Cinés de décembre, 2019

Les Misérables, de Ladj Ly

Des cités, Ladj Ly nous fait faire le tour du propriétaire avec brio : à votre gauche les flics débordés, en face la meute de « microbes », là-bas les parents qui ne savent pas où ils sont. Ici tout le monde est un ancien caïd s’il ne l’est pas encore : ACAB, marchand de kebab, enchanté monsieur le maire, moi c’est « porcinet », seul flic blanc de la brigade, qui explique au dernier venu (nous) que les frères musulmans avaient été surnommés comme la BAC : « brigade anti-cocaïne » (les frères musulmans étant les seuls, en canalisant la violence vers des formes extrêmes, à faire régner en surface un semblant de calme, on voit comment ça peut sembler une solution : ça fout froid dans le dos).

rDe conneries en délinquance et de délinquance en bavure, la tension monte et le film se termine sur des images de guerre : de guerre, non de bagarre. Le réalisateur coupe avant qu’une issue se soit dégagée, pour la simple et bonne raison qu’il n’y en a pas. Je suis sortie de ce film avec l’impression que les cités en France, c’est comme Israël en Palestine : à l’origine, on comprend le problème, on peut choisir des bons et des méchants, mais au bout de deux minutes, tout devient illisible ; il n’y a plus que des haines recuites et des rancœurs tenaces. Les gamins qui couraient pour ne pas se faire attraper après une connerie se sont mis à courrir a priori pour échapper à une bavure des flics qui, ne pouvant maintenir l’ordre sans adopter des attitudes de voyous, finissent par rejoindre les truands avec lesquels ils négocient : le cercle vicieux est bien installé.

Motherless Brooklyn, de et avec Edward Norton,
featuring Gugu Mbatha-Raw (perso classe au caractère bien trempé), Bruce Willis et Willem Dafoe (j’ai attendu le générique pour m’assurer que non, je n’avais pas rêvé)

Quand je parviens à suivre sans peine un film criminel, c’est qu’il ne s’agit pas uniquement ou d’abord de ça – de résoudre un crime, avec ses imbroglios de motifs, de vengeances et de personnages aperçus sans être identifiés ou nommés sans être montrés. Là, c’est un puzzle psychologique avant tout ; on veut savoir ce qu’il se passe dans la tête de l’homme qui mène l’enquête, surnommé Brooklyn par celui qui l’a tiré d’affaire quand il était à l’orphelinat, et qui a été abattu quasi sous ses yeux. On veut savoir si Brooklyn va réussir à mener son enquête en en dépit des ribambelles de pensées trop franc-parlées qu’il dégobille malgré lui, rythmées comme des comptines et ponctuées de tics physiques, tête qui vrille au moment où ça prend le contrôle sur lui.

Pas une fois sa maladie n’est nommée : un truc ne tourne pas rond chez lui, mais les médecins ne lui ont pas offert un nom à mettre dessus. Cela contribue merveilleusement à brouiller les lignes : un fou, un malade, un benêt, attendez, à la mémoire formidable, pas un benêt du tout, un malade oui, pas fou du tout – ses adversaires le comprennent parfois trop tard, quand ses alliés le reconnaissent généralement à temps, quoique parfois in extremis, ajoutant à la tension de l’intrigue.

Edward Norton est un interprète, et un réalisateur, incroyable : ses tics, qui auraient rapidement dû nous taper sur les nerfs, sont espacés ce qu’il faut pour à la fois rendre la maladie crédible et laisser le temps à l’intrigue de progresser, au spectateur de respirer, et à l’émotion de s’installer – discrètement, tout pathos prévenu par la survenue imprévisible des tics. À pas aussi feutrés que son chapeau, le freak devient friend, et c’est en ami qu’on se surprend à l’accompagner dans cet univers à l’image soignée comme un pardessus bien coupé, qui se remarque et s’efface du même mouvement, de tomber à merveille. Chapeau bas, feutre aussitôt réajusté.

Notre Dame, de et avec Valérie Donzelli
(featuring entre autres Virginie Ledoyen, que je n’avais jamais vue ainsi comme une Nathalie Portman française)

Quand certains versent dans le doux-amer, Valérie Donzelli fait dans le sucré-salé : son héroïne Maud, maladroite et chanceuse, un peu, passionnément, à la folie ou pas du tout, gagne un concours d’architecture sans y avoir participé et voit ressurgir son amour de jeunesse alors qu’elle se découvre enceinte du plus Tanguy des ex-maris.

