Frenchy Robbins

Avoir l’occasion de voir des ballets de chorégraphes américains dansés par des compagnies américaines est à double tranchant : au plaisir de découvrir un nouveau style pour ainsi dire in situ répond la légère déception de ne pas le retrouver lorsqu’on revoit les mêmes pièces dansées par des troupes exogènes. L’avantage du désavantage, c’est qu’il devient plus facile pour le balletomane parisien de cerner ce qui fait la spécificité de ce qui lui semble n’en avoir aucune, aka le style Opéra de Paris. Je comprends peu à peu ce que les étrangers entendent par élégance, et comment celle-ci peut se retourner (toutes proportions gardées) en fadeur.

Laura Cappelle, journaliste pour la presse anglo-saxonne bien que Française, s’est ainsi amusée de ce que l’entrée de Fancy Free au répertoire de l’Opéra de Paris a tout d’un pari entre programmateurs, qui aurait été perdu par Aurélie Dupont. Difficile de faire entrer Broadway à Garnier. Même si j’ai grand plaisir à revoir Karl Paquette avant son départ à la retraite, il faut avouer que l’étoile qui s’est fait une réputation de partenaire attentif n’est pas franchement à l’aise dans le rôle de coureur de jupons un peu balourd. À ses côtés, Stéphane Bullion paraît encore plus en retrait. Cela manque de gouaille – ce que l’on aurait pu avoir d’équivalent, en titi parisien, à l’attaque et la désinvolture américaines, et que nous aurait sans doute bien servi Allister Madin par exemple. Il n’y a dans cette distribution que François Alu pour tirer son épingle du jeu ; sa gestuelle un peu brusque, qui a tendance à me déranger, fait ici merveille : on voit le marine en permission, qui fait le mariolle avec ses potes. Les étoiles féminines campent sans souci les pin-ups qu’ils tentent de séduire : Eleonorra Abbagnatto, qui ne cesse de rajeunir à mesure qu’elle se rapproche de la retraite, joue le sex-appeal avec une classe d’enfer, tandis qu’Alice Renavand fait montre à la fois d’une extrême choupitude et d’un tempérament bien trempé. Comme les marines, je défaille à l’amorce d’un rond de jambe dessiné par un pied dont la cambrure est encore amplifiée par les talons.

A Suite of Dances, dansé par Joaquin de Luz lors de la venue du Pacific Northwest Ballet à la Seine musicale, était une pochade poétique. Dansé par Paul Marque, c’est très beau, mais tout autre chose, comme si le danseur en brun de Dances at a gathering poursuivait la soirée en solitaire. L’humour se fait si discret qu’il cesse de fonctionner comme un contre-poids aux aspirations lyriques. On part en rêverie et l’on s’y perd. (Tout de même très agréablement surprise, surtout en tenant compte de la déception de ne pas voir Mathias Heymann.)

Afternoon of a Faun m’a toujours plus séduite par sa dramaturgie que par sa chorégraphie. Cela ne risque pas de changer avec le faune tout en plastique de Germain Louvet ; luisant sous les projecteurs, il ne sue pas, ne transpire pas l’animalité qui seule peut injecter la tension érotique nécessaire à troubler cet instant de narcissisme partagé. Léonore Baulac y est manifestement à l’étroit, et repart sur la pointe sonore des pieds sans qu’il se soit passé grand-chose.

La soirée se clôturait par Glass Pieces, un plaisir dont je ne me lasse pas, tant pour la troupe d’hommes menée pieds flex et tambours battants que pour le fourmillement des danseurs qui se croisent en tous sens avant de former une colonie de fourmiz à l’arrière-scène. Cette traversée a tout d’une descente des ombres moderne, répétitive et hypnotique ; le genre de passage qui doit donner envie aux solistes de faire du corps de ballet juste pour y participer. Hyper synchronisé, le corps de ballet de l’Opéra se montre encore plus puissant que ses homologues outre-Atlantique dans le passage masculin des tambours, mais estompe un peu l’effet de fourmillement dans les passages où tout le monde se croise. En voyant Héloïse Bourdon rayonnante en scène, je comprends soudain que c’est peut-être ceci qui me donne cette impression de demi-teinte : dans l’ensemble, les danseurs sourient peu. On devine qu’ils prennent du plaisir à danser ce programme, quand on s’attendrait à se faire contaminer par la bonne humeur. Cet amusement somme toute très policé se répercute sur mon impression de la soirée : j’y ai pris plaisir sans pour autant m’éclater. Question de style et non de talent, faut-il le préciser.

