Il y avait cette curiosité passive pour la question de l’asexualité, réactivée il y a quelques temps par un épisode de Heartstopper (série parfaite pour les cœurs en guimauve woke). Mais surtout, si je suis honnête, le désir de comprendre pourquoi le désir sexuel se fait aussi stable qu’un néon en fin de vie pour moi ces derniers temps. J’ai bien tenté de Googler le désir, mais je me suis pris une avalanche d’articles sur la perte de libido et ses origines maléfiques (stress, charge mentale, contraception…). Or, non. Petit a) je n’ai pas perdu ma libido, c’est elle qui perd le fil et se fait la malle sitôt après avoir amorcé un rapprochement. Surtout, petit b) pourquoi la fluctuation de la libido serait-elle nécessairement un mal à solutionner-médicamenter de suite ? Pourquoi serait-ce forcément au partenaire avec la libido moindre de remédier à une situation dont il ne souffre pas (lorsqu’il n’en souffre pas, puisque tel est mon cas ; je parle de moi à la troisième personne comme si j’étais Jules César si je veux) ? Bref, j’avais besoin d’un peu moins de norme et d’un peu plus de pistes. Et qui mieux que les asexuels et abstinents pour questionner la norme en matière de sexe, hein ?
Autant ruiner le suspens de suite : je n’ai pas eu de révélation à la lecture de La Révolution du No Sex, petit traité d’asexualité et d’abstinence. Mais j’ai ouvert un peu mes horizons, appris qu’être asexuel n’exclut pas nécessairement les relations sexuelle (on peut y consentir sans grand désir, en mode pourquoi pas — même si bon, hein…), mais surtout qu’être asexuel ne signifie pas forcément n’éprouver aucune pulsion sexuelle (même si pour certains oui) : cela signifie avant tout ne pas éprouver de pulsion sexuelle pour autrui (et n’exclut donc pas la masturbation). Bref, l’asexualité, c’est tout un spectre. Le didactisme de Magali Croset-Calisto m’a fait reconsidérer mon préjugé selon lequel se disent asexuelles des personnes qui n’ont pas encore ressenti d’attirance et/ou de plaisir (ou qui ont eu des expériences telles que toute sexualité s’est mise à leur répugner) — préjugé qui est d’ailleurs similaire à celui que j’ai pu rencontrer en revendiquant ne pas vouloir d’enfant : c’est parce que tu n’as pas rencontré le bon / tu dis ça maintenant mais tu verraaaaas. Je vois que je suis à un âge où les enfants pullulent dans mon cercle amical et où mes amies nullipares commencent à entendre parler de congélation d’ovules par leur gynéco : et non, vraiment, toujours pas, je préfère donner cours de danse à des enfants que je peux rendre à leurs parents à la fin du cours, émoticone diablotin ravi, demerden Sie sich.
J’ai surtout trouvé très intéressante l’hypothèse de l’autrice selon laquelle la mouvance no sex fonctionnerait un peu comme l’inconscient de notre société, en mode ras le bol de la sexualisation à outrances et des VSS, on coupe les ponts et on privilégie un rapport apaisé à soi et aux autres (on sublime à donf, dégénitalisation des rapports, « érotisation d’autres territoires » comme le désir de savoir…). L’absence de pulsion sexuelle n’équivaut pas à l’absence de pulsion de vie : la pulsion d’auto-conservation prend simplement le pas sur la pulsion sexuelle.
L’autrice pousse jusqu’au paradoxe en comparant le no sex à l’amour courtois et aux troubadours « qui chantaient la sublimation du sexe au nom de la protection d’un désir durable qui ne se lasse ni ne s’épuise de lui-même ».
« Et si la sublimation du désir et des rapports sexuels permettant au final de maintenir le désir du désir ? »
La révolution du No Sex aurait tout d’une révolution astronomique, quoi. Je vous laisse sur un extrait de la conclusion, voir si vous seriez tentés de lire le (court) essai en entier :
Le sexe actuel, avec ses soutènements porno-commerciaux, a envahi l’ensemble des espaces publics et mentaux. […] Les personnes asexuelles, abstinentes ou en baisse de libido n’ont jamais été aussi visibles (et décriées) que dans notre modernité. Derrière cette nouvelle visibilité, le message du No Sex est que le sexe est à réinventer. Car les raisons de ne pas, ou ne plus, faire l’amour sont nombreuses : par orientation, par réaction, par déception, par choix, par protection, par guérison, etc. […] Face au burn-out des couples, face à la surconsommation et à l’appauvrissement des ressources naturelles, face à l’inflation constante, la sobriété est de mise. […] La pulsion de vie a changé de registre. Le monde des plaisirs fait place à celui de la modération. La pulsion sexuelle se met en retrait, au profit de la pulsion d’autoconservation. […] Désormais, avant de penser au sexe et à la jouissance, l’humain pense d’abord à sa sécurité. À sa pérennité. Car pour pouvoir jouir et éprouver du plaisir, encore faut-il être en vie. La révolution du No Sex vient nous le rappeler : il s’agit de se recentrer pour pouvoir durer.
C’est pourquoi les jeunes qui n’ont plus envie de faire l’amour (tel qu’il se fait), les personnes d’orientation asexuelle et les personnes abstinentes délivrent un message fort à la société : en isolant la pulsion sexuelle de leur mode de vie, ils la protègent du mortifère ou de l’asphyxie. Cette mise au repos donne au désir un nouveau souffle, via la sublimation et la création. […] Ils questionnent le monde des envies au profit de l’en-vie.
