Lady Macbeth de M****

Un opéra de Chostakovitch ? J’ai suivi Palpatine sans vérifier le nom du metteur en scène. Pas de bol pour Lady Macbeth de Mzensk et pour moi : c’était Warlikowski.

Ce n’est pas bête, ce qu’il fait, Warlichounet, mais c’est moche. Irrémédiablement moche. Moche à vous faire vomir les champignons qui devaient vous tuer. Et tout l’opéra, en fait, avec une Katerina qui s’ennuie dans son préfabriqué de Mzensk, au milieu des employés devenus charcutiers à la chaîne dans un abattoir, parmi lesquels son amant parade en tenue de cow-boy. Le kitsch fait disparaître toute pulsion de mort ; tout étant illustré, souligné, plus rien ne sourd.

La passion entre Sergueï et Katerina, qui devrait être un tant soit peu intense vu qu’elle conduit au meurtre du mari et du beau-père embarrassants, n’est plus qu’une succession de coïts. Ce n’est pas faux, notez bien : on s’ennuie donc on baise ; mais comment voulez-vous mettre l’âme à nu avec le cul à l’air ? La musique de Chostakovitch, que j’imagine déchirante dans un milieu un tant soit peu tenu et étouffant, ne déchire ici plus rien : Warlichounet a déjà tout méticuleusement déchiqueté en lambeaux minuscules, qu’il lance par-dessus tête tels des confettis, dans une grande célébration de la petitesse humaine.

Un personnage sorti d’on ne sait où l’a disséquée et l’affirme : la grenouille a une âme, mais toute petite, et mortelle. Probablement que les humains aussi.

Avec tout ça, impossible de savoir si Lady Macbeth de Mzensk est une tragédie, une comédie ou un drame. La définition en soi importe peu, mais dans cette bouillie de genres, je ne sais sur quel pied danser ni surtout sur quel mode entrer en résonance avec les personnages. Je ne m’y identifie pas, pas plus que je n’en ris. Une scène de viol collectif, à laquelle participe Sergueï (« séducteur » mon cul), coupe court à toute empathie, et Katerina, qui tombe pour lui, me court rapidement sur le haricot. Cette Emma Bovary de Mzensk me gonfle. Sans identification, même minimale, pas de distanciation qui permette la catharsis ou le rire. J’étouffe d’ennui pour un drame qui ne m’intéresse pas, et quelque chose comme une colère monte, la colère face au gâchis – gâchis de la mise en scène ou des vies représentées, je ne sais plus : il est peut-être fort Warlichounet, à me foutre en rogne à ce degré.

Heureusement, ça se termine mal. Dans la déchéance de Katerina envoyée au bagne, on sent enfin sa fin tragique se profiler : c’est bientôt fini, et ça résonne soudain, un peu ; on partage sa mortalité – très beau passage chanté comme dans un souffle (chanteurs tous formidables par ailleurs). Puis c’est la noyade, prophétisée dès le début par les vidéos de corps en suspension, morts, vivants ou pas encore nés, qui nagent ou flottent comme des cadavres dans un lac de liquide amniotique. En jeu vidéo, ça aurait probablement été très réussi.

Les champignons le soir, on en meurt souvent, se dédouanait Katerina. D’ennui le soir avec Warlikowski, aussi.

Casser des théières

Je voulais voir Les Éternels pour la scène où l’héroïne casse une théière sur le crâne d’un homme irrespectueux, dans le calme le plus complet – à quoi tient le choix d’une séance ciné…

Il faut attendre la fin du film pour retrouver la scène de la bande-annonce, et le côté badass n’est plus si jouissif qu’on aurait cru, alors même que la force de caractère de l’héroïne n’est plus à démontrer. Elle n’est simplement pas celle que l’on croyait. Badass, mais dans le genre brisée puis recollée à la force du poignet. Une self-remade woman.

Qiao est la compagne de Bin, figure respectée de la pègre locale. Tellement locale que Qiao rejette le mot lorsque Bin lui confie un revolver récupéré un peu par hasard, et lui dit qu’ainsi elle en est. Des années plus tard, elle en sera plus que jamais, plus que Bin, qui s’est moins efforcé de se racheter une conduite qu’il n’a renié son passé. Entre les deux, Qiao a fait de la prison – pas à la place de Bin, mais pour lui. Pour lui sauver la vie. Elle a sorti l’arme et a mis en joue les hommes qui lynchaient Bin en pleine rue. Cinq ans de prison pour elle ; une seule pour lui. Ce goujat n’est même pas là à sa sortie de prison ; il n’a ni la décence de la remercier, ni le courage de lui dire qu’il a refait sa vie. Ghostage level infini. Les Éternels est une fresque en trois parties de cette goujaterie.

