À point nommé Lichtenstein

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Oh, Jeff… I Love You, Too… But… Imaginez ce que dit le personnage et complétez la bulle. Je suis presque sûre d’avoir eu l’un de ces tableaux à commenter en cours d’anglais. Aucun risque pour les élèves de dénaturer le tableau en trouvant des phrases banales, il se veut iconique. Les mots ne doivent susciter aucune histoire : cette case doit pouvoir figurer dans n’importe quelle bande dessinée pour pouvoir toutes les symboliser. C’est ce désir de généricité qui me frappe dans l’exposition que le centre Pompidou consacre à Roy Lichtenstein : ses tableaux sont avant tout des images, les plus lisses possible, les plus abstraites de l’artiste possible. Et quoi de plus populaire et de moins personnel qu’une image de comics ?

 

couverture de Britannicus, édition Folio, illustrée par une explosion de LIchtenstein

Folio, vous fumerez loin.

(Palpatine ne me croyait pas quand je lui ai dit d’où je connaissais cette image.)
Faut quand même aller chercher Racine pour que Roy Lichtenstein paraisse décalé. 

 

Une vidéo feuillette pour nous les pages d’un cahier d’écolier où Lichtenstein a collé toutes les images qu’il envisageait d’utiliser : à mi-chemin entre la collection d’enfant  et le Pinterest d’aménagement d’intérieur sponsorisé par un IKEA-like, ce scrapbook n’offre rien qui ne puisse figurer dans un catalogue. Photos de produits, cases de bande dessinées… Lichtenstein ne nous propose pas de les regarder autrement : il les synthétise, tel un Grenouille de l’image.

 

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Il les veut tellement peu à lui, ces images volées par le biais d’un rétroprojecteur, qu’il fait tout pour effacer son trait, comme un voleur efface ses traces. Les gros points de couleur sont l’antithèse du pointillisme : non pas une vision, vacillante, mais un procédé technique (le pochoir) qui vise à reproduire la mécanique de l’impression sans en conserver la finalité. La trame est tout – les points sont trop espacés pour donner forme et couleur à l’espace qu’ils remplissent, tout comme les cases étaient trop isolées pour être reliées par un fil narratif. Ils donnent la varicelle aux visages qu’ils constellent et démangent le spectateur, qui gratte la surface des tableaux, en vain. L’artiste n’exprime rien, il imprime. Il y met un point d’honneur : surtout ne rien exprimer, seulement imprimer, singer la technique quand celle-ci imitait le réel pour mieux l’apprivoiser – au fond, il s’en moque, du monde.

On dirait que sa peinture n’a eu de cesse que de penser Photoshop – même si, heureusement pour l’artiste, il n’est pas né avec. C’est particulièrement frappant dans les recherches sur le trait : comment représenter un coup de pinceau ? i.e. comment représenter ce qui sert habituellement à représenter – sans y attacher un style ? Et nous voilà dans l’onglet « brosses » de Photoshop, avec leurs effets de simulation jamais assez hasardeux.

 

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On en arrive au paradoxe du coup de pinceau en sculpture. Qui lui-même débouche sur celui de sculptures étrangement plates… défaut qui en fait tout le charme. J’aime bien l’idée de pouvoir poser une petite explosion sur un bureau et de réintroduire ainsi comme objet ce qui n’était que la représentation schématique d’un phénomène insaisissable – preuve incongrue de ce que nos représentations façonnent la réalité sans que l’on s’en aperçoive : c’est une explosion dans les ténèbres. Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante.


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 Petite explosion (explosion de bureau)


Lichtenstein n’échappe aux platitudes que lorsqu’il risque ses images en profondeur. Le reste du temps, quand il pense un logiciel plutôt que le monde, celui-ci se réduit à des images prêtes à l’emploi. Après le recyclage des bandes dessinées, nous avons donc le droit à la plus traditionnelle relecture d’œuvres passées. Introduire ses propres tableaux (aux thèmes non-originaux) dans l’atelier de Matisse, quoi de mieux pour s’inscrire dans l’histoire de l’art ? Mais lorsqu’il reprend Picasso qui reprend Rembrandt et qu’il décline les déclinaisons de Monet (sans avoir l’humour de Proust qui déconstruit sa propre cathédrale), on commence à se lasser…

 

relecture de monet par lichtenstein

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En même temps, Matisse n’avait pas eu l’idée du poisson-smiley.
 