À la suite de cette lecture, j’ai regardé sur Arte le documentaire No sex. Une jeune femme témoigne de son chemin pour se reconstruire après un viol. Un homme, qui m’a immédiatement été antipathique au possible, y parle d’abstinence subie ; il m’a fallu faire preuve de persévérance pour pousser outre l’aigreur et entendre la souffrance, réelle, poignante, qui l’a conduit jusqu’à la tentative de suicide. Un couple asexuel répond à des questions auxquels ils sont rompus sans jamais se lâcher la main, comme ne manque pas de le remarquer l’interviewer… qui ne souligne pas le seul moment où la jeune femme récupère son autonomie : lorsque son compagnon parle de masturbation. La chose semble lui répugner, et c’est cette répugnance qui m’a replongée dans le doute, dans le flou entre normal et pathologique.
Est-ce qu’on n’érigerait pas des théories pour justifier nos constructions de traviole ? Est-ce qu’on ne colmaterait pas de bonnes raisons nos angles morts ? Et en même temps, ces théories offrent une alternative bienvenue à la pathologisation de tout ce qui s’éloigne de la norme… Face au couple asexuel présent sur le plateau, ma première réaction a été de me dire que, quand même, ils en tenaient une couche. Est-ce que j’écoute cette réaction spontanée comme une forme d’intuition ou est-ce que je l’écarte comme production de préjugés hérités de la société (parce que bon, d’habitude la neuroatypie ne me paraît pas si bizarre que ça) ? Est-ce que je ne laisserais pas plutôt infuser la force de vie qui émane de la jeune femme, dont l’enthousiasme et la joie me rappellent la camarade de prépa qui se destinait à rentrer dans les ordres (et vous pliait une explication de textes de Laclos avec une élégance et une décontraction totales) ?
Le livre est magnifique. L’objet déjà, ce gros livre à couverture rigide avec cette incroyable trouvaille typographique pour le titre ; je l’ai fait miroiter au soleil bon nombre de fois. J’ai éprouvé un plaisir presque sensuel à passer le signet d’une dizaine ou de plusieurs dizaines de pages à chaque fois, le fin ruban orange crissant entre les pages de papier bouffant. Quand je relevais la tête après ce geste, j’étais dans le jardin de l’immeuble à Montrouge, sur la chaise dure au milieu de l’herbe, sur le fauteuil de la table à dessin déplacé dans le rayon de soleil devant la fenêtre, sur le lit-canapé quand il pleuvait.
Jamais je n’aurais lu Dune sans avoir vu le film de Denis Villeneuve. Trop de noms. Trop de personnages. J’ai un mal fou avec les noms. Frank Herbert ne nous facilite pas la tâche en employant tantôt leur prénom tantôt leur nom. Passe encore pour Halleck qui est aussi Gurney, Thufir qui est aussi Hawat, mais le fils du duc de Leto, Paul, Muad’Dib, Usul, Lisan al Gaib et le Kwisatz Haderach… ça fait beaucoup pour juste Timothée Chalamet, si vous voulez mon avis. Même le vers des sables avance under cover, faiseur (d’épice) ou Shai-Hulud (divinité).
Ça se lit bien, pourtant, quand on a intégré le gros des personnages et la trame de l’histoire grâce au film. Il faut se concentrer pour savoir qui pense quoi de ce que dit qui déjà ?, mais ça se lit bien.
J’avance plus vite que je ne pensais, parmi les paragraphes sans cesse brisés par de la parole : discours direct, rapporté, prononcé, pensé, entre guillemets ou en italiques…
On revient sans cesse à la ligne. Dune après dune après crête.
Tout est question de parole : la Voix des Bene Gesserit, une voix-ordre qui contraint (un peu comme l’Imperium de Harry Potter), mais aussi pléthore de paroles prononcées, données, entendues, répandues, qui articulent et cachent des plans dans les plans dans les plans — pire que la fatalité grecque où l’on embrasse son destin dans le mouvement même que l’on fait pour y échapper. C’est très machavélien, cette histoire, mais dans une veine au moins aussi psychologique que politique — d’où que j’ai pu accrocher. Il s’agit toujours de lire les attitudes, les visages et, surtout, les intonations de chacun. Entendre l’émotion, le mensonge, l’indice, le vers qui s’approche : tout se fait à l’oreille, presque d’instinct.
On a plaisir à être aux côtés de celui qui sait parce qu’il devine, de source sûre, d’instinct, par prescience : Paul a été élevé par sa mère dans la manière Bene Gesserit, une société plus ou moins secrète de femmes qui suivent un entraînement rigoureux pour développer des capacités mentales qui confinent à la prescience. Il outrepasse bientôt l’enseignement reçu, et aux cours de visions perçoit le temps dans une sorte d’éternité concaténée — d’où l’un de ses surnoms qui lui viendra en temps et en heure, le Kwisatz Haderach, « court chemin », raccourci, court-circuit de la pensée. Cette conception du temps et de sa prescience m’a fascinée (plus que le devoir « geisha » des Bene Gesserit, mariées sans avoir leur mot à dire à des puissants pour manipuler le cours de l’histoire selon des intérêts eugéniques).