Imaginez Amélie Poulain ou Mary Poppins propulsées à leur corps défendant dans un monde plus bordélique qu’enchanté : voilà Maud, voilà la comédie de fin d’année qu’il nous fallait, loufoque, tendre et la dent ce qu’il faut d’aiguisée pour moquer aussi bien nos vies emberlificotées que les frasques urbanistiques d’une madame Irma Hidalgo à fond dans le phallique.

Oh une souris ! s’exclame l’adjoint dans le bureau de la maire. Une souris à la place des rats qui grouillent sur le parvis, voilà Notre Dame : doux et chantant (parfois littéralement) quand ça pourrait être cruel. Léger et régalant.

The Lighthouse, de Robert Eggers

J’aurais voulu faire plus aux antipodes de l’esprit réveillon que je n’aurais pas réussi à faire mieux : le film de Robert Eggers n’est pas seulement un thriller comme l’indique sa catégorie Allociné ; c’est un objet cinématographique non identifié, noir et blanc, format carré, volant dans un what the fuck revendiqué.

Pendant le premier quart d’heure, je me suis demandée si Robert Pattinson et Willem Dafoe suffisaient à justifier le visionnage. J’ai commencé à douter.

Le quart d’heure suivant, un couple s’est excusé, nous avons pivoté sur nos sièges pour les laisser passer : je les trouvais déjà un brin sévères, voire petits joueurs. Probablement n’avaient-ils pas de bouchons d’oreille sur eux pour mettre à distance les mugissements rapprochés de la sirène du phare.

La demie-heure suivante, le film de bizarre est devenu fascinant. Le bras de fer engagé entre les deux gardiens, on se demande si on n’aurait pas été embarqué en focalisation interne sans le savoir : les frontières commencent à se brouiller entre mauvaise foi et hallucinations. Il y a une sirène à viscères, une statuette masturbatoire et des bouteilles qui trainent ; des relents hitchcockiens, aussi : on frémit en se souvenant que les mouettes sont des oiseaux.

Puis le vent tourne, et c’est la tempête : la dernière demie-heure traîne en longueur dans le vent, la merde, la boue, l’alcool et la pisse. On ne sait plus si les motifs convergeant créent du sens, ou si celui-ci se défait dans l’hallucination obsessionnelle. Alors que William Dafoe éclairé en contre-plongée marmonne, bave et déclame dans sa barbe, me reviennent soudain les images de The Old Lady, souffrance théâtreuse scénographiée par Bob Wilson à l’issue de laquelle je m’étais promis plus jamais. Je me suis laissée prendre à l’appât Willem Dafoe alors que sa présence aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Impossible de surcroît de se raccrocher au fessier de Robert Pattinson qui un instant flotte à l’image : on nage en plein delirium tremens ; la déchéance humaine est totale.

Je suis soulagée quand ça s’arrête, sans pour autant être regretter d’être venue. On se regarde avec Palpatine, hagards et goguenards, à se soumettre des répliques et des morceaux du film, jusqu’à trouver où le ranger : pas un film d’auteur, pas un nanar… un film fucké. On ne peut pas dire vraiment que c’est un film réussi ni même qu’on a aimé, mais ses images nous poursuivront probablement davantage que s’il l’avait été. Affaire classée et débitée : on a conclu par des sushis de sirène.


Bulles de BD, 2019 #11

Mademoiselle Else, de Manuele Fior, d’après le roman d’Arthur Schnitzler

J’avais adoré la nouvelle d’Arthur Schnitzler. À l’époque où je l’ai lue, j’ai même fantasmé une adaptation en ballet. L’épaisseur psychologique paraît d’abord un peu aplanie dans les premières pages de cette adaptation dessinée, mais très vite, le trait de Manuele Fior se fait plus anguleux et convoque discrètement le lexique pictural de la Belle Époque, depuis les chevelures rousses de Klimt, délicates et massives comme des auréoles, jusqu’aux nervosités angoissées d’Egon Schiele. On a même un flash Sargent, le nez de profil, la bretelle de la robe noire hors de l’épaule. C’est tout le spectre de la femme fatale, goulue, hystérique, qu’on devine sous les traits qui se défont de la jeune fille de bonne famille – une sexualité qui se fantasme au lieu se de vivre, instrumentalisée par la famille qui la pousse dans les pattes d’un vieux dégueulasse.