  • Année 0 au tout début des années 2000, qui ressemblent en Chine à nos années 1990 à nous : Qiao porte des hauts en nylon transparent et Bin magouille dans une atmosphère de discothèque de pacotille. Ils sont ensemble.
  • Bagarre et peine de prison nous propulsent 5 ans plus tard, en 2006. Qiao tente de retrouver la trace de Bin qui s’est débiné, et traverse les Trois Gorges, sur le point d’être englouties par les eaux du barrage en construction.
  • Ellipse d’une décennie : 2017, Bin en piteuse forme se fait recueillir par Qiao qui n’a pas bougé de sa baraque-boutique miteuse malgré les nouveaux lotissements construits pas bien loin, et tient seule la maison de la pègre. Le retour de l’enfant prodigieusement goujat est doux comme un homme qui se rend à l’évidence d’un amour perdu, amer comme un schéma misogyne : à la femme bafouée revient le rôle de l’infirmière, qui serait le beau rôle s’il n’était si épuisant, si l’amour qui s’y manifeste par-delà toute romance n’était accueilli d’ingratitude. Car Bin, qui a fait appel à Qiao en sachant qu’elle serait la seule à ne pas se moquer de lui, n’a même pas le courage de sa dépendance. Sa lâcheté, s’entachant d’une bien tardive noblesse, va jusqu’à ne pas assumer d’être un fardeau : partant enfin, il la quitte à nouveau.

L’arrière-plan des transformations de la Chine n’a pas uniquement valeur de document ; le passage des années, ainsi scandé dans son élan vers la modernisation, souligne par contraste l’enlisement des protagonistes dans leur relation. Contrairement à la Chine en plein essor, rien ne change entre Bin, l’éternel goujat, et Qiao, l’éternelle compagne. Mais quand rien ne change, en vingt ans, tout est changé : le lien en entrave ; l’amour en dépendance ; et la vie, que Qiao a endurée sans jamais la refaire, en destin. Prise dans cette ambiguïté devenue constitutive, Qiao est vouée à rester une femme forte – de son amour, de sa persévérance, de l’endurance qu’elle a développée à surmonter, plus qu’une faiblesse, ce constant affaiblissement de demeurer une épouse jamais épousée.

C’est beau, comme toute vie transformée en destin, et c’est commode, le destin, pour sublimer esthétiquement un gâchis existentiel, mais ça donne envie de casser des théières.

Exaspération amoureuse

La vie de Casanova, Stacy Martin en corset… en allant voir Dernier amour, de Benoît Jacquot, je m’attendais confusément à une joute amoureuse à la Mademoiselle de Joncquières. Je n’y étais pas du tout. Pas le ton.

C’est à peine si on est dans un film en costume : les corps se laissent à peine dicter leur posture par leur mise ; ils n’ont pas, pour les rôles principaux du moins, l’air costumés. Les gestes sont empreints de modernité – ou peut-être sont-ils seulement débarrassés de la poussière que la modernité y met d’ordinaire : Stacy Martin peut être affalée dans son corset, à l’intérieur du carcan qu’elle ne comble pas ; Vincent Lindon retient avec ses doigts les fanfreluches de ses poignets pour passer le bras dans la seconde manche de la veste que lui tient son valet. Sa perruque, qui fait grise mine, ne cesse d’être ôtée ; on ne sait si cela lui donne un air débraillé ou usé.

Casanova n’a rien du séducteur, qu’on imagine… séduisant. Jeune, beau parleur à tout le moins. Campé par Vincent Lindon, il a l’air usé, et par la vie davantage que les débauches. La caricature a été rejetée sur un personnage secondaire, un vieil acolyte qui ne supporte pas de coucher deux fois avec la même femme, et s’horrifie de ce que Casanova ait pu avoir des passion de quoi, trois, quatre, cinq mois. Du coup, c’est autre chose qu’un jeu de pouvoir érotique qui se met en place entre Casanova et la Charpillon. Elle lui résiste, dira-t-on pour expédier l’affaire. Elle ne lui résiste pas. Pas pour faire augmenter les enchères, faire naître l’amour dans la confusion du désir qu’on stimule d’interdit, et gagner une place que d’autres n’ont su garder. Elle se résiste peut-être elle-même, ou bien résiste-t-elle aux lois du genre : de la séduction et de la femme, proie, trophée, vieille chaussette de l’homme. À la loi de la nature, par qui tout existe, s’use jusqu’à sortir de l’existence.