J’ai aimé aussi la danse des sables, conduite au non-rythme du désert. Et j’ai été surprise par la dimension écologique de Dune — non pas tant comme impératif moral de préservation que comme compréhension des écosystèmes. Un chapitre entier est dédié aux liens entre faune, flore, géologie et climat sur Arrakis, à la manière dont ils forment des systèmes interdépendants et dont l’homme peut influer dessus. Je me suis étonnée de cette interruption érudite au milieu de l’intrigue, mais la fascination a vite opéré (un peu comme le chapitre sur les égouts de Paris dans Les Misérables). Frank Herbert sait préserver l’équilibre de son récit, et relègue en appendices les précisions maniaques qui le démangeaient manifestement de partager, érudit forcené de son monde imaginé.
Les souvenirs du film se sont fait discrets à la lecture. Les visages des acteurs ne sont jamais venus me déranger (le seul à avoir jamais surgi est celui de Feyd Rautha) et la seule différence narrative à m’avoir sauté au visage concerne Chani, qui a déjà un fils avec Paul lorsqu’il passe à l’attaque puis conclut une alliance par un mariage. Surtout, sa colère de femme trahie est inexistante dans le livre, où elle s’efface d’elle-même, consciente des enjeux politiques (et humains trop humains…). Loin de sacrifier ou de répudier Chani, Paul lui assure qu’elle gardera toujours sa place auprès de lui, soulignant que le mariage est purement politique et qu’il ne touchera jamais la princesse. Denis Villeneuve a du estimer que la révolte de Chani serait plus acceptable pour un regard contemporain que son effacement spontané, assimilable à une soumission — même si le personnage n’en sort pas forcément grandi (disons qu’il gagne en puissance ce qu’il perd en aura, à rager de voir l’intérêt supérieur l’emporter sur son propre intérêt).
Avant d’être complètement embarquée, j’avais commencé à prendre en photos des extraits. Quelques grains de sables dérisoires :
« […] J’aimerais que l’amitié existe entre nous… avec la confiance. J’aimerais que naisse ce respect mutuel qui croît dans la poitrine sans exiger le mélange des sexes. » (Stilgar à Jessica)
Paul a-t-il subi l’épreuve ? se demanda Jessica. Il a des capacités pour triompher, mais l’accident peut venir à bout des meilleurs. Attente. C’est la tristesse, songea-t-elle. On ne peut attendre aussi longtemps. Alors, la tristesse de l’attente vous submerge.
L’attente imprégnait leurs vies. Nous sommes ici depuis plus de deux années, songea-t-elle, et il nous reste au moins deux fois aussi longtemps à attendre avant d’essayer d’arracher Arrakis au gouverneur Harkonnen […].
Regarder une vidéo d’un bon quart d’heure n’est pas chose courante sur Instagram. Margaux Brugvin (et Melendili qui a reposté la story) m’a fait découvrir que Yoko Ono était une artiste contemporaine conceptuelle, et m’a donné envie de lire son livre Grapefruit (Pamplemousse) où sont regroupés ses poèmes-instructions. Comme la médiathèque de Roubaix est décidément bien fournie, j’ai pu y accéder en version bilingue.
Les premières pièces, articulées autour de l’ouïe, m’ont tout de suite plu. Elles sont décalées, m’ont enclenché un tas d’associations d’idées… je les ai trouvées stimulantes et poétiques.
A piece for orchestra
Count all the stars of that night
by heart.
The piece ends when all the orchestra
members finish counting the stars, or
when it dawns.
This can be done with windows instead
of stars.
La performance pourrait être instrumentalisée par Philip Glass. J’entends d’ici les énumérations numériques d’Einstein on the Beach…
Tape piece III
Take a tape of the sound of the snow
falling.
This should be done in the evening.
Do not listen to the tape.
Cut it and use it as strings to tie
gifts with.
[…]
<3
Line piece
Draw a line with yourself.
Go on drawing until you disappear.
Félicitations, vous êtes devenus La Linea.
Puis la mécanique s’est enrayée — justement parce que les instructions sont devenues mécaniques, comme une liste de possibles qu’on déroule au détriment de leur puissance poétique ? ou celles de la partie Paintings m’ont parues moins poétiques parce que plus réalisables ? C’est aussi à ce moment, à peu près, que j’ai parlé de ma lecture au boyfriend ; ancien étudiant des Beaux-Arts, forcément, il connait — et trouve ça sans intérêt. Ai-je laissé mon enthousiasme être contaminé ?
A plus B painting
Let somebody other than yourself cut out
a part of canvas A.
Paste the cut out piece on the same point of canvas B.
Line up canvas A and canevas B and hang them
adjacent to each other.
You may use blank canvases or paintings or
photographs to do this piece.
Ma lecture s’est accélérée, un peu lassée. Le plaisir est revenu parfois, entre deux lignes, dans un éclair de joie sans orage, comme lorsqu’une fenêtre ouverte sur l’immeuble d’en face vous réfléchit brièvement un rayon de soleil.
Pea piece
Carry a bag of peas.
Leave a pea wherever you go.
Le petit Poucet meet la princesse au petit pois.
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Map piece
Draw a map to get lost.
J’ai pensé que c’était une consigne pour JoPrincesse et moi.