Moins qu’hier (plus que demain), de Fabcaro

J’ai cru un moment que l’auteur du Petit traité de l’écologie sauvage était passé de l’écologie au couple : c’est le même procédé d’aquarelles quasi identiques répétées jusqu’à la chute, le même regard décalé, la même sidération lard ou cochon qui part en vrille, et moi en (fou) rire. (Rien que la couverture : une figurine de mariés montée sur… un plat de nouilles.)

Si vous manquiez d’une idée de cadeau de Noël pour un esprit caustique, ne cherchez plus : c’est l’absurde qui tape dans le mile.

Voix de la nuit, d’Ulli Lust & Marcel Beyer

Je ne sais pas trop pourquoi je me suis infligée cette lecture et ces images, glauques à souhait. Le récit alterne entre la vie des enfants de Goebbels et les monomanies auditives d’un acousticien chargé de sonoriser les meetings du IIIe Reich (au départ, parce que ça finit en quasi-vivisection de larynx pour essayer d’aryeniser la voix). On peine à comprendre le pourquoi de cette double narration, jusqu’à ce que les fils se nouent à la toute fin, dans un épisode qui est à la fois le summum de l’horreur et tout à fait annexe – Médée en pleine Solution finale.

(Clairement pas un cadeau de Noël.)

Beta… civilisations, volume 1, de Jens Harder

Jens Harder continue son projet titanesque de raconter l’histoire de l’humanité en bande-dessinée. Après Alpha, qui va de la création de l’univers à l’apparition des ancêtres des hominidés, Beta prend la suite et décélère, des australopithèques jusqu’à l’Antiquité romaine. C’est énorme et pourtant, rappelle l’auteur dans sa postface, si on respectait l’échelle temporelle, on pourrait insérer les 350 pages de Beta entre deux planches d’Alpha.

Jens Harder continue de nous donner le vertige, donc, et nous fait reprendre la mesure de découvertes trop bien connues en juxtaposant aux images de la préhistoire l’iconographie de siècles de civilisations : la venue de l’âge du bronze, la découverte des métaux, c’est une fusion de tout ce qu’on a pu produire depuis, avec au passage un clin d’œil à Metallica ; les prémices du langage oral voient se succéder les grands orateurs du XXe siècle, la tour de Babel, le Babel fish… ; l’invention de l’écriture déferle en alphabets et en frises à n’en plus finir, hiéroglyphes, idéogrammes, arabesque arabes, touches de clavier, position des mains en langue des signes, des pages et des tablettes, Kindle et pierres gravées… Jens Harder a transposé dans la bande-dessinée le procédé cinématographique qui consiste à faire défiler à toute allure des images sans continuité, pour faire comprendre qu’un personnage a une révélation, une intuition-réminiscence qui soudain va faire sens. Du coup, il faut lire vite, je crois, malgré le soin apporté aux dessins, malgré les heures condensées dans ces dessins, des milliers de traits et d’années – lire vite, regarder vite, pour voir se dessiner autre chose qu’une histoire apprise, scandées de dates qui, en ancrant, font perdre la globalité, les Incas, les Étrusques, les mammouths, les Égyptiens en même temps que les Romains, les Grecs avant, les Babyloniens en premier, la grande muraille de Chine, les hommes qui partout bâtissent, tuent, se reproduisent, inventent le culte des morts, le langage, les arts, la religion, l’agriculture… On sait probablement davantage de choses de ce tome-ci que du précédent, mais on se rend compte à la lecture qu’on n’en prenait pas la mesure, la simultanéité et la brièveté de tout cela au regard de l’évolution.

Si vous avez un cadeau à faire à un ado ou un adulte curieux, c’est sans conteste une excellente idée : c’est l’Histoire sans leçon, qui s’appréhende au lieu de s’apprendre, comme une intuition, un élan de vie et de curiosité. L’auteur a été surpris de découvrir que le premier tome avait été utilisé à des fins pédagogiques, alors qu’il le voyait comme un essai, mais c’est justement rare et précieux d’avoir une telle somme, informée mais abordable, qui n’essaye pas d’instruire (la pénibilité masquée par l’attrait du dessin), mais cherche seulement à partager son vertige.

