur…
 

Photo de Bill Cooper


Laura Morera, comme l’avait prédit la guichetière, est extraordinaire. Tout à fait monstrueuse. Sa façon de pencher la tête en avant rappelle à tout instant sa marotte sanguinaire, mieux encore que d’incessants « Qu’on lui coupe la tête ! », et crée un contraste détonant entre cette inclisaison sénile et ses arbitraires enfantillages. Cette gamine gâteuse poursuit en effet les têtes avec la même avidité que les petits gâteaux rouge pailleté que dégustrerait une vieille dame à l’heure du thé. Elle peut bien pleurer au procès  sommaire qu’elle tient contre le prétendant d’Alice, tous les témoins entassés dans des box en cartes à jouer, elle n’en revient pas moins toujours à l’attaque, tête penchée : une véritable désaxée. Tout comme la hache tombée en trois temps entre le deuxième et troisième acte : 1, elle se détache du ciel ; 2, le regard rebondit sur la goutte de sang qui perle et s’avère être un coeur ; 3, sur la lame s’affiche un « Interval » qui coupe court à l’action, mais pas au rire. 

Après une telle animation, on traine des pieds sur le chemin du retour, redoutant l’inertie de la garden party. Mais que nenni, c’est à l’époque d’aujourd’hui que nous revenons, Alice et son prétendant devenu boyfriend en baskets se bécottant comme des amoureux sur un banc public, bientôt remplacés par l’ex lapin très british, bras de chemises retroussés, sûrement un professeur de littérature qui ouvre devant nous le roman de Lewis Carrol. Dernier éclat de rire, intérieur cette fois, parce que l’image de From-the-bridge a surgi comme un pop-up. Loin de moi l’idée de dire que mon prof d’anglais de prépa ressemble à un lapin, mais par cette même évidence saugrenue qui donne des yeux de poisson à Goerne, l’ex-lapin est devenu un professeur très grand, très fin, aux manches retroussées. Jusqu’au bout, le nonsense aura été parfaitement restitué, bien plus puissant que l’extravagance du conte. De fait, je me suis vraiment amusée de ce comique anglais, présent jusque dans la musique pétillante de Joby Talbot, sans laquelle le spectacle ne serait pas ce qu’il est. Cette partition originale (dans tous les sens du terme) nous change des créations sur fond musical insipide (La Petite Danseuse de Degas, 0 / Alice’s adventures in Wonderland, 1). 

 

39, 40, 41, Wolfgang Amadeus Mozart

Passée par le sas d’un thé au jasmin accompagné d’un moelleux au chocolat et surtout d’un financier aux amandes, vert comme le sachet de thé, partagés avec Palpatine après une journée éprouvante dans une fac sans chauffage, c’est avec soulagement que je me suis installée dans mon fauteuil d’orchestre, face aux bois chaleureux et aux cuivres d’autant plus rutilants qu’on les voit à travers des yeux mi-clos. J’attendais que la musique me délasse.

La première et 39e symphonie, avec ses courtes expirations récurrentes toujours suivies d’un soupir sonore, a expulsé les derniers frissons que je pouvais avoir. Vidée, dilatée dans la dernière mesure. La musique circule à travers ma respiration fatiguée sans me faire vibrer, sans exiger de moi une énergie que je n’ai plus. Je suis là simplement, à sentir l’horlogerie infatigable qui donne à mes veines la pulsation ; mes poumons qui se remplissent et se vident sont devenus mon métronome. La musique s’y insère sans peine, sans faire de bruit, et je souris en entendant les bassons descendre quelques marches musicales comme des bonhommes ventripotants qui se bidonnent.

Un portable sonne dans la salle, avec une justesse à faire rougir de honte mon Nokia : l’orchestre vient d’entamer la 40e symphonie. Dégagé de sa camisole synthétique, le thème s’élance sur les marches basses et blanches d’un palais italien embrumé par l’abstraction de l’imagination. Les colonnes éblouissantes qui entourent le premier élan dramatique deviennent soudain l’ombre d’où l’on aperçoit une place écrasée par le soleil et envahie par l’odeur du café — tasse esseulée de publicité en plein opéra. L’architecte de cette symphonie nous amène abruptement « de l’interrogation à la résignation » : de la puissance du marbre à sa superficialité.

La 41e symphonie balaye ce décor et souffle le personnage à cape qui en est sorti, le faisant reculer un peu plus à chaque rafale — on n’invoque pas Jupiter sans raison. Alors que je ne suis pour ma part pas soufflée, j’observe avec bonheur mon copaing s’en donner à coeur joie, j’ai nommé le poète de Spitzweg. Ce n’est pas que de la tête qu’il dialogue avec ses coéquipiers, mais de tout son instrument, qu’il tourne avec lui comme si sa contrebasse avait le torticolis. A tout instant il met le pied par terre comme d’autres le mettent à l’étrier, et on ne sait jamais qui de lui ou de l’enquêteur de la Crim’, 3e contrebassiste fonçant tête baissée, sera le jokey vainqueur. Au milieu, le jeune musicien que le poète semble avoir pris sous son aile (ce qui, si vous suivez bien, fait de la contrebasse non une jument mais un pégase) a des allures de nouvelle recrue d’Oxbridge en débauche à Paris. Une histoire de pupitre, sûrement.