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Throwing piece
Throw a stone into the sky high enough
so it will not come back.
Et Magritte fut.
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Paper folding piece
Fold certain parts of a paper and read.
Fold a crane and read.
Ce poème-instruction-ci me donne envie de le réaliser, avec une feuille sur laquelle je l’aurais imprimé (passion mise en abyme). Je vois d’ici la grue en relief derrière le verre d’un cadre un peu profond, comme une petite boîte en cas d’incendie brisez la glace.
Quelques citations pépites glanées dans les textes-manifestes regroupés en fin d’ouvrage.
Happenings were first invented by Greek gods.
Coughing is a form of love.
Un artiste avait joué là-dessus en mêlant photos d’éternuements et photos prises pendant l’orgasme — impossible de remettre la main sur l’article (c’était probablement sur le blog Les 400 culs, désormais en accès restreint).
have you seen a horizon lately?
go see a horizon. measure it
from where you stand ans let us
know the length.
Il suffit de remplacer par un mètre de maçon ou de couturière le crayon du dessinateur qui apprend la perspective.
When a violinist plays, which is incidental: the arm movement or the bow sound?
Try arm movement only.
POV : un concert vu par un danseur
It is nice to maintain poverty of environment, sound, thinking and belief. It is nice to keep oneself small, like a grain of rice, instead of expanding. Make yourself dispensable, like paper. See little, hear little, and think little.
J’aime l’ambiguïté de ce little : peu ou petit ? L’économie de l’écriture rend la traduction difficile. Impossible parfois, comme dans la pièce light house, à la fois phare et maison faite de lumière. Les pieces même sont traduites par œuvre pour convenir à n’importe quelle discipline, mais je préfère l’aspect morcelé de la pièce, même si c’est moins générique. Des pièces à assembler dans le désordre pour remettre en marche la machine poétique.
Sur Arte.tv, je découvre une version de Coppélia particulièrement cheloue… qui expirera à minuit. La soirée est déjà bien trop engagée, mais sous couvert de regarder à quoi ça ressemble, je me mets à regarder en accélérant certains passages. Ce n’est pas une captation, mais un film d’animation avec des danseurs (et pas des moindres) en incrustation — ça bave un peu, d’ailleurs, on perd parfois un bout de cheville ou de mollet dans le mouvement. C’est cheapouille, mais pas que. On est quelque part entre Barbie Lac des cygnes, Wes Anderson, le dessin animé, la comédie musicale et le jeu vidéo. Impossible de trancher : est-ce merveilleusement ou affreusement kitsch ?
Stormtroopers version infirmières sur pointes
Jeudi 4 avril
Est-ce ce jeudi ou un autre ? Peu importe. Nous sommes nombreux. La professeure, qui souvent donne ce cours sans s’appesantir sur quiconque, vient me corriger pendant un exercice. Une fois le piano silencieux, elle attire l’attention de toute la classe sur cette correction (une bonne chose en soi car nous sommes nombreux à laisser partir notre bassin en antéversion) en soulignant que c’est faux, c’est faux ce que je fais, et tandis qu’elle me fait reprendre la position pour montrer ce qu’il faut et ne faut pas faire, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle procède rarement de la sorte dans ses cours. Qu’elle le fasse justement quand nous sommes avec les élèves de troisième et fin de deuxième cycle, soit l’ensemble des élèves à qui je donne cours en tutorat, me fait sourire intérieurement : c’est un peu gros, un peu grossier, comme coup bas. La honte que j’aurais pu en concevoir est immédiatement balayée par l’amusement. N., qui a de la situation la même interprétation que moi, s’étonnera ensuite de ce que je l’ai si bien pris : l’amusement m’a donné le détachement nécessaire. Cette bonne humeur annule la mesquinerie ; j’y gagne même quelques nouvelles corrections, cette fois-ci dispensées sans fanfare ni trompette. Si ses élèves doivent aussi m’avoir comme professeur, autant limiter la casse en me faisant progresser un peu.
Vendredi 5 avril
Is Arte.tv the new Netflix? Cette fois-ci, je regarde Ballerina Boys, un documentaire sur les (débuts des) Trocks, une troupe de ballet drag queen connue d’à peu près tous les balletomanes.
Samedi 6 avril
Dans mon frigo : des crèmes au chocolat, des crèmes aux œufs au chocolat, des viennois au chocolat, des mousses au chocolat. Corrélation n’est pas causalité, mais le DE est dans 19 jours.
Rêve (une nuit de début avril, sans assurance du jour). Mon ancien professeur de danse du Marais sait le danger imminent, il va se faire assassiner. Il a ouvert sa maison à ses amis et dispatche ses possessions. Je retrouve des papiers de moi ou de lui qui datent, une liasse, rassemblée à d’autres choses plus récentes, c’est l’émotion, qu’il soit sur le point de disparaître alors qu’il habite une si jolie maison, je monte dans la chambre, fenêtres à traverses, cosy.
Dimanche 7 avril
Semaine du 8 au 12 avril
Deux semaines avant l’examen, nous sommes en stage avec Blandine, une notatrice qui remonte pour nous des extraits de Four elements, de Lucinda Childs. Elle le résume très bien : « Pour les classiques, c’est du contemporain et pour les contemporains, c’est du classique. » Le processus de composition, par modules répétés et agencés de manière à produire des échos géométriques, est résolument contemporain, tandis que le vocabulaire utilisé a une base classique. Lucinda Childs, nous explique-t-elle, ne revendique pas de style chorégraphique propre, et adopte celui des danseurs pour qui elle chorégraphie — en l’occurrence les danseurs de la compagnie Rambert.