Au début, on croit au jeu. Elle l’aguiche, se refuse : avec la réputation qu’il se traîne et le précède, c’est de bonne guerre. Il est vite ferré, c’est prévisible ; le jeu traîne, vire au sadisme. Quand on comprend qu’elle n’est pas femme à se flatter d’être plus que les autres, et qu’elle n’attend rien de tout cela, on se demande à quoi elle joue, pourquoi elle joue. Et cette interrogation en retour invite à reconsidérer une vie dite de conquêtes. Pour en arriver là, il faut inverser la perspective (morale, justicière) et percevoir la cruauté de la supposée proie, se demander ce que veut cette garce, à la fin. Les agaceries amoureuses cessent d’être ce qu’on attend d’elles pour ne révéler qu’un fond, immense, d’exaspération. Ils s’exaspèrent l’un et l’autre, l’un l’autre – de ce qu’ils sont, de ce qu’ils se voudraient autres, peut-être.

Casanova n’a-t-il pas été l’homme qui a offert de l’espoir à une enfant, un homme inconnu à cette enfant, avant qu’il ne devienne pour elle aussi, devenue femme, Casanova ? L’anecdote de cette rencontre passée surgit au bout d’un certain temps. Elle ne change rien, change tout : il y a reconnaissance, dégagée de toute gratitude – évincée par l’intérêt sexuel. On ne peut que s’en vouloir : la Charpillon n’en attend rien, évidemment (de Casanova), mais elle attendait mieux (de cet inconnu qui ne l’est plus). Il y a là homme et femme, et fille et père, sans que ce ne soit plus une question d’âge – seulement d’espoir incestueux.

Je ne m’étonne plus, rétrospectivement, d’avoir trouvé Stacy Martin bien moins séduisante en corset qu’en T-shirt rayé dans Amanda : il ne fallait pas que ce soit là (toute) la question – déjà trop évidente, trop centrale.

Parallèlement, on rit d’autre chose que d’un trait d’humour, je crois, lorsque Casanova, au début du film, confie à son acolyte qu’il envie peut-être un homme capable d’aimer une seule et même femme toute sa vie, pour aussitôt se rétracter : de cela même, il n’est pas sûr. Le rythme de la scène fait croire à un trait d’esprit ; celui du film le défait. Et c’est Casanova qui finit par l’être, défait : non pas par une femme qui lui aurait résisté, mais par ce qui, de l’extérieur, acquiert par la répétition le statut de farce, et qu’il vit à l’intérieur comme un drame, comme la première fois – qui ne l’est pas, et l’use un peu plus à chaque fois. Il faut bien, alors, se rattraper à quelque chose : la parapet d’un pont pour en finir, ou les bras d’une courtisane qui ne suscitera aucune passion, aucune obsession de s’en sortir. De soi et de la vie qui nous mène (bien plus que nous la menons), où l’on sait. On n’est jamais que qui l’on est, fut-on Casanova.

Vincent Lindon en Casanova abattu

A lemon juice, please.

Un violoncelle sur l’océan

Concert du jeudi 21 mars
par l’Orchestre de Paris
à la Philharmonie

Le concert commence par une belle promenade en barque… sur l’océan. Ravel est comme ça, l’immensité dans la touche impressionniste.

Le roulis gagne Truls Mørk, qui se balance avec son instrument dans le Concerto pour violoncelle d’Edward Elgar. Le soliste est gigantesque lorsqu’il arrive en scène, et je ne comprends pas sur le moment la remarque qu’y accole Palpatine : « Il a un o barré dans son nom, non ? » Le lien entre taille et origine nordique se fait à retardement dans mon esprit, alors que la musique a déjà commencé. Je forme alors à l’attention de Palpatine un cercle avec le pouce et l’index de la main gauche, le barre avec l’index de la main droite et fait un signe d’approbation de la tête, ou mime la révélation mais c’est bien sûr, je ne sais plus exactement. J’aime ces parenthèses de compréhension mimée. Ou d’incompréhension, mais toujours dans la connivence de qui s’adresse sans parler : un peu plus tard, je tapote sur son épaule et, n’arrivant pas à plier mon doigt comme le soliste sur ses cordes, je désigne à Palpatine ses phalanges, qu’il a aussi laxes que le violoncelliste, au point que les doigts semblent se plier dans le sens inverse de l’articulation.