En dos majeur

Back Side, dos à la mode, l’exposition hors les murs du Palais Galliera sur le dos dans la mode me faisait de l’œil, puis le temps est passé, j’ai failli ne pas la voir et je l’ai vue in extremis, le dernier jour, en compagnie d’Eli. J’avais pris mon appareil photo, pour ne pas être en reste, et c’est par le biais de la capture que je l’ai appréciée : tourner autour des mannequins et des sculptures (l’exposition est organisée dans le musée Bourdelle), essayer des angles, des cadrages est une manière extrêmement ludique de chercher à voir.

Voir que les mannequins sont bien cambrés, par exemple :

Sans cela, la visite aurait pu être un brin décevante : il y avait de beaux modèles parmi les pièces exposées, mais pas de quoi arriver à satiété esthétique, cependant que le propos, au prisme original, soulevait plein de pistes excitantes pour les neurones sans creuser plus que ça. On a ainsi, pêle-mêle :

  • le dos comme verso caché, parent pauvre du gilet d’apparat pour l’homme d’autrefois : ornementé devant, il est bâti avec un tissu style doublure derrière ;
  • le dos comme partie du corps qui nous échappe, là où s’attachent les camisoles de force, où se (dé)zippent les robes et où s’attarde le regard érotique, prédateur à l’insu de sa proie ;
  • le dos comme détournement de la censure hollywoodienne, cachant les seins que le public n’aurait su voir avec des décolletés dorsaux allant jusqu’à la raie des fesses (tout de suite le volte-face fait de l’effet, fut-il un volte-dos : la chute de reins vaut bien une paire de seins, et même davantage, à en croire l’usage du mot lordose découvert à l’écriture de cet article Oo) ;
  • le dos comme zone érotique exotique (les cartels des robes de couturiers soulignent que certains décolletés dorsaux sont d’inspiration japonaise ; j’aurais bien aimé en savoir plus : est-ce à cause du nœud de la ceinture du kimono ? Mais il n’est pas là question de peau dévoilée… Ou alors c’est une manière d’érotiser le dos en tant que tel, et non la silhouette de dos, c’est-à-dire le cul ?),
  • le dos comme support à message, publicitaire, humoristique ou politique, avec le T-shirt à slogan ou signal d’appartenance, qui se réapproprie ce qui échappe pour en faire une surface de réclamation identitaire…

Cette dernière section a bon dos, c’était vite fait : un pêle-mêle de photos et mannequins, qui a pour lui de tenter de compenser vite fait le déséquilibre mode féminine-mode masculine. Parce que bizarrement, hein, le dos qui en se dénudant échappe à son propriétaire et s’offre au regard, ça vaut surtout pour les femmes… et les gays, avec un formidable costume 3 pièce de face, SM de dos (Mireille Darc peut aller de rhabiller). Mais sublimé par Jean-Paul Gaultier, avec un imper impecc’ de face, décolleté de dos façon guerrière qui n’a pas froid aux omoplates, s’en plaindrait-on ? (Non.)

Robe de Jean-Paul Gauthier, le modèle préféré d’Eli et peut-être bien le mien aussi

D’autant que le couturier redonne la main à son modèle avec les boutons devant – exit la fermeture dans le dos, qui oblige la femme moderne sans habilleuse à se contorsionner, lui rappelant les siècles où elle fut une mineure vestimentaire (cela m’a immédiatement fait penser à la scène de Titanic où la mère de Rose sermonne sa fille en lui laçant son corset ; James Cameron expliquait dans une interview qu’à la base, cela devait être l’inverse, Rose devait aider sa mère à s’habiller, mais il est vide apparu que lui serrer la vis en lui serrant le corset était symboliquement plus efficace). Bref : au combat féministe pour les poches, ajoutons sans tarder celui des fermetures éclair devant ou sur le côté !

Faux faux-cul : le dos dans la mode, c’est aussi le cul.

L’exposition, peut-être pas aussi aboutie qu’elle aurait pu l’être mais plaisante à grappiller, a eu le mérite de me faire découvrir le musée Bourdelle, où je n’avais jamais mis les pieds. Les sculptures à elles seules ne m’y auraient pas décidée, mais l’endroit s’avère charmant, avec ses espaces intérieurs-extérieurs : l’atelier de sculpture (<3) séparé de l’atelier peinture, tous deux autarciques comme des cabanes d’enfant, et le jardin comme un patio, avec une coursive en extérieur à l’étage (ce genre d’architecture sent le Sud, ça appelle le soleil – forcément j’aime). Au détour du parcours, une ou deux sculptures me happent un instant ; de là à parler de dialogue entre mode et sculpture, il ne faut peut-être pas charrier, mais la juxtaposition a la charme de la sérendipité… et le commissaire de l’exposition, un sens de l’humour certain.