Peindre le bonheur

Vendredi, j’ai rejoint Mum à Versailles d’où nous sommes parties en voiture pour Giverny. La route sous le soleil d’automne reléguerait presque l’exposition au rang de prétexte, tant les couleurs vous mordorent le coeur. N’ayant pas trouvé mes lunettes de soleil au moment de partir de chez moi, j’ai emprunté à Mum le décalque blanc des siennes noires, avec leur film Instagram intégré – l’automne telle mère telle fille sur les routes de Normandie. Le bien que cela fait de voir l’horizon…

Cela faisait une éternité que je n’avais pas fait une exposition avec Mum ; j’en avais presque oublié la joie. Cela ne fait aucun pli pourquoi j’ai hérité de ses goûts picturaux : je ne les ai pas hérités comme un bagage culturel ; elle m’en a transmis le goût au cours d’expositions visitées de manière bien personnelle, en s’extasiant devant tel ou tel trait, qui vibre, qui parle (dans une exposition Camille Claudel, elle fait les causeuses en se recroquevillant et en chuchotant dans des échos d’onyx)… et en passant sans pitié sur les tableaux qu’elle juge peu réussis. Et là, il a changé de voiture. Ce n’est pas parce que c’est accroché qu’il faut aimer.

Dans l’exposition d’Henri-Edmond Cross présentée au Musée des impressionnismes, ce sont avec les Blanchisseuses en Provence et leur palette très Puvis de Chavanne que je retrouve ces plaisirs de gourmandise partagées ; comme lorsqu’on déguste ensemble des gâteaux, se dire le plaisir de ce qu’on goûte le décuple. J’aime la lumière pâle qui transperce les pins, les brindilles suggérées par des traits à la limite de l’abstraction, et me sens synesthésiquement obligée de faire la bande-son des grillons. Kssss, ksss, kssss.

Je tombe ensuite en fascination devant un paysage provençal pointilliste à l’arrière-plan éclatant, tandis qu’une dame au premier plan se met à causer avec nous de l’exposition, de la valeur des oeuvres et de que sais-je encore – une conversation partagée entre la gaité de l’échange inopiné et la crainte de ne plus pouvoir se soustraire au flot de paroles. Nous restons là un certain temps, et le tableau s’imprime lentement dans ma mémoire, comme un transfert sur un T-shirt.

Paysage provençal (l’image est minuscule, mais reproduit mieux les couleurs que les autres que j’ai pu trouver).

Le recoin qui abrite les aquarelles du peintre me permet de deviner le sens de ce mot croisé un peu plus tôt et qui m’amuse tant : vermiculé. Ce ne sont plus les points qui font frémir les toiles, mais les trous qui laissent apparaître le papier entre les vermicelles enculés de couleur – l’aquarelle noodle. Cela fonctionne très bien pour les frondaisons des arbres et, d’une manière générale, j’aime beaucoup les arbres du peintre. Bonjour, j’aime beaucoup vos arbres. Les feuilles de palmier estampes, les couleurs touffues, le pin dragon qui vole au-dessus d’une ferme…

Des pins vermiculés, donc.
Petit enfant sur la plage (et son arbre vermiculé)
La Ferme (soir). Vous aussi, vous voyez le dragon volant ?

Les expositions du Musée des impressionnismes sont petites mais bien faites. On en ressort l’appétit gai et les jambes légères. J’aime pouvoir, en quelques salles, traverser l’oeuvre d’un homme et voir se dessiner des périodes, des hésitations stylistiques. C’était particulièrement visible dans l’exposition consacrée à Signac, et on le voit aussi un peu ici : dans la palette de couleurs, pâles au début, criardes à la fin (« montée en puissance chromatique » dixit le panneau introductif), et le trait, qui oscille entre l’aplat invisible, le vermicelle et le point plus ou moins gros, parfois carré. Comme souvent dans le pointillisme, c’est plus ou moins réussi selon les toiles et la densité des points : écartés, ils donnent l’impression d’un remplissage mécanique ; en essaims, ils se mettent à vibrer, à faire vibrer les couleurs, et c’est alors, souvent, la Provence de mes étés d’enfance qui se lève devant moi. Les paysages de prédilection des impressionnistes, la période picturale préférée de ma mère, ceux et celles qui me parlent… c’est tout un, quand j’y pense.

Pour passer dans la dernière salle, on contourne un groupe d’enfants allongés par terre devant une feuille polycopiée et des gommettes : la plupart remplissent leur arbre de gommettes éparses comme ils rempliraient aux feutres un espace délimité par les gros traits noirs d’un livre de coloriage (certains ont d’ailleurs arrêté les gommettes pour accélérer le processus et finir aux pastels) ; l’un d’eux en revanche, plus patient ou perspicace, s’attarde sur le feuillage de son arbre en superposant une myriade de gommettes jaunes, vert clair et vert foncé. Du pointillisme en gommettes. Lui, il a tout compris. (Les médiateurs organisant ces ateliers aussi.)