Chaque danseur est désigné par un symbole géométrique sur la partition. Je suis carré blanc et j’ai un mal fou à retenir la succession des modules : rien, rien, step back, rien, step back qui finit de dos, rien, step back qui finit de face, step back qui finit de dos, arm up, chainé, arm up, duo… Heureusement, je peux copier sur mon binôme rond blanc. La géométrie ne me rentre pas dans le corps. On s’emmêle, et quand on veut continuer sans tout reprendre depuis le début, cela donne des conversations du genre (extrait non contractuel) :
— On reprend au troisième step back.
— Le troisième step back de losange noir, qui est le deuxième de rond blanc ?
— Non, deux comptes de huit après.
— Hein ? Quand on arrive face à face ? ou quand on repart ?
La dimension spatiale domine dans la chorégraphie ; c’est très cérébral, et mentalement épuisant. Les plages horaires de 5h que nous avons à notre disposition sont à la fois un luxe et une aberration : Lucinda Childs elle-même ne travaille jamais plus de 2h d’affilée avec ses danseurs, nous raconte Blandine. De fait, au bout de 3h dans un studio qui avoisine les 30 degrés, je bénis ma camarade qui a du Doliprane sur elle.
C’est aride. Le plaisir physique que j’associe à la danse est ici absent. Mais l’expérience est d’autant plus intéressante que j’ai beaucoup aimé les pièces de Lucinda Childs auxquelles j’ai pu assister ; impossible pourtant de retrouver en tant que danseuse l’état de fascination hypnotique dans laquelle cela me plongeait en tant que spectatrice.
Heureusement, notre intervenante est passionnante et adorable. Elle nous ménage des pauses, reprend sans jamais s’impatienter et nous propose une matinée une présentation comparée des systèmes de notation Laban et Benesh (dont je conclus que, si je devais en apprendre un, ce serait Benesh : Laban exige manifestement un esprit plus scientifique, avec des facilités de visualisation dans l’espace).
32 heures de cours à suivre
+ 6 heures de cours à donner :
je finis à peu près dans le même état que mes chaussons.
Jeudi 11 avril
Rêve. Je conduis la voiture de ma mère, qui ne passera pas dans cette ruelle étroite, je risque de la rayer, et même si je passe, je ne pourrai pas continuer ensuite, j’aperçois des escaliers qui descendent, je me concentre pour faire marche arrière et garer la voiture sur le côté, c’est la Bérézina pour me rendre là où je dois me rendre.
Le passage, la psy avait raison.
Dimanche 14 avril
Un cours de Munz floor a exceptionnellement lieu à deux stations de métro de chez moi, dans le studio où I. donne cours. Après avoir fait une rapide recherche et être tombée sur le terme « spirale », j’en conclus que ce n’est pas indiqué dans mon cas. Mais I., qui a suivi le cours de la veille, m’explique que la technique a été mise au point par un danseur atteint de lombalgie, que c’est tout en lenteur et que l’intervenante est très à l’écoute. Ah ? Elle s’occupe de me réserver une place. Un peu avant l’heure dite, je pars avec le pressentiment de faire une connerie, mais je ne me vois pas décommander après avoir dérangé I. Je me dis que je pourrais toujours adapter les exercices, dans la lenteur je ne risque pas grand-chose.
Et j’adapte. Et c’est lent, comme du buto. Je retrouve les effets de seuils et les a-coups microscopiques de l’extrême lenteur, le gainage qui surgit dans des gestes où on ne le soupçonnait pas, suivi d’un relâchement profond des tissus musculaires (un peu comme chez l’ostéo). Je vois en quoi cette méthode peut faire du bien. Quand on est assez couvert, du moins : le sol du studio est froid et le corps baisse en température comme à l’approche du sommeil, si bien que, malgré mon sweat à capuche, je suis rapidement gelée. Au retour d’un temps dilaté en double retiré, une douleur surgit au niveau de la jambe le long du nerf fémoral. Je grimace, réadapte le mouvement pour que ça aille. La professeure vient me replacer correctement, m’assurant que c’est ma réticence qui joue contre moi. Cela se peut fort bien, mais la peur est difficile à désamorcer quand elle a quelques racines légitimes.
En sortant du cours, je sens beaucoup trop précisément le trajet de mon nerf fémoral. Je ne dirais pas que je panique, je dirais juste que le DE est dans 10 jours. J’ai fait une connerie. Eh merde.
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Enfin je me résous à regarder les vidéos de l’examen blanc. Je coupe le son pour ne pas m’entendre, et j’observe les corps, les postures, vois ce que je n’avais pas su voir.
Lundi 15 avril
Les décharges électriques quoique rares me dissuadent de prendre le cours. J’observe et ça y est, je vois, des choses, et plus que des corrections : l’équilibre des postures, la manière dont chacune s’organise, avec les points qu’il faudrait aborder pour retrouver un bon placement. Le pied droit de H. m’épate, la serpette si bien dissimulée à l’extrémité d’un corps contrôlé.