… et c’est là qu’intervient la surprise, la vraie. Une salle de trois tableaux où l’on entend chacun s’exclamer sincèrement à l’entrée : oh, j’aime bien, ça… ça, trois tableaux sans objet ni femme blonde, trois tableaux où le rouge a abdiqué au profit d’une atmosphère bleutée (du RVB au CMJN), trois tableaux au seuil de la vieillesse, où l’on sent un souffle de liberté. L’artiste se défend d’avoir voulu célébrer la nature japonaise, bien entendu ; on ne défait pas la cohérence d’une œuvre, l’interprétation d’une vie, au moment où elle va cesser. Les petits points de l’imprimerie, point. Mais on les voit bien se dissoudre dans l’immensité du large, des montagnes, d’un néant qui nous attend juste là, gigantesque et serein.

 

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 Landscape with philosopher, petit point orange sans en être un.
L’effet était bien plus fort encore en grand… 

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Kirsty by Clara Drummond, inspiré par le pré-raphaëlisme dixit la peintre

 

Le portrait est un genre périlleux : si le peintre échoue à faire sentir la personnalité représentée, le portrait ne vous parle pas plus que le voyageur assis en face de vous dans le métro.  Un certain nombre de tableaux exposés à la National Portrait Gallery dans le cadre du concours annuel donnent au spectateur l’impression de se heurter contre le mur du visible. Les surdoués du dessin essayent de le masquer par un surcroît de réalisme mais, si la technique impressionne, l’intérêt du portrait ne réside plus dans l’imitation, dont la photographie se charge bien mieux. L’émotion se cache alors dans les petites pancartes qui accompagnent les tableaux et racontent presque toutes une histoire, celle du lien entre le portraitiste et le portraituré. Amis (d’amis), famille, boy et girlfriend (vu certains tableaux, je me demande si ça n’a pas fait d’histoire) ou célébrité, chacun a sa stratégie pour accéder à l’autre.

 

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Ved Mehta by Paul Oxborough

 

La vieillesse déclenche plus d’engouement qu’ailleurs, peut-être en raison d’un vécu dont les choix et trajectoires se sont imprimées dans les lignes du visage, et dont le poids a appesanti le corps, plus enclin à prendre la pause. Dans le portrait de Chomsky, c’est d’autant plus sensible qu’il s’agit d’une personnalité ; on y sent la présence  – et la prégnance – de la pensée. L’hyperréalisme d’un visage ayant dépassé plusieurs fois l’échelle humaine inquiète d’abord mais finit par donner une autre dimension au tableau : les taches qui parsèment le gigantesque visage matérialisent l’émergence d’idées, reliées – c’est le propre de l’intelligence – par les rides.

 

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Chomsky by Raoul Martinez
(évidemment, en petit, ça ne fait pas le même effet)

 

À en croire les tableaux exposés, ce n’est pourtant pas l’âge qui constitue la meilleure porte d’entrée vers l’altérité mais son exploration au sein même de l’identité, par l’autoportrait. Alors que la médiation de l’artiste s’arrête parfois à la relation entre le portraituré et le portraitiste dans le portrait, laissant le spectateur à l’écart, l’autoportrait, qui présente le soi comme un autre, permet à l’autre soi qu’est le spectateur de s’y retrouver. 

 

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Self-portrait with Lace Collar by Sophie Ploeg, inspirée par les peintres hollandais des siècles passés

 

Ewan McClure s’est peint de manière à voir le portrait en même temps que sa toile, mettant à distance une image de soi qui n’est pas enfermée dans le rapport à soi, personnel, du miroir.  

 

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Self-Portrait by Ewan McClure

 

Mon tableau préféré, celui pour lequel Palpatine et moi avons voté, est aussi un autoportrait, dont tout narcissisme est évacué. S’il y a un miroir, ce ne peut être ici que le spectateur, qui tout à la fois oblige et permet à l’artiste de se voir et se montrer telle qu’elle est. “It’s hard to understand which part of you to show, but there are times when you simply paint what you see and not what you want to see.” What you see : dans l’autoportrait, le visible n’est plus un obstacle vers l’intériorité mais le moyen de l’extérioriser. Not what you want to see : il y a reddition. D’où le pied, légèrement soulevé, qui marque l’inconfort d’une position pourtant d’aplomb, les mains, légèrement crispées alors que les bras sont presque ballants, et la bouche, légèrement contractée au milieu d’un visage qui serait autrement resplendissant, encadré par l’auréole de grandes boucles. What you see : le tableau renversé, à l’arrière, en témoigne ; peindre un objet à l’envers oblige à observer chaque trait sans le saisir dans l’ensemble d’une image cérébrale cent fois recomposée. Not what you want to see : le grand rideau sur la droite, dont j’ai mis un certain temps à comprendre qu’il préparait le dévoilement, est à contresens de notre sens de lecture, comme si le modèle n’attendait qu’une chose, pouvoir s’en recouvrir. Je veux bien croire que Daniela Astone n’est pas coutumière de l’autoportrait : désirant et redoutant à la fois le jugement du spectateur, elle se fait clairement violence, dans un mélange de pudeur et de franchise que je trouve remarquable.

 

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Self-Portrait by Daniela Astone

 

Non seulement l’exposition est en libre accès mais l’ensemble des tableaux présentés et leur histoire se trouve sur le site de la National Portrait Gallery.

Vibrations à l’échelle de Richter

En voyant l’affiche dans le métro, je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir cette exposition au centre Pompidou. Puis j’ai googlé Gerhard Richter, je suis tombée sur moult tableaux abstraits et j’ai relégué cette idée de sortie dans un coin éloigné de ma tête. Palpatine, encouragé par la gratuité que lui confère le statut de chômeur, y a jeté un œil, puis deux, puis est revenu si enthousiaste que je n’ai pas voulu louper ça – surtout sachant qu’il est aussi hermétique que moi à l’art contemporain. Quatre ou cinq tableaux parmi les œuvres figuratives exercent une fascination qui justifie à elle seule de se pencher sur l’ensemble de la production du peintre. Comment et surtout pourquoi le même homme a-t-il peint à la fois des toiles totalement abstraites et des portraits débordant de réalité ? Il ne s’agit pas de périodes totalement distinctes, l’artiste ne s’est pas détourné d’une voie qu’il aurait jugée trop étriquée ; il se revendique peintre, à l’opposé d’un artiste plasticien qui manie les concepts avant même la matière.

 

 

Et pourtant, ses peintures de photographies, où les traits de pinceaux sont effacés par le passage horizontal ou vertical d’un morceau de bois ou de métal alors que la peinture n’est pas encore sèche, se veulent aussi anti-artistiques que possible. La technique vaut aussi bien pour un tigre, dont elle forme le pelage, que pour un rouleau de papier toilette ou une voiture accompagnée de quelques lignes de l’article qui l’encadrait avant que le peintre ne découpe un morceau de journal pour le reproduire.

Le souci de neutralité prime, dans l’effacement de la patte du peintre, le choix du sujet ainsi que celui de la couleur. Ce gris, que l’on peine à dire dominant tant il se confond avec la matière, installe une atmosphère singulière : distance devant les peintures-photo, pesanteur devant une marine que l’on dirait terre lunaire, apaisement bleuté devant des nuages où il est impossible de projeter aucun anthropomorphisme. Mer ou nuages, l’onirisme est terre à terre ; voilà ce qui est là, et rien de plus – mais rien de moins non plus.
 

Une présence. Voilà ce que donne les tableaux. Pas l’existence, l’essence ou je ne sais quoi d’ontologique, conceptuel et philosophique – une présence. Qui suppose un observateur et une réalité qu’il perçoit mais dont il a conscience qu’elle lui reste extérieure. Richter ne veut ni prétendre à la vérité d’une réalité (rejet du réalisme académique comme socialiste, où la vision de l’homme ou de quelques hommes est attribuée aux choses mêmes), ni la faire disparaître derrière une pure subjectivité (rejet de l’art contemporain où l’artiste exprime ou conceptualise le monde tel qu’il est pour lui). Mais il est extrêmement difficile de faire abstraction du regard que l’on porte sur toute chose et dans son effort même pour mettre à distance la subjectivité (effacement des coups de pinceaux), le peintre la fait ressortir (les marques d’effacement deviennent sa patte, constituent un (non-)style identifiable). Peut-être aussi est-ce un moyen de ne pas l’occulter : on oublie facilement qu’une photo (la réalité), même banale, même documentaire, comme les choisis Richter, résulte d’un cadrage, donc d’un choix (la subjectivité) ; la reproduction de la photo en peinture vient le rappeler, les grands aplats d’effacement se substituant en quelque sorte au cadrage éminemment original d’une photo d’art. À la différence près que Richter revendique le caractère non-artistique de ces peintures – comme s’il ne voulait rien signifier d’autre que la distance et la relation entre une réalité et celui qui l’observe. Mieux, qui la vit. Car cette impression, que j’essaye de m’expliquer après coup, on ne la pense pas face aux tableaux, on la ressent.
 

[Eisberg im Nebel – le surgissement]

Il y a comme une illusion, un effet d’optique, m’a prévenue Palpatine. Je l’ai regardé avec suspicion, me demandant s’il se sentirait bientôt poursuivi par le regard de Mona Lisa, mais j’ai compris ce qu’il voulait dire : les tableaux vibrent. Il est question d’effacement et de flou dans les légendes comme chez les critiques, mais ces termes ne rendent pas compte de la vibration créée par ces bavures discrètes, régulières, et la lumière diffuse, qui infuse les tableaux.
 

Lorsque Richter représente une bougie, ce n’est pas la lumière de celle-ci mais de son regard à lui, qu’il répand sur la toile. Je l’ai compris en voyant sa Liseuse, hommage à Vermeer mais plus sûrement à sa femme : on se croirait dans un tableau de De Latour tant la chair est illuminée, mais il n’y a nulle bougie, nulle source lumineuse, qui soit représentée – seulement le regard d’un homme sur la nuque, les épaules, l’omoplate, l’oreille, sa boucle, la joue, l’aile du nez, la chevelure, son chouchou, chaque parcelle du corps et de la manière d’être de la femme qu’il aime.
 

Silencieusement, la lumière, chaude, riche, peint un blason de l’être aimé et le baigne dans un regard saturé d’empathie et de tendresse. Moins sensuels mais tout aussi concernés, les portraits de sa fille témoignent également d’une relation d’intimité.

 

 

Celui-ci, portrait d’Ella, me fait penser à iDeath, de Michal Ozibko, que l’on avait vu exposé à la National Portrait Gallery et dont Palpatine a un poster dans son salon – même position, même air d’introspection, comme si le monde intérieur du sujet affleurait à la surface du tableau.

 

Portrait couché, tête tournée, joue inerte… il y a je-ne-sais-quoi de glauque dans ce tableau, qui le rend d’une violente beauté.

 

Ces portraits aux couleurs chaudes contrastent avec ceux de ses proches, de la famille mais non intimes, traités de la même manière que les photos-peintures du début.

Après s’être laissé hypnotiser par ces tableaux figuratifs, on est plus à même de ressentir semblable vibration face aux toiles abstraites. Hormis les séries de gris, seule couleur à pouvoir faire apparaître le néant, selon Richter, c’est son sens de la couleur qui fait tout. Je ne sais pas si le terme de coloriste s’applique aussi dans l’art contemporain, mais c’est pour moi celui qui s’impose à la vue d’un tel tableau : 
 

[Les couleurs fusionnent, on dirait le détail d’une étoffe froissée, véritable fleur de lave.]

Cela réinscrit en outre des œuvres plus conceptuelles dans une démarche où la sensation et la matière sont bien concrètes – 1 024 Farben devient ainsi un nuancier qui explore les variations de couleur plus qu’il ne les classe.
 

Je ne suis pas certaine, cependant, d’y avoir trouvé l’orange de mon chapeau ni le vert canard de celui de Palpatine – oui, les musées, c’est aussi fait pour jouer. Richter admet d’ailleurs qu’il ne peut pas empêcher les spectateurs de voir ce qu’ils veulent dans ses tableaux abstraits – alors même qu’il réfute l’idée d’interprétation, toujours dans sa volonté de s’éloigner de l’artistique (au point que je me demande quelle signification on peut bien accorder à ce mot).

 

 

[Venise

 

Les contradictions ne manquent pas dans l’œuvre du peintre pétrie de tensions, entre figuration et abstraction, réalité et subjectivité, neutralité et interprétation… Les figures s’effacent et l’informe fait sensation : une nature morte s’étire comme une image télévisée à l’instant d’éteindre le poste – bouquet déjà fané – et je vois dans Venise une ancre de voilier et le monstre du Loch Ness devenu une grue origami – carnaval nautique éclatant. Richter dit de ses tableaux abstraits qu’ils sont des paysages bien plus réels que ceux qu’il peint dans la brume nostalgique de son style figuratif. Mais des paysages tout de même, des paysages sans concession, où l’ambiance d’un lieu ne peut plus être occultée par son apparence rassurante. Un tableau abstrait un paysage, voilà qui m’éloigne de mon impression habituelle de gribouillis (qui demeure cependant pour la table barbouillée, première œuvre inscrite au catalogue raisonné du peintre). D’un seul mot, Richter donne deux visages à une même réalité. C’est juste ce qu’il me fallait pour entrer dans cet univers coloré sans dessus dessous, un simple repère pour garder les pieds sur terre, comme le détail qui transforme des ondulations en rideau (ou un miroitement en feuillage chez Klimt, pour prendre un tout autre exemple).
 

[Rideau III]

 

[Ce paysage, où l’on ne sait si c’est l’environnement qui est à la marge de l’homme ou l’homme en marge de la nature, m’évoque à la fois Hopper et un article d’iPhilo lu récemment :

« L’environnement est un concept anthropocentrique car il suppose un centre (moi, nous), et une périphérie. Il révèle par conséquent un mouvement de mise hors de soi, d’aliénation et d’objectivation, de la réalité naturelle. La protection de l’environnement, même lorsqu’elle se fait selon les modalités de la préservation ou de la restauration, signale déjà la mort de la nature. »]

 

Je parcours les toiles, les salles, je sens qu’il y a quelque chose, mais ne sait pas comment cela fonctionne sur moi. Et puis il y a cette toile, qui reprend la double réalité du paysage dans un tableau abstrait. Elle fait partie de tout une série réalisée à partir de couches de peintures grattées à des mois d’intervalles, faisant ainsi apparaître un temps, sinon un monde, passé – caché et dévoilé dans le même mouvement. Kundera parle sans cesse de Bacon, mais c’est Richter qui se trouve derrière Sabrina ! Le voilà ce tableau à double réalité, même s’il n’y en a aucune d’idéologique ici, et que Richter s’est depuis longtemps débarrassé de sa mue de réalisme académique ou socialiste. Le parallèle entre les deux hommes s’impose à moi, flagrant après avoir été préparé par la mention d’un catalogue raisonné (toute production n’est pas reconnue comme une œuvre, c’est à l’artiste d’en juger – la différence étant que si Richter en a détruit, il ne les a pas reniées) et la découverte de complexes contradictions qui ne sont pas sans rappeler les paradoxes terminaux de Kundera. La similitude n’est pas dans leur monde mais dans la façon de le penser, que je sais dans un cas et devine dans l’autre, contradictoire et cohérente à la fois. Il s’agit dans un cas comme dans l’autre d’une vision complexe qui ne se laisse pas comprendre à la première approche, mais qui m’intrigue et me donne envie de l’explorer (le prix des textes du peintre est un peu abusé, quand même – aucun ePub pour y remédier). Pensez donc : un des premiers tableaux abstraits qui m’ait touchée (et pas seulement amusée d’un point de vue intellectuel ou séduite d’un point de vue purement esthétique).

 

[Comme l’échographie d’un monde aquatique, sorte d’Atlantis inconnu ou inconscient]

Puisque sans contrefaçon…


 

Comme des garçons s’expose aux Docks. L’espèce de chromosome vert tout fondu que l’on aperçoit du métro aérien en prenant la 5 est en effet une annexe au musée de la mode et du design (il doit y avoir un lien secret entre design et docks, parce que c’est aussi l’endroit où il est situé à Londres). Comme le ticket vaut pour deux expositions, Milshake, Palpatine, A. et moi commençons par Balanciaga et son inspiration XIXe. On reconnaît une bonne compagnie d’expo à ce que l’admiration n’empêche pas de raconter des âneries : aussi grimaçons-nous de concert devant un « collier pour chien » très assorti à une robe garnie de pompons comme il y en a pour attacher les rideaux chez mes grands-parents, décidons chacun quel modèle nous allons emporter avec nous et disputons pour savoir si la robe rose aux magnifiques broderies argentées est ou non une robe pour femme enceinte (ici sur la toute première photo). Je soutiens que si : tout à fait le genre de robe dans laquelle exhiber en soirée sa fille qui a fauté avant de l’envoyer accoucher dans une clinique à l’étranger. A. et Palpatine ne sont pas d’accord, mais me concèdent que l’on peut facilement se goinfrer de gâteaux sans qu’il y paraisse.

 

Néons et perruque chou-fleur #DétailsQuiTuent

 

Du noir, tonalité dominante, on passe assez rapidement à l’immaculée constriction de Comme des garçons. Le blanc n’a pourtant rien d’innocent sous le ciseau de Rei Kawakubo qui le marie à toutes les formes d’entraves possibles et inimaginables : nœud de geisha qui vous lie les mains par-devant, comme une camisole consentie ; encoches pour glisser les mains hors de la niquab de mariée et se faire passer la bague au doigt, ou pour se sevrer d’une la dépendance au chocolat (pas de bras…) ; armature de robes à panier vous enfermant jusqu’au cou dans une cage… Polémiques et poétiques, les modèles de la créatrice nippone empruntent à toutes les cultures et à toutes les époques, avec toujours beaucoup d’esprit et souvent aussi, d’humour. La franchise des robes à double faux-culs m’a bien fait sourire, avec leur clin d’oeil aux deux fesses. Et je suis persuadée que les robes taguées l’ont été par le personnage de manga que Palpatine et moi avions juste regardé au déjeuner.

 

Si vous regardez bien, vous trouverez les encoches pour les mains dans la camisole Cacharel style.

 

Pourtant, s’il y avait une chose que j’avais pu rapporter chez moi, c’aurait été une des grosses bulles en plastique sous lesquelles les modèles étaient exposés, qui ressemblent furieusement à des grosses boules d’exercice pour rongeur (et feraient des super cabanes d’appartement). En revanche, pour lire les légendes posées au pied des mannequins sous forme de petites étiquettes, on repassera : les concepteurs d’exposition sont-ils tous si bigleux qu’ils ont renoncé à jamais lire les légendes ou sont-ils dans leur bulle ?

 


Hurry up, c’est jusqu’au 7 octobre.

Merci à Milkshake et Palpatine pour les photos.

J’étais là…

La souris se fait abeille pour butiner quelques souvenirs avant qu’ils ne soient fânés.

L’exposition Berenice Abbott au Jeu de Paume


 

En revenant de l’exposition, je soupçonnais très fortement que la photographie encadrée offerte par Melendili et les autres l’année dernière fût de Berenice Abbott : la grande avenue new-yorkaise où les voitures et le soleil semblent couler entre les buildings a tout des perspectives monumentales de cette Atget de la grosse pomme. Changing New-York a beau avoir été commandé par l’administration américaine dans une visée documentaire, le projet fait émerger des lignes graphiques puissantes ; ce sont les bâtiments plus encore que les habitants qui animent la ville – vide et vivante à la fois. On découvre aussi des photographies scientifiques qui confinent à l’art abstrait.

 

Celle-ci me fait penser au jeu du soltaire, lorsqu’on a terminé la partie et que les paquets de cartes rebondissent en cascade.

Mais dans l’ensemble, on reste un peu sur sa faim : les perspectives monumentales auraient mérité des tirages plus grands ; on reste en plan. J’ai presque été davantage fascinée par la sagesse qui émane du documentaire biographique diffusé à des spectateurs entassés et contorsionnés : loin d’être angoissée par le temps qu’elle pourrait chercher à rattrapper par la mémoire de la photographie, la vieille dame photographe sourit de son oeuvre ; elle semble avoir trouvé comment, elle sait vivre.

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Roméo et Juliette de Sasha Waltz

Interdiction de dire quoi que ce soit de cette séance de travail sur internet. Comme si l’on ne savait pas faire la différence entre une répétition et une représentation rodée, entre des petites failles qui nous rendent les artistes plus humains, et l’éventuelle faillite d’un spectacle. Comme si cela ne leur faisait pas de la pub que l’on en parle. Pour la peine, je n’ai rien dit du spectacle ; maintenant que le ballet/opéra a disparu de l’affiche depuis belle lurette, je veux bien m’en souvenir.

Depuis le premier balcon, sans jumelles, je ne reconnais pas Roméo : vu ses lignes et son ballon, cela ne peut guère être, par déduction, que Mathieu Ganio, mais il ne m’agace pas un seul instant, donc cela ne peut pas être lui. Et pour cause : il s’agit d’Hervé Moreau. Je n’aurais pas pu le reconnaître pour la simple et bonne raison que c’est la première fois que je le vois danser. Soudain, je comprends mieux pourquoi on en a tellement parlé. Classe, vraiment. Et Aurélie Dupont, forcément.


Hop, que ça saute.
Photo de Laurent Philippe, à retrouver dans le diaporama de l’Opéra.

Devant l’abstraction de ce ballet en noir et blanc, j’oublie Roméo, j’oublie Juliette. Jusqu’à la scène du bal : le tableau des mini-tutus dorés qui se lèvent au rythme des petits coups de cul mutins s’est inscrit dans ma mémoire comme un coup de triangle au milieu d’une symphonie. Le repas aussi : alors que tous les convives sont alignés et se baffrent de mets qu’ils sont seuls à voir, Juliette transgresse les conventions (théâtrales comme sociales) et s’avance dans l’espace de la table pour faire face à Roméo. Etonnant comme l’abolition de ce meuble imaginaire est plus onirique que le rêve même.

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Photo de Bernard Uhlig

Puis l’histoire s’efface à nouveau. Un coulée d’encre sur la panneau quasi vertical de la scène en reprend l’écriture. C’est l’encre de la lettre, du sang et de larmes qui en découleront. Les assauts répétés de Roméo avec l’obstination du ressac contre les rochers sont extrêmement poignants, et plus encore ses chutes infinies, bonheur qui lui glisse des mains, espoir qui crisse et dégringole, dans le silence du vide à venir.

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Photo de Laurent Philippe

Enfin, cette image du couple dans un cercueil lumineux (des galets pour un lit de rivière comme lit de mort), qui éclipse dans la mémoire les derniers choeurs des familles. C’est une image que ma mémoire a incorporé après-coup, car un petit souci technique a ressuscité notre Juliette, qui s’est allongée à côté de la fosse : où Shakespeare rejoint les stoïciens, et la faillibilité, l’humour ; il faut s’entraîner à bien mourir.



Photo de Bernard Uhlig