Pigeon, vole ! Angelot, vole ! Thierry Mugler, vole !
– Mais ça se met dans quel sens ? C’est bizarre, non ?
Cas de centaure perplexe.
(Cela me rappelle la fois où je m’étais fait faire une coupe de cheveux asymétrique : les gens penchaient la tête sans s’en rendre compte, comme pour rétablir le niveau à bulle.)
D’une manière générale, on a beaucoup la tête penchée chez Bourdelle – en tous cas les statues qui m’ont interpellée. Petit crush pour cet Orphée-like câlinant son épaule endormie.
Rare qu’un buste ait la tête penchée. Cela lui donne une austérité plus émouvante que l’autorité des bustes bien plantés. (Accessoirement, c’était un intellectuel poète polonais, suicidaire ou rescapé des camps, je ne me souviens plus bien, mais il y avait de quoi être abattu.)

Pour finir sur une note moins austère, pluie de paillettes sur vos lombaires !

Cinés de novembre

Papicha, de Mounia Meddour

C’est ce qu’on a pris l’habitude d’identifier comme un autre monde qui surgit au milieu du presque nôtre, l’intégrisme religieux dans l’Algérie des années 1990, où notre héroïne porte des jeans taille haute et un sweat fuschia lorsqu’elle n’est pas en train de faire essayer les robes qu’elle a dessinées dans les toilettes des boîtes de nuit d’Alger – le tout dans un mélange constant (un peu déroutant) d’arabe et de français. Il y a l’incompréhension, la dérision (des paires de seins dessinées sur les affiches prônant le voile intégrale), puis la peur tenue à distance par le déni, l’inconscience qui se confond avec le courage, avec l’envie de vivre sa vie, dans son pays, sans rien fuir sans rien abandonner, ni ses rêves ni ses amies. Force de vie et effronterie, Lyna Khoudri nous en met plein la vue ; on ne veut plus la quitter des yeux.

Mit Palpatine

J’ai perdu mon corps, de Jérémy Clapin

D’un côté, il y a une main, seule, coupée de tout corps, mais vivante, qui s’évade d’on ne sait trop où pour se lancer à la recherche de son corps ; de l’autre, il y a son propriétaire, pourtant pourvu des deux siennes qui, aussi gauches soient-elles, se mettent à la menuiserie pour avoir une chance de croiser la voix avec qui il a passé une soirée solitaire, pendu à l’interphone de la jeune fille à laquelle il devait livrer une pizza (scène aussi improbable que poétique, il faut le voir puis y entendre quelque chose). Entre ces deux fils narratifs, le film d’action fantastique et la romance adolescente, se glissent des souvenirs en noir et blanc de l’enfance du jeune homme et du trauma qui y a mis fin – le tout à hauteur non d’enfant mais de main, donnant une perspective nouvelle sur ce qui est (com)préhensible ou hors de portée.

Forcément, on attend la rencontre de cette main-chose Adams et du jeune homme ; on redoute la catastrophe qui d’abord devra lui faire perdre la sienne ; on se demande comment cette main peut être et n’être pas la sienne, absente et déjà là. Ce qu’elle risque, aussi : est-ce qu’une main peut mourir d’une chute de dix étages ? d’être attaquée par les rats ?

Sur le moment, la fin frustre, laisse un goût d’inachevé qui cependant n’efface pas la force poétique de ce qui précède. A distance de la séance, je devine maintenant que cette absence de clôture est précisément ce qui préserve et donne sa force à cette fable poétique : ce qui est perdu est perdu, en noir et blanc comme dans la neige où demeure la main esseulée, cependant que son propriétaire a sauté dans le vide (ou par-dessus) pour prendre sa vie en main – il n’y a pas d’autre expression, je crois.