Mardi 16 avril
L’ostéo, qui m’a rappelée suite à un désistement, me remet d’aplomb : c’était coincé au niveau du sacrum, pas des lombaires, alléluia ! Le spectre du lumbago s’éloigne en se dandinant.
Aujourd’hui, j’ai testé pour vous : récupérer l’attention des enfants après que des grêlons sont tombés dans le studio. Au moins un a fondu dans la bouche d’une jeune fille avant que j’ai eu le temps d’émettre des réserves sur cette manière de faire disparaître le problème. Heureusement, il y a le piano pour faire les gros yeux d’un accord bien grave et bien sonore.
Jeudi 18 avril
Mon sac accroche un tableau dans le couloir de l’école, le cadre se brise en deux en tombant. Confuse, je réordonne l’affiche, la Marie-Louise, superpose les arrêtes nettes du cadre pour voir si c’est réparable, mais la dame de l’accueil ne s’en offusque pas : ah, encore un. Une élève en passant cherche à savoir quelle image a été décrochée, et s’éloigne en minimisant la perte, ça va, ce n’est pas l’une de ses préférées. Alors ça va.
Les élèves de troisième cycle travaillent cette variation de Béjart. Parce que leurs bras manquent encore de tonus dans le passage où la danseuse donne des petits coups de pieds en avançant, mains flex derrière elle, je mime le passage comme un caprice d’enfant : « Non, je ne veux pas y aller ! » L’éclat de rire est immédiat — général, joyeux. Il me décontenance, car j’avais l’impression de souligner quelque chose qui était déjà là dans la chorégraphie, et n’avais pas eu conscience de faire le pitre. Une élève décide qu’elle pensera désormais ce passage-là comme ça.
Vendredi 19 avril
En récupérant ma note de contrôle continu, je me dit que c’est quand même étrange que ce soit dans un domaine où je suis très moyenne que je m’éclate le plus. J’ai été abonnée à la mention TB dans mes études supérieures, et là je suis de justesse au AB, mais c’est là que j’ai envie d’être.
À quelques jours de l’EAT, E. me montre les variations qu’elle a travaillées seules — aucun professeur de l’école n’a trouvé un moment pour l’aider dans sa préparation. Elle a fait du très bon boulot, et notre séance de travail s’apparente à du peaufinage : chercher des qualités de mouvements plus contrastées (des détournés plus incisifs, par exemple), relire sur la vidéo certains mouvements peu académiques, trouver comment les fluidifier (E. a cessé de lutter avec l’espèce de rond de jambe en dedans quand je lui ai fait remarquer qu’on voyait davantage une seconde qui se soulevait de diagonale à diagonale) et préciser certaines positions. C’est souvent lié à la conscience du corps dans l’espace, où placer quoi ; E. vérifie de ses mains où sont ses genoux, ses orteils, merci d’enregistrer, cher cerveau. Après une correction minime (fixer la pointe dans le creux derrière le genou et pas en haut du mollet), elle fait trois tours au jarret et nous sommes toutes les deux si surprises que cela part en fou rire, je me rassois à moitié à côté de la chaise.
La variation imposée lui va vraiment très bien ; elle me confirme en être tombée amoureuse dès qu’elle l’a vue. Il y a dans sa danse une forme de douceur, de pudeur, de sensualité discrète qui font affleurer toute la vie intérieure du cygne blanc. Dans sa variation personnelle, en revanche, ces mêmes qualités donnent parfois l’impression qu’elle est en train de marquer, qu’elle n’ose pas sortir de sa retenue pour investir le mouvement. Pour que son interprétation de la variation imposée soit perçue comme un parti-pris esthétique, et pas comme un heureux hasard de compatibilité, il faut davantage faire ressortir les contrastes de sa variation personnelle. Synchroniser le regard pour donner plus de puissance au mouvement, trouver le repousser en allant tester une pompe verticale paumes contre le mur… Je ne fais que souligner ce qui est déjà là dans ce qu’elle a chorégraphié, essayant de lui donner des pistes pour se mettre davantage en valeur. Et souvent, elle n’a pas besoin de moi, comme ce moment magnifique où elle remonte du sol de dos, pied pointé en quatrième derrière : avec sa tresse, elle ressemble à Nikiya.
En enlevant ses pointes, elle me dit se réjouir quand elle voit que c’est moi qui donne cours, parce qu’elle trouve mes exercices « agréables » et n’a pas peur de se faire rabrouer si elle se trompe. Pardon, mais ça vaut tous les DE du monde (même si cela signifie aussi que la barre est basse niveau bienveillance). Gros boost à 5 jours de l’examen.
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Le boyfriend et moi ne nous sommes pas vus ailleurs que dans nos écrans depuis quatre semaines. À l’apercevoir sur le quai, je me transforme en zébulon. Par ici, par ici la joie.
Il me masse le crâne doucement avec le geste sûr de qui gratouille des chats depuis toujours, jusqu’à ce que j’arrive à la lisière du sommeil et de là, il s’efface, éteint la lampe de chevet, referme la porte, s’éclipse de l’autre côté de la cloison. Y a-t-il plus beau geste d’amour qu’un câlin d’endormissement ?
Samedi 20 avril
Au grand matin, j’entends au bruit caractéristique de sa vapoteuse qu’il est réveillé et, sans même enfiler un pyjama, je change de lit, me glisse dans le sien et nous nous rendormons l’un contre l’autre dans ses ronflements.