Avant de partir, nous passons par la salle d’exposition bonus, en sous-sol, où se trouvent exposées les oeuvres très dorées d’Hiramatsu Reiji, un peintre japonais qui répond au japonisme de Monet en s’emparant du motif des nymphéas. C’est très graphique, à la limite des arts décoratifs ; je verrais bien ça sur un kimono… ou des tote bag à la boutique.

La nuit commence à tomber lorsqu’on repart, en rendant au serveur son chocolat liégeois sans liégeois, avec du Nutella fondu en guise de chocolat. Le passage à la boulangerie du coin efface la déception, et l’on finit de peindre le bonheur sur nos bouches barbouillées de miettes.

 

Affiche de l'expo : Henri-Edmond Cross, peindre le bonheur

L’exposition est désormais finie, mais pour vous faire une idée des tableaux présentés, vous pouvez consulter ce blog (les gens qui photographient sans regarder ni les tableaux ni les gens devant lesquels ils se plantent ont tendance à m’exaspérer, mais il faut bien avouer que c’est commode quand il s’en trouve un dans le lot pour ensuite tout mettre en ligne et permettre de retrouver facilement ses tableaux préférés).

En roue libre

Le livre le plus drôle ne provoque que le sourire parce que le rire est une conduite collective. Dans une salle de cinéma où les spectateurs sont juxtaposés et étrangers les uns aux autres, les conditions du rire sont réalisées.

J’ai repensé à cet extrait récemment lu des mémoires de Simone de Beauvoir lors de la séance d’En liberté ! Un peu plus loin dans la rangée, une femme riait plus fort et surtout plus longtemps que tout le monde. Même s’il a suscité à son tour quelques rires d’amusement, son rire n’a pas eu un effet contagieux ; bien au contraire : il m’a sortie du film et m’a fait regretter de ne pas savourer la comédie comme cette femme la savourait manifestement – et comme la bande-annonce me le faisait anticiper, avec son rythme resserré.

En liberté ! est rythmé, mais le rire vient comme à contre-temps, sans avoir le temps de se propager : les personnages sont déjà passés à autre chose, l’intrigue continue, plus avant dans le délire. C’est ce qui rend le film à la fois frustrant et réussi : il n’est pas qu’une suite de gags. Le comique semble presque obtenu par inadvertance, résultante-résidu de personnages partis en roue libre. Adèle Haenel est parfaite en flic qui part en vrille après avoir découvert que son mari était un ripou, et Pio Marmaï en innocent qui a très envie de faire toutes les conneries pour lesquelles on l’a mis en taule (Rousseau qui vole des pommes en 2018 et combinaison latex). Damien Bonnard et Audrey Tautou viennent compléter ce duo de choc, cette dernière faisant ressurgir le fantôme d’Amélie Poulain avec vingt ans de plus lorsqu’elle demande à son mari libéré plus tôt que prévu de recommencer encore et encore la scène de son arrivée. Ce petit bijou de fantaisie poétique côtoie sans problème le braquage d’une bijouterie en costume SM, avec une otage qui s’exclame « Ah non, c’est pas Daesh » en voyant le braqueur fracasser la vitrine à coup de gode géant. La petite phrase s’est rejouée dans ma tête avec la même régularité que l’anaphore en putain d’Adèle Haenel lorsque son personnage prend conscience que tout ce qu’elle possède provient de coups montés. Mention spéciale aussi pour les CRS qui sortent au pas de course en zigzagant entre les barrière de pseudo-sécurité devant le commissariat, et pour les vigiles qui assistent incrédules à la scène en mangeant des crackers comme des pop-corns. Plus c’est barré, mieux ça passe.

 

La passion est un plat qui se mange froid

Cold War, le dernier film de Paweł Pawlikowski, est l’histoire d’une passion. Wiktor est musicien, sillonne la Pologne soviétique pour collecter des chants folkloriques et monter un ensemble. Zula auditionne pour cet ensemble, et retient son attention par son tempérament. Ils baisent dans les toilettes et, allongés dans les blés, elle lui avoue, lui assène plutôt, moucharder sur lui auprès du référent soviétique de l’affaire. C’est une passion sans Christ, mais une passion tout de même.