Downton Abbey, de Michael Engler

Downton Abbey, le film, laissera sur sa faim qui n’a pas avalé le service en six plats et autant de saisons de le série. Pour les autres, c’est une friandise de Noël. À entendre le bruit de papillote que fait le générique, je frétille déjà de gourmandise ; ces quelques mesures ont sur moi un effet pavlovien. Je me régale ensuite de retrouver toute la galerie de personnage : Mr Carson, que l’on découvre à le retraite en train de jardiner (truly a shock), est promptement réintégré et toute la maison est au complet. Lady Mary a une coupe de cheveux affreuse ; Tom est plus prévisible que jamais dans ses crushs amoureux ; et last but not least, Isobel Crawley a aiguisé sa répartie pour forcer Lady Violet à se surpasser de mauvaise foi et de bons mots. Une friandise de Noël, vous dis-je.

(Dans la doublure de la papillote, une plaisanterie imprimée en filigrane : un cross-over Harry Potter avec le Hoghwarts Express en ouverture et Dolores Umbridge en confidente de la reine.)

(Sinon, mieux vaut tard que jamais, je viens de me rendre compte que c’est Downton Abbey, pas Downtown… Retrouvez-moi rouge de honte à Uptown Abbey pour de nouvelles confessions-révélations fracassantes.)

Les Éblouis, de Sarah Suco

La présence de Camille Cottin (aussi douée dans le drame que la comédie) m’a donné envie d’aller voir ce film, mais c’est par celle de Céleste Brunnquell que j’ai été happée : la jeune actrice porte et emporte le film. Les éblouis, c’est un pas de côté par rapport aux illuminés, un pas de côté discret mais suffisant, nécessaire pour comprendre la disparition d’une famille dans une secte qui ne se dit pas telle, simple communauté religieuse a priori. Disparition d’une famille : coupure implicite avec le reste de la famille ; repli de l’espace public à l’espace communautaire, délimité par des grilles ; mais aussi délitement de la structure familiale, diluée dans un collectif plus large, où le choix du « berger » prime sur celui du parents, qui bientôt abdiquent leurs responsabilités et ne voient plus le problème de laisser l’aînée, encore bien jeune, gérer ses petits frères et sœurs.

La religion est signifiée partout, dans les habits, les coiffes, les croix omniprésentes, mais ce n’est jamais d’elle dont il est question ; ce ne sont jamais les points d’achoppement qu’on attendrait (Darwin, la science, le sexe…). Par exemple, c’est la pratique du cirque de la jeune Camille qui pose problème à la communauté, pas son rapprochement avec un jeune homme plus âgé qu’elle, qu’on accepte sans problème pourvu qu’il passe un pull par-dessus son T-shirt « couleur du diable ». Tout élément extérieur doit être soluble dans la communauté ; l’essentiel est qu’il ne se constitue pas durablement comme altérité. La communauté doit rester le tout de leur vie et pour ce faire préfère phagocyter que rejeter – d’où d’abord, cette impression d’accueil et de bienveillance (le jeune homme est étonné par ce mode de vie qui n’est pas le sien, mais remarque que son père à lui, fascho, n’aurait pas été aussi accueillant envers Camille). Ce n’est que dans un second temps, un temps bien trop long, que le « pas normal » devient sujet d’inquiétude.

Par les dérives qui ne manquent pas d’arriver, on prend conscience de l’emprise de la communauté sur ses membres ; on comprend que la communauté mérite le nom de secte, mais aussi que Camille rejette le mot, incrédule : tout autant qu’elle encaisse puis dénonce la violence qui s’exerce sur eux, les enfants, elle sent le désarroi et le soutien qu’ont trouvé dans la communauté ses parents et notamment sa mère, soulagée d’abdiquer et sa volonté et ses traumas. Ambivalence de l’aide : il faut voir qu’aider autrui, ce n’est jamais faire à sa place, mais lui donner les moyens de s’en sortir – ce qu’aurait fait un professionnel de santé ; la communauté, elle, s’est rendue indispensable, et le soutien, d’étai s’est transformé en étau. Le psy qu’il aurait fallu pour la mère n’est plus à l’autre du jour ; ne reste plus que la brigade de protection des mineurs pour sauver ceux qui peuvent encore l’être.

Isadora

Elisabeth Schwartz, photographiée par Camille Blake

J’ai vu peu de spectacles en ce trimestre de rentrée, et j’ai ai encore moins chroniqué. Le spectacle de Jérôme Bel consacré à Isadora Duncan a pourtant été du genre à me faire pédaler sur un petit nuage au retour. Plus que de spectacle, il faudrait parler de conférence – avec démonstration. Et quelles démonstrations. Ce sont elles qui à leur tour transforment la conférence, avec introduction et entrefilets biographiques, en spectacle.