On rit en imaginant les rencontres les plus improbables qui pourraient avoir lieu si nous nous mariions et réunissions tous nos amis ensemble.
Je regarde et ne regarde pas The Peaky Binders à côté de lui et derrière son dos. Thomas Shelby, c’est un peu comme Don Draper, il séduit mais finit par lasser. Je ne me lasse pas en revanche de la musique du générique, ni de répéter By order of the Peaky fucking Binders en mettant l’emphase qui convient sur la fricative du juron (tout comme je ne me lasse pas de sonoriser What the phoque à chaque fois que je me sers de mon mug What the phoque).
Dimanche 21 avril
Nos corps comme des cires amollies par une présence prolongée, à pétrir, caresser, mordiller, malaxer, embrasser, enlacer, serrer, parcourir, sans fin, me font l’effet d’une douche chaude d’amour. Cela me laisse à chaque fois un peu incrédule, d’être autant, si bien, si intensément aimée.
Installés sur le rebord de la fenêtre au soleil, il me fait découvrir toutes les horreurs musicales qu’il a découvertes en écumant les bas-fonds d’Internet. La moins pire implique un Japonais qui caquète et yodle en tenue bavaroise.
Lundi 22 avril
À chaque cours de posture, sa découverte d’une sensation non cartographiée. Je vais finir par penser qu’on a trop d’articulations dans le corps pour en avoir jamais fait le tour.
Mardi 23 avril
Le problème des toiles d’araignée est qu’elles impliquent la présence d’araignées. (J’ai hurlé, éteint l’aspirateur, enfilé des gants de vaisselle et saisi une Timberland.)
Carrot cake, thé vert, thé noir, rooibos, tisanes, tout est prêt pour accueillir la formatrice qui m’a très gentiment proposé de peaufiner une dernière fois ma séance pour le DE.
Explosion neigeuse de myosotis
Des fleurs qui se décolorent
Jeudi 25 avril
DE, jour J. Je suis la toute première à passer ; j’ouvre à l’un des membres du jury en arrivant. La feuille scotchée sur la porte du studio jaune m’apprend que le président est l’ancien directeur danse du CNSM de Paris. Ah oui, quand même. Je souffle dans une paille rigide pour regonfler les ballons d’AFCMD qui me serviront en éveil. Jupette rose ou jupette noire ? Décision de dernière minute avec notre directrice dans les couloirs. Effervescence. Time-timer. C’est l’heure. Les enfants sont hyper sages. Le jury, adorable : visages détendus, parfois souriants, questions formulées avec soin, posées et non lancées, pendant l’entretien. Tout se passe comme si c’était une mise en situation, et non l’examen final.
Quand on me demande ensuite comment ça s’est passé : ni bien ni mal, ça c’est passé, c’est passé. Et le studio jaune est toujours jaune. Nos camarades de première et deuxième année s’ennuient dans les couloirs quand ils ne sont pas réquisitionnés comme élèves sujets. N. coince un ballon au-dessus des tuyaux de chauffage pendant sa mise en loge. Blague qu’elle ne va pas faire le cours toute seule quand les élèves-sujets tardent à rentrer. On échange quelques mots qui se veulent rassurants avec la candidate libre qui nous nuit, qui était avec N. en compagnie et qui irradie de beauté et d’anxiété — mais c’est son caractère, elle est un peu comme toi, m’apprend N.
À 14h, à la tisanerie, les filles autour de nous actualisent en boucle la page qui doit dévoiler les résultats de l’EAT ; à 14h05, une élève-sujet s’exclame qu’elle l’a, la tisanerie explose en applaudissements et félicitations. E. l’a aussi ! La liste est passée au peigne fin, c’est vite fait pour le classique. Un peu plus long pour le contemporain, d’autant qu’on la parcourt plusieurs fois parce que manque un nom qu’on pensait y trouver : des deux amies qui l’ont passé ensemble, une seule l’a eu, qui du coup peine à se réjouir.
Vendredi 26 avril
Les épreuves sont passées et rien n’a changé, c’est irréel. Le soulagement tarde à se faire sentir ; la fatigue a pris sa place. Un vague sentiment de honte s’accole à chaque retour mental sur ma prestation. Cours trop facile par rapport au niveau tiré au sort, la polka (pourquoi la polka ?) qui s’est immiscée pendant les grands battements, les hanches au niveau des crêtes iliaques, du grand trochanter ou de la coxo-fémorale, la bienveillance du jury ou sa pitié, ce que j’ai dit, ce que je n’ai pas dit, ce que j’aurais du dire… J’essaye de couper court aux ruminations.
Samedi 27 avril
Tout le monde est passé, les épreuves sont terminées. On se retrouve pour prendre un verre dans un bistrot aussi fatigué que nous.
Dimanche 28 avril
La directrice nous téléphone les unes après les autres pour nous communiquer les résultats, que l’on suit avidement sur le groupe WhatsApp de la promotion. Après un contretemps qui occasionne quelques frayeurs, nous pouvons toutes nous réjouir : toute la promotion est diplômée — seules une ou deux candidates libres en contemporain ne l’ont pas eu.
