Polichinelle pédophile

Spotlight est l’équipe d’investigation du Boston Globe qui, au début des années 2000, s’est penchée sur la question des prêtres pédophiles, révélant une affaire d’une ampleur sans commune mesure avec les cas a priori isolés qui avaient motivé l’enquête.

Aujourd’hui, grâce à leur travail, le sujet n’est plus un scoop, et Tom McCarthy ne commet pas l’erreur de recréer un faux suspens pour tenir le spectateur en haleine. La question n’est pas de savoir si l’équipe va y arriver, mais comment. Spotlight est ainsi à mille lieues des séries policières dont la télé nous abreuve, où il suffit de rentrer trois informations dans une base de données mystère pour qu’un nom se mette à clignoter sur l’écran et que l’inspecteur débite à toute vitesse, mais c’est bien sûr, le pourquoi du comment. L’enquête est lente, méticuleuse : il faut exhumer les coupures de presse de l’époque des faits (non, non, pas numérisées : découpées et classées dans des enveloppes) ; contacter les victimes de l’époque ; les inciter à parler ; convaincre leur avocat de leur accorder une entrevue ; se déplacer pour les interviewer, en les aidant à surmonter la gêne ou la colère associés aux souvenirs ; toquer aux portes ; essayer qu’elles ne se referment pas trop vite ; prendre des notes, des kilomètres de note sur des bloc-notes Rhodia, pouvez-vous m’épeler, les noms, les noms ; éplucher des tomes et des tomes d’annales, ligne à ligne, en s’aidant d’une règle pour ne pas en louper une, sur les traces des prêtres mutés après un scandale étouffé ; faire du forcing auprès des avocats que l’Église a dépêché pour signer des accords à l’amiable avec les familles des enfants violés ; surmonter les clauses de confidentialité, la déontologie peu éthique, le silence, le tabou ; faire parler, confirmer et rassembler, recouper, sans décevoir les victimes qui acceptent de se confier et les témoins qui mettent en jeu leur carrière ou du moins leur réputation, sans éveiller les soupçons des journalistes concurrents, et sans céder aux flatteries ou aux menaces des représentants de l’Église.

Ce faisant, le film évite le double écueil du moralisme et du sentimentalisme. Les enfants, population menacée, restent ainsi hors champ – ceux de la ville, dont on entend les rires au détour d’un parc, et ceux du journaliste, qui colle sur la porte du frigidaire la photo d’une maison du voisinage en leur enjoignant de ne surtout pas s’en approcher. Les seules victimes mineures que l’on aperçoit, brièvement, derrière la vitre du cabinet d’avocat, sont en plein coloriage. Celles que les journalistes interrogent sont désormais adultes (quand elles ne se sont pas suicidées entretemps). Et là encore, les victimes ne sont pas maintenues dans leur statut de victime : si les journalistes leur demandent des précisions, c’est pour prendre la mesure du crime commis à leur encontre ; une fois que l’on a compris ce dont il s’agit (attouchements, masturbation, fellation…), on passe sans s’attarder – concevoir, oui, mais pas imaginer. Le montage alterne ainsi des entretiens simultanés, coupant court à la curiosité malsaine ou à l’identification malaisée. Le sordide est évacué autant que faire se peut, pour mettre en avant le mode opératoire des prêtres qui, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ne choisissent pas les enfants qui leur plaisent, mais ceux qui, influençable, isolés, provenant de milieux défavorisés, seront sans défense. L’une des victimes insiste : ce n’est pas seulement un acte sexuel ; c’est un ascendant complet que ces hommes prennent sur les enfants, opérant moins par la force que par la persuasion. Le seul prête pédophile que l’on voit de tout le film le confirme par sa déclaration stupéfiante : oui, j’ai bien eu des relations sexuelles avec des enfants, mais non, ce n’était pas un viol, je connais la différence, j’ai été violé.