Le concerto dessine en contre-jour la silhouette d’un homme devant les rideaux translucides d’une pièce victorienne. Je n’y peux rien, on dirait la couverture d’une série Netflix. L’homme à contrejour, sans être âgé, n’est plus dans la force de l’âge. Dans la force des choses, plutôt. Ses épaules ont exercé le pouvoir, probablement, mais la puissance s’en est allée : ne reste que le sens des responsabilités passées, qui pèsent encore sur le présent, irrémédiablement. La musique n’est ni complètement solennelle, ni fantaisiste : c’est une forme de lucidité qui louvoie entre les deux, grave et juste comme la vie qui passe.

J’ai ensuite appris en lisant le programme que cette pièce « testamentaire, réflexion douce-amère sur la vieillesse et sur les violences de l’histoire » avait été composée « immédiatement au sortir de la Première Guerre mondiale ». J’avais vu juste par le petit bout de la lorgnette – comme souvent : je perçois toujours mieux l’individu que le groupe.

La soirée s’est terminée avec Une vie de héros, de Richard Strauss. Je ne sais pas pourquoi, j’attendais à la place la pièce dont je me suis rappelée ensuite qu’elle s’intitulait Mort et transfiguration. Un peu déçue, j’ai trouvé le temps long.

Amanda

Amanda, c’est le même réalisateur que Ce sentiment de l’été (Mikhaël Hers).

La même lumière, les branchages sur les murs.

Les mêmes quartiers de Paris à vélo – sans ceux de New York et Berlin, mais avec Périgueux (sursaut de surprise en voyant la gare où je retrouve mon père, comme à chaque fois que je retrouve à l’écran un lieu que je connais par la répétition). Et le parc de Vincennes, où je ne vais jamais et où je suis allée quelques jours auparavant. Le réalisateur s’y fait dérouler un attentat fictif, bien trop crédible. Un bol de salade ensanglanté, une mère, une soeur qui ne reviendra jamais.

La même thématique impossible : le deuil.

La même manière d’être au plus près de la vie, dans les sourires qui savent ou ne savent pas ce qui leur en coûte, les jours qui n’avancent pas et se concatènent, la lumière trop belle et douloureuse, trop présente, absente soudain et c’est reposant, peut-être, qu’il ne fasse pas si beau quand on est en deuil – cesser un temps d’être aveuglé de soleil comme de douleur. L’éclipse de vie, puis des éclipses de chagrin, quand la joie ressurgit malgré soi. Les larmes à contretemps. Et un Paris-Brest tous les deux jours, ah oui, quand même.

D’autres acteurs, en revanche, qui surgissent de ma filmographie de ces dernières années, des têtes qu’on voit plus ou moins, que j’aime beaucoup et que je suis surprise de retrouver là, comme une connaissance croisée dans la rue : Stacy Martin comme point de fuite de Vincent Lacoste (ce menton, ces galoches) ; et, oh, l’acteur de Premières vacances (Jonathan Cohen) ; oh, Claire Tran, en connaissance croisée, justement, deux minutes pour jouer juste, on se revoit vite mais on ne sait jamais quand.

Une autre intensité d’émotion, au final : le coin de l’oeil plutôt que la gorge. Amanda ne me hantera pas comme Ce sentiment de l’été – la répétition qui amortit le choc, peut-être ? Ou les dialogues qui sonnent moins artificiels, où, du coup, ça ne résonne pas autant ? Il y avait dans l’autre film cette dissonance de cinéma d’auteur, où l’on entend autant le silence d’où viennent les paroles que les paroles elles-mêmes. On ne le retrouve ici que chez Stacy Martin, je crois (style de l’actrice ? bilinguisme ?).

Amanda ne me hantera pas comme Ce sentiment de l’été, mais je suis heureuse d’avoir pu le voir en rattrapage grâce à un festival inopiné à l’UGC du coin.