On met un peu de temps à le comprendre ou l’accepter, parce que le contexte historique fournit quantité de commodes empêchements dans leurs innombrables retrouvailles manquées ou écourtées de part et d’autres du rideau de fer, après qu’il soit passé à l’Ouest lors d’une tournée à Berlin. Elle ne l’a pas rejoint au point de rendez-vous. Sur le moment, on la croit empêchée par le communiste de service, qui la traîne auprès d’officiels après la représentation ; on n’est pas sûr de savoir pourquoi elle ne quitte pas le bar une fois qu’elle s’est débarrassée de sa compagnie.

Quelques mois ou années plus tard, on assiste à la plus surréaliste des conversation lorsque Wiktor rentre auprès de son amante française après avoir brièvement revu Zula dans un café à l’occasion d’une tournée parisienne :
– Tu étais chez les putes ?
– Je n’ai pas d’argent pour les putes. J’étais avec la femme de ma vie.
– Très bien. Laisse-moi dormir, alors.

La femme de sa vie : celle qui la dicte et la détruit. La femme de sa vie ne tente aucune défection à Paris ;  elle explique n’avoir pas voulu le rejoindre parce qu’elle n’aurait pas été aussi bien que lui ; en le suivant, elle aurait perdu son ascendant sur lui ; il n’aurait plus si bien voulu ce qu’il avait. Cela ne l’empêche pas de lui reprocher d’être parti sans elle ; elle ne l’aurait pas fait, elle. Elle : ne veut pas ce qu’elle désire. Seule la souffrance qui empêche ses désirs les maintient, et la maintient en vie.

Tous les ingrédients de la passion sont là ; on s’y refuse. Ce n’est pas la passion, c’est la guerre froide, la défection impossible, le renvoi manu militari hors du pays. À chaque fois pourtant, l’impossible ne l’était pas tant que cela a posteriori : elle aurait pu passer à l’Ouest avec lui illégalement, ou comme elle le fait plus tard, déjà trop tard, se marier avec un homme du bloc de l’Ouest pour sortir légalement. L’évidence éclate à Paris, une nouvelle fois : ils sont enfin ensemble, et rien n’est pareil, rien ne la satisfait ; il n’est plus l’homme qu’il était autrefois, lorsque l’adversité le forçait à faire montre de ce qu’elle juge viril. Elle repart en Pologne ; il la suit, acceptant pour cela la prison. Déjà prisonnier de sa fascination pour elle, il le devient manifestement. Elle peut à nouveau l’aimer, derrière les barreaux, ses belles mains de musiciens mutilées : il est inaccessible et souffre pour elle, désirable comme jamais. Puis il sort et elle a un enfant avec l’infâme soviétique mouchard de service. Il sont à bout tous les deux, et cela se termine comme toute passion ne peut que se terminer : en se jurant d’être à l’autre pour l’éternité avant d’avaler une ribambelle de somnifères disposés comme des bonbons au-dessus de l’autel. S’aimer toute la vie et vivre est trop risqué ; mieux vaut l’éternité qu’offre la mort.

Une fois qu’on l’a vue, qu’on a accepté de la voir, la mécanique de la passion est implacable : Denis de Rougemont aurait pu utiliser cet exemple-ci aussi bien que celui de Tristan et Yseult pour la démontrer. Chaque obstacle est déploré autant que chéri des protagonistes ; ce sont des occasions à saisir, qui seules permettent de faire durer, de prolonger un peu ce feu qui les consume. Dans le fond, ce fond commun dont parle François Jullien, là où les contraires prennent leur source, c’est une même incapacité à vivre que l’on retrouve dans Cold War et dans Ida, précédant film du réalisateur où une jeune fille se montre plus résolue que jamais à rentrer dans les ordres après avoir découvert la vie, ses compromis, la tendresse pourtant. À l’amour incarné, elle préfère l’amour divin, absolu, et c’est une autre manière de se refuser à vivre.