Les journalistes de Spotlight sont plus soucieux d’empêcher les abus de continuer que de voir les criminels condamnés. Ils ne cherchent pas tant à comprendre le comportement des prêtres pédophiles que sa reproduction et perpétuation au sein de l’Église. C’est d’ailleurs la demande explicite de leur éditeur en chef (un des rares à n’avoir pas été élevé dans la foi catholique – il faut toujours un outsider) : s’attaquer non pas à des individus mais à l’institution. Le parti pris de la réalisation (l’absence de sentimentalisme et de moralisme soulignée plus haut) sert parfaitement cet objectif et incite le spectateur à dépasser le pathos pour réfléchir aux mécanismes institutionnels et sociaux impliqués dans l’affaire. L’ampleur du phénomène est déjà quelque chose (il faut voir la tête des journalistes lorsqu’un spécialiste de la question leur dit que les 13 cas qu’ils ont recensés à Boston lui semblent un nombre sous-estimé et que, si l’on s’en tient à la statistique de 6% – 6% des prêtres pédophiles ! – 90 serait un nombre plus plausible), mais la complaisance qui l’entoure constitue le cœur du scandale : les prêtres criminels ont été couverts par leur hiérarchie ; l’Église était au courant et n’a rien fait. Enfin si : elle a, nous apprend le générique, rapatrié l’un de ces gradés complices au Vatican, dans l’une des plus prestigieuses églises de la chrétienté… Spotlight ne nous laisse pas pour autant déchaîner notre ire, car nous sommes mis face à notre propre responsabilité, en tant que membre de la société. Tous ceux qui ont oeuvré à la révélation du scandale ont été, d’une manière ou d’une autre, complices : l’avocat qui a aidé les journalistes en a pendant des années tiré un bénéfice financier ; le chef de l’équipe avait ignoré la liste de noms que ledit avocat lui avait envoyé il y a de cela des année ; et tous ont, à un moment donné ou à un autre fermé les yeux, par peur, par paresse ou par déni, sans y penser. Pas coupables, mais responsables. Inutile de se battre la coulpe, intervient le rédacteur en chef : l’essentiel est d’agir, enfin. Il n’empêche : cette prise de conscience fait que l’envoi chez l’imprimeur, qui devrait être le couronnement de leurs efforts, est plus amer que victorieux. Il faut bien la pagaille du standard téléphonique, le lendemain, jour de la publication, pour se dire que quelque chose a été débloqué et qu’il est encore possible, peut-être, de croire en l’homme. (Même si quelque part, quand on voit le magma de névroses et de complaisance qu’est la société humaine, il semble plus facile de croire en Dieu qu’en sa créature – malgré les crimes commis par ses représentants terrestres…)

 

Bien réalisé, le film est aussi particulièrement bien joué, avec une brochette de bons acteurs : Liev Schreiber (qui ressemble à @_gohu, un truc de dingue), Mark Ruffalo et son visage soucieux (Hulk dans les Avengers !), Michael Keaton (Birdman !), Rachel McAdams et son parfait sourire navré ou encore John Slattery qui joue toujours au golf (Roger dans Mad Men).

Super 8(e symphonie)

Les nuages bougent rapidement à la surface de Saturne, comme les anticyclones accélérés à la météo. Zoom out : la distance fait perdre le sens de la vitesse, tout s’apaise, la planète récupère ses anneaux. Fondu enchaîné et travelling sur une image immobile : on flotte au milieu des roches et des blocs de glace qui constituent lesdits anneaux. Sans crier gare, le mouvement reprend, révolution de roches à pleine vitesse, entre lesquelles il faut slalomer ; on se croirait dans une bataille intergalactique. Cavalcade… des cavaliers chargent et, changement de plan aidant, se transforment en vaisseaux spatiaux…

Bruckner est un compositeur cinématographique ; à l’auditeur d’inventer son film d’action. Être à l’orchestre permet en outre de faire son casting parmi les musiciens : je retiendrai le violoniste-valet au profil mi-Benedict Cumberbatch mi-Edgar des Aristochats, et la violoncelliste rousse hyper enthousiaste aux mouvements de tête penchée si volontaires qu’en lui retirant son instrument, elle jouerait un humanoïde court-circuité à la perfection (à part elle et une autre violoncelliste, les cordes de l’Orchestre philharmonique de Rotterdam tiraient un peu la tronche ; habituée à la bonne humeur de l’Orchestre de Paris, cela me fait toujours bizarre…).