Allez aussi jeter une oreille chez Joël, Laurent et Palpatine

Triple bill at Covent Garden

Samedi 14 avril
Photos plus tard, lorsque mon PC aura réappris le clic droit.
 

Dans Polyphonia, Christopher Wheeldon traque l’harmonie sur la musique dissonante de Ligeti : les danseurs, seuls ou en couples, sont autant de voix qui se superposent, se répondent ou s’ignorent. À tout instant le chaos devient canon, bientôt synchronisé à l’unisson, aussitôt décalé en cascade. Les ensembles désassemblés laissent parfois la place à des pas de deux plus troublants, où les dissonances menacent de se muer en discordances.

Les mouvements sont au diapason de la musique : aussi inattendus que la note qui suit – ou pas. S’il y avait plus de déhanchés, on jurerait voir du Balanchine. Ce sont les mêmes lignes, brisées et remodelées, et les mêmes justaucorps, ceinturés à la taille, à ceci près qu’ils ont leur propre tempérament : violet comme les Sweet Violets de Liam Scarlett – au point que j’ai cru à une inversion des deux titres. Mais Christopher Wheeldon possède un vocabulaire qui lui est propre, avec des portés où la danseuse n’est pas déployée par son partenaire, comme c’est souvent le cas d’habitude, dans les pas de deux amoureux où la passion porte toujours plus haut, plus loin, plus fort, au risque de devenir sportive ; au contraire, la danseuse est repliée sur sa jambe de terre loin devant elle, et son partenaire maintient ses hanches-fermoir comme s’il était garant d’un secret. Et si l’on s’écarte de la ligne, ce n’est pas au niveau des hanches, comme chez Balanchine, mais des genoux, seuls à pouvoir alors briser l’immobilité.

Enfin, parmi toutes les notes éparpillée, n’oublions pas la note d’humour, lorsque les danseuses plongent en avant, mains par terre, jambe repliée en parallèle montée derrière elle, ou lorsque deux danseurs aux gestes suspendus attendent un improbable accord pour prendre la pose finale. Le ballet en devient moins grinçant qu’agaçant un spectateur qui reste un peu sur sa faim alors qu’il n’en a pas perdu une miette.

À voir, une interview du chorégraphe, entrecoupée d’extraits (à 1’26).
 

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Sweet violets n’a de commun avec Polyphonia que la couleur. Et un chorégraphe jeune. Très jeune, même, en ce qui concerne Liam Scarlett, qu’on dit prometteur parce qu’il est encore vert. J’avais déjà vu Asphodel Meadows, plein de beaux moments, mais plein jusqu’à la saturation, comme si le chorégraphe avait voulu en une pièce montrer toute l’étendue de sa créativité. Si la danse est plus aérée dans ce nouveau ballet, narratif, le foisonnement s’est retrouvé dans l’histoire, qui déborde d’échos n’occasionnant que confusion.

Au cœur de l’intrigue, une prostituée se fait assassiner. Peut-être par un inconnu, peut-être par Jack l’éventreur, peut-être par l’ami de Walter Sickert, un peintre fasciné par ce meurtre au point de le mettre en scène avec le danseur-assassin de la scène précédente, et de finir lui-même en meurtrier. A moins que la silhouette noire qui rôde soit bien Jack l’éventreur, et non la mort personnifiée. Toujours est-il qu’une deuxième prostituée se fait zigouiller. Ou bien un modèle du peintre. Ou une danseuse, tout bien pensé, vu que nos assassins potentiels vont puiser dans ce vivier de gambettes et de gorges bien fraîches – l’épisode n’est pas d’un intérêt exceptionnel, le public n’étant ni celui de la salle ni celui de la scène, mais la scénographie est extrêmement ingénieuse, avec sa guirlande lumineuse au sol pour symboliser la rampe (pour une fois le théâtre dans le théâtre n’échappe pas aux règles de la perspective). On n’a d’ailleurs pas lésiné, d’une manière générale, sur les costumes et les décors.

On arrive ainsi au paradoxe d’une danse très expressive (des corps, de leurs désirs, de leurs instincts) qui remonte des sensations jusqu’aux sentiments, mais ne parvient pas à raconter une histoire. En passant de l’abstrait au narratif, Liam Scarlett a épuré sa danse ; reste à se départir de l’anecdote… ou à embaucher un librettiste. Les scènes autour du lit pourraient ainsi s’émanciper, sorte de Rendez-vous inversé entre le jeune hommes et la mort.

 

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Carbone life est aussi ambivalent que son composant : diamant brut ou graphite appelant la gomme. Il y a des moments totalement jouissifs, où l’on ferait bien corps avec le ballet, à l’enthousiasme soldatesque, et il y a des moments où ce ne sont plus les spectateurs mais les danseurs qui s’abandonnent – au plus grand nawak. Je n’aurais pas vu grand inconvénient à fermer les yeux dans, voire sur, ces moments, si je ne devais déjà me boucher les oreilles à cause des chanteurs, enfin, des gueuleurs présents sur scène. Faut-il nécessairement faire mal aux tympans pour être rock’n’roll ? Une chose est sûre, ceux-là, je ne les inviterais pas dans mon Appartement. Ils m’ont gâché une pièce par ailleurs très travaillée au niveau de la scénographie et des lumières : des formes géométriques qui répondent aux costumes improbables des danseurs. Je reste perplexe : serai-je toujours déçue par Wayne McGregor parce qu’il est le chorégraphe d’un Genus où serait passé tout son génie ?