Le même procédé est répété tout au long de soirée : Elisabeth Schwartz danse un extrait ; la partition chorégraphique est ensuite reprise sans musique, Jérôme Bel énumérant au fil des pas les indications transmises par la chorégraphe à ses interprètes (vague, vague, tenir, embrasser, contenir…) ; l’extrait est à nouveau dansé en musique. C’est simple mais rudement efficace : loin de figer la danse en une sorte de pantomime qui nous aurait été déchiffrée*, les indications nous font tout à coup voir la danse, la voir plus précisément, avec ses phrases musicales, ses intentions, ses reprises. Plus la structure apparaît lisiblement, plus les images poétiques ont la place (sur scène), le temps (dans nos esprits) de s’épanouir. Un mouvement d’une simplicité extrême devient un geste qui contient un monde – d’intentions, d’interprétations, de sentiments. Une personne. Une vie.

L’interprète y est pour beaucoup** ; son âge aussi, un peu – un âge pas du tout canonique, mais ayant dépassé les canons jeunistes du monde de la danse : j’ai un choc en réalisant qu’elle est légèrement plus proche de ma mère que de ma grand-mère. Je crois que c’est la première fois que je vois si bien un corps de cet âge danser : la peau plissée qui s’étire et s’oublie dans le mouvement ; la bouche maquillée comme celle de ma grand-mère qui sourit sous une mèche de cheveux au carré ; la maladresse discrète de l’âge qui se mêle avec celle de l’enfance de l’art, le corps travaillé de manière à ne pas en émousser la rudesse. Il y a là quelque chose d’infiniment touchant, de bien plus vivant que bien des mouvements survoltés exécutés par des danseurs dans la force de l’âge. Il doit falloir une vie, une carrière entière, pour ôter au mouvement son apprêt, se refuser à le vernir et néanmoins le raffiner – faire de la maladresse une élégance folle.

J’ai un avant-goût de cette difficulté lorsque Jérôme Bel propose au public de venir sur scène, pour apprendre un extrait ; je m’avance avec une petite dizaine de filles – qui pour beaucoup font déjà de la danse, à la déception manifeste du chorégraphe. Rien de très compliqué sur le papier, des pas marchés, une suspension, quelques ports de bras, et pourtant, on se trouve toujours précipité par la musique, à courir après l’intention-intensité qu’on voudrait mettre dans chaque pas, et qui nous ouvrent un monde de nuances, de gestes possibles au sein du même geste. La simplicité, c’est compliqué. Grisant, en même temps. De quoi vous fasciner tout une vie. Cela faisait des années, aussi, que je n’avais pas senti les lumières se rabattre autour de moi et me plonger dans l’obscurité de la scène, cet incroyable espace de liberté et d’intensité. C’est addictif. On s’y sent tellement vivant, sur la scène et dans la danse ; l’une décuple l’autre. Et Elisabeth Schwartz est si belle à regarder, de retour dans nos fauteuils.

Euphorisée par la découverte de ce que la danse d’Isadora Duncan ne se résume pas à des sautillements gentillets d’enfant-cabri-femme-fleur (les archives vidéos saccadées favorisent ce raccourci), euphorisée par la scène, par la danse simple-douce-âpre-juste, je suis sortie galvanisée. Pour poursuivre sur le même sentiment, j’ai cherché sur les quais un Vélib qui fonctionnait et je suis rentrée en pédalant, dans le froid, la sueur et l’exaltation, me jetant sous une douche chaude en arrivant.

Jérôme Bel, dans tout ça ? C’est la critique à même le spectacle, telle que je voudrais réussir à la pratiquer après : par des mots, réussir à faire voir plus précisément ce que la danse a à nous faire ressentir.

* Le seul moment où cela fonctionne moins bien, c’est lors d’une danse reprenant la gestuelle communiste : le poing levé fige l’interprétation dans une symbolique unique, a contrario des gestes qui précèdent et qui suivent.
** J’ai regardé quelques vidéos en ligne dans la jours qui ont suivis : d’un interprète à l’autre, le geste peut se rabougrir en mouvement, et la chorégraphie n’être plus qu’une mue désincarnée de la danse qui l’a habitée…