 

(Voisinage hétéroclite : ma vieille voisine de derrière n’a pas arrêté d’enfoncer son pied dans le dossier de mon fauteuil, comme un gamin au cinéma, alors que mon voisin de gauche, qui ressemblait pourtant à mon prof (belle gueule mais) mesquin de PHP, a souri lorsqu’un coup de cymbales m’a fait sursauter.)

 

Selig sind…

Selig sind… Les premières mesures du Requiem de Brahms sont d’une douceur infinie1. Les échos qui naissent de-ci de-là dans le chœur n’ont rien de canons ; ils participent d’un scintillement, continu, délicat, à peine perceptible, comme la lumière qui se reflète sur le haut noir pailleté asymétrique de l’une des choristes. Voilà, c’est foutu, je ne peux plus détester Brahms. Foutu pour foutu, autant apprécier la suite : je m’y emploie en laissant une mini-jubilation monter à coup de timbales – éruption de Blume, pâquerettes éparses – qui n’explosera pas, faute à un en-cas trop léger2 et à l’acoustique de la Philharmonie, qui produit un son pur plus admirable qu’émouvant3. L’âme s’égare dans la nostalgie de l’au-delà, oubliant de revenir s’incarner, apaisée, ici bas.


1
On devrait le faire écouter à tous ceux qui, n’ayant jamais entendu d’allemand que dans les films de guerre sur Arte, imaginent que c’est une langue abrupte.
2 Au milieu des archets… un yaourt géant… et au milieu des demeures de Dieu… un flan coco-chocolat, oh oui, selig sind ceux qui ont mangé un flan coco-chocolat.
3 Pour le parterre, où je m’étais replacée avec Palpatine. « Tu avais l’impression d’être face à 80 personnes, toi ? ».

 

Mass b, de Béatrice Massin

Les références à l’actualité, présentes dans toutes les critiques, m’effrayaient un peu : des migrants, vraiment ? Heureusement, Mass b est à la fois en deça et au-delà : la politique n’y est pas, comme une certaine veine créatrice contemporaine bien-pensante pourrait le faire craindre, une affaire d’état où il conviendrait de prendre parti, mais une question de vivre ensemble… une question d’harmonie, oui… Pas de migrants, donc, seulement des êtres humains qui, peut-être, oui, si l’on veut, si vous y tenez, se lancent dans une migration, mais une migration qui tient moins de la fuite (loin d’un pays, d’une guerre, d’une famine) que d’un mouvement d’expansion, aussi ancestral que celui des oiseaux migrateurs.

Cela commence par des traversées de la scène, de cour à jardin : seul, à deux, en marchant, en courant – en tombant, aussi. Je suis saisie par les chutes d’une des danseuses (Marie Orts ? – en jaune, une ressemblance frappante avec Clairemarie Osta) : elle tombe comme d’autres sautent, avec une grâce, une détermination à couper le souffle (et à se blesser, manifestement, car elle a disparu en coulisse avant la partie qui demandait le plus d’endurance, et, de retour pour les saluts, a eu le droit à des marques de réconfort de la part de ses camarades et de la chorégraphe). Il y a aussi ce regard pénétrant qu’une autre danseuse (Lou Cantor) lance derrière elle, au corps étalé de tout son long, alors qu’elle-même poursuit sa route sans plus regarder devant elle, désolée mais déterminée. Ces quelques fulgurances entaillent la monotonie d’un processus autrement un peu trop visible comme tel. On est heureux de voir les danseurs se masser en avant-scène, sur une jetée artificielle où ils échappent à des flots imaginaires, le ressac intégré à leurs mouvements ralentis, tous agrippés les uns aux autres, les bras noués, noueux, comme les cordes qu’un marin s’épuiserait à tirer pour tirer ses coéquipiers d’affaire ; ils forment une chaîne, chaîne humaine, chaîne d’entraide où chacun passe de main en main, tiré, soulevé, recueilli, confié pour à son tour tirer, soulever, recueillir son prochain, le confier à sa bonne ou à sa mauvaise fortune. C’est lent, c’est intelligent, sensible mais peu émouvant.

Il faut attendre que les danseurs prennent le large et réinvestissent toute la scène pour se laisser embarquer. Enfin rassemblés, comme des