On se retrouve quelques heures plus tard pour fêter ça, dans un bar lillois organisant des concerts de jazz. J’ai pensé piano, contrebasse et saxophone ; manque de bol, c’étaient des cuivres amplifiés. C’est bruyant mais tolérable au début, la première heure. Alors que je viens de payer ma commande pour un burger VG (manger >> boire), le volume monte : certains glissandos me provoquent des crispations involontaires ; épaules et mâchoires encaissent la douleur sonore. Les autres n’en paraissent pas spécialement incommodées ; c’est fort, oui, elles crient davantage pour se faire entendre, voilà tout. Pour moi, c’est de la torture. J’attends le burger, mains sur les oreilles, l’engloutis rapidement (en mettant de côté une part de la galette végétale qui me dégoûte d’aussi bien imiter la viande) et fuis rapidement. Se retrouver dans le calme bruit de la ville est un soulagement. Seule, aussi : j’ai décidément du mal à me sentir à ma place dans un (relativement grand) groupe autour d’une table.
Dans le métro du retour, je prends connaissance de la fiche d’évaluation et des commentaires du jury. Certains ne me surprennent guère (parler trop vite, l’histoire de ma vie), d’autres me dépitent. À peu près toutes les cases sont cochées à cheval entre le + et le – ; c’est médiocre. Les sentiments de honte et d’illégitimité reviennent en force, me débordent, je les sanglote en arrivant chez moi — ne m’en déferai-je donc jamais ?
Lundi 29 avril
J’ai décroché alors que les portes du métro s’ouvraient et je fais les cents pas dans la cour devant chez le boyfriend avec la formatrice d’éveil-initiation au téléphone. On parle de notation, de khâgne (sa fille en sort), d’université, de créativité, de ce qui stimule et de ce qui enferme ; je raccroche rassérénée.
Je retrouve les bras du boyfriend, où ma place ne se discute pas, retrouve l’amour qu’on reçoit, qu’on donne, qu’on fait.
Depuis la variation sur Le Sel de la vie, je me demande si ce n’est pas ainsi que je devrais consigner les plaisirs des jours, pour que la plaine quotidienne transparaisse au moins autant que les reliefs qui l’altèrent. Pour avril, cela donnerait : envoyer un message de félicitations à quelqu’un qu’on avait encouragé ; faire ce qui est à faire et n’est donc plus à faire ; coller un par un les livres à rendre à la médiathèque devant le clapet de la boîte à livre, attendre le sésame vert, déposer le livre à l’intérieur et attendre rouge qu’il soit avalé par le montre de métal, monte-charge, boîte aux lettres, four à papier ; découvrir après les pivoines, après tout le monde, qu’il existe des fleurs qui se décolorent à mesure qu’elles s’épanouissent ; traverser en tant que danseuse des styles qu’on a apprécié en tant que spectatrice ; soulever son T-shirt pour se retrouver peau à peau avec la personne qu’on aime ; sentir sa chaleur, son odeur, la douceur de sa peau ; se presser à craindre pour ses côtes ; suivre l’avancée du printemps dans le jardin par la fenêtre ; comprendre subitement et comprendre par infusion ; appuyer à temps sur le bouton pour entendre en totalité le générique d’une série dont on enchaîne les épisodes…
Britney : un bistronomique lillois où la carte s’étale sur les étagères du restaurant, cartons rouges pour les viandes, bleus pour les produits de la mer, verts pour les VG et roses pour les dessert. C’est un peu cher en soi par rapport aux produits utilisés, mais cela reste abordable, et c’est in fine un bon rapport qualité-prix pour des plats aussi travaillés. Mariages de saveurs étonnants (bergamote-gorgonzola, comté-chili…), textures contrastées (glace sur lit de chapelure, émulsions de légumes avec des lasagnes…), produits d’ailleurs réappropriés (notamment des sauces inspirées des dips indiens pour accompagner l’os à moelle du boyfriend)… cela faisait longtemps qu’un repas n’avait pas ainsi stimulé ma curiosité. J’ai abondamment saucé mes plats, d’autant que le pain se mangeait comme du gâteau.
croquettes tapioca, comté et sweet chili sauce
Des croquettes toutes carrées (!), archi croustillantes, et la sauce toute faite, bien connue mais dépaysée sans son riz et ses poivrons habituels.
gorgonzola ice-cream
On ne va pas se mentir, c’est un peu pour elle que j’avais envie de venir ; quenelle de glace au gorgonzola, donc, nappée d’un chutney de bergamote, sur un lit de chapelure noire. Quand on goûte les éléments indépendamment, ce n’est pas fou (la chapelure manque un chouilla de croustillant et j’ai carrément grimacé en goûtant le chutney de bergamote, ça m’a rappelé la limonade sur le balcon à Pizzo en Calabre), mais ça fonctionne très bien ensemble, le gorgonzola et la bergamote se neutralisent mutuellement et la chapelure donne de la matière en calmant le jeu.
cacahuète et chocolat
Mousse au chocolat sur un lit de glace à la cacahuète avec un peu de croustillant : ce sont probablement les saveurs les moins surprenantes de la soirée. Mais la présentation a assuré le spectacle jusqu’au bout, le dessert étant servi dans une tasse — comme un affogato ? L’illusion fonctionne très bien : le boyfriend s’y est laissé prendre l’espace d’une seconde quand le serveur a déposé devant lui un second dessert au lieu du café commandé.