L’un et l’autre film puisent dans une même incapacité à vivre, et produisent pourtant sur moi des réactions radicalement différentes. L’intransigeance d’Ida m’éblouit ; ma sensibilité me porte tout entière vers elle, vers sa détermination lumineuse. J’y aspire à mesure de ma nostalgie pour un absolu. Zula au contraire me révolte. Son refus du bonheur me scandalise ; je lui en veux de son acharnement à tout saboter, tout gâcher minutieusement, médiocrement. Son refus du monde n’est pas le geste splendide, pour ainsi dire noble, d’Ida, qui n’entraîne personne à sa suite ; c’est une irrésolution alcoolisée et larmoyante, lente déchéance où l’on entraînera l’autre dans sa perte. Comme toutes les errances, les vies autosabotées, cela me révolte, viscéralement. Malgré l’empathie pour les personnages, la poignante beauté noire et blanche de leurs visages en perpétuel déchirement, la colère s’installe, d’autant plus facilement que je sais que Palpatine, à côté de moi, y retrouve quelque chose de son ex, de son tempérament fougueux et instable. J’entends dans son empathie encore trop de tendresse, opportunément assourdie par un bourdonnement sourd : je lui en veux à elle de se saborder, comme nous pouvons tous en avoir à un moment la tentation de le faire, comme nous ne le faisons souvent que trop bien, je lui en veux de se consumer et de paraître si belle et vivante dans cette vie de destruction que jamais je n’oserais ; et je lui en veux à lui, que je ne peux écarter par le mépris comme elle, comme une âme par avance perdue, parce qu’il me plaît avec son visage slave marqué (contrairement à son visage à elle, par moments flou et bouffi de sensualité), à lui je lui en veux de ne pas renoncer, de ne pas s’arracher à sa fascination. Et sur le fond de cette rancune cathartique persiste, s’épanouit, la beauté des visages, des regrets, des impossibilités – le destin devenant une expérience esthétique, lointaine, belle… achevée… apaisée.

Cette fois-ci, c’est de Tomasz Kot (Wiktor) que Paweł Pawlikowski me fait tomber amoureuse…

Jamais 3 sans 21

Sadeh21 représente mon quatrième et dernier spectacle d’Ohad Naharin en ce mois d’octobre ; j’ai fait le tour de ma fascination pour le chorégraphe. Le documentaire à travers lequel je l’ai découvert le montrait exigeant sur la qualité du mouvement, attentif à donner du poids aux gestes ; j’imaginais : du sens. J’ai compris ce mois-ci que cela ne présageait pas de la capacité à structurer la danse à plus grande échelle. Ohad Naharin a inventé une technique d’une expressivité folle, mais n’exprime finalement pas grand-chose avec. Ces quatre spectacles me donnent l’impression qu’en avoir vu un, c’est les avoir tous vous (sans même parler de l’auto-recyclage ; on retrouve dans Sadeh21 la marche « fourmiz » de Decadanse, mais la pièce se présentant comme un best-of, c’est de bonne guerre). Le rapport à la musique surtout me gêne ; dans Sadeh21, encore une fois, le mouvement entretient peu voire pas de lien avec la musique, pur fond sonore.

Ce qui renouvelait l’intérêt, c’est le changement des danseurs : la pièce est présentée par le Young Ensemble, la compagnie junior adossée à la Batsheva. Surprise : les danseurs ne sont pas beaucoup plus jeunes que ceux de la compagnie principale (à moins que ce ne soient ceux de la compagnie principale qui ne soient pas beaucoup plus vieux que les juniors), et ils n’ont rien à leur envier. Je m’attendais à moins d’aplomb ou quelque maladresse ; il n’en est rien. Les caractères sont là aussi bien trempés. S’il fallait vraiment chercher une différence d’une compagnie à l’autre, ce serait dans la densité de présence dans les moments où ils dansent a minima ou pas du tout (ce qui ne dure jamais)… et encore ! En cherchant à élucider le titre de la pièce (j’imaginais sadeh comme verset), j’ai découvert qu’il s’agit d’une fête pour fêter l’apparition du feu – et les danseurs l’ont, ce feu !

On est un peu triste de les quitter à la fin, d’autant que le tableau final est l’un de ces éclairs de génie qui traversent les pièces sans les structurer mais en les illuminant tout de même. Un danseur apparaît sur le mur en fond de scène et, sans qu’on s’y attende, se laisse tomber en arrière, provoquant la même fascination qu’Aurélien Bory. À ceci près qu’il n’y a pas de trampoline et que les danseurs semblent soudain légion : ils ne cessent de monter à l’assaut du mur, et de tomber. Ils tombent de toutes les manières possibles entre vivre et mourir : en arrière sans bouger, comme un astronaute se laissant glisser dans l’espace ; en avant sans se débattre, dans un suicide impassible ; membres épars, comme des adolescents qui plongeraient en bande depuis une falaise, ou jambes et bras repliés, pour une bombe dans une piscine ; et plus angoissant, les épaules et les genoux qui cèdent en rafale, comme si le danseur venait de se prendre une balle dans le dos. Ils ne viennent pas saluer. Des noms défilent, vidéoprojetés, comme le générique à la fin d’un film, bientôt trop nombreux pour ne désigner que les danseurs ou même l’ensemble de l’équipe technique. J’ai dû louper les lignes initiales signalant de quel hommage, quelles victimes il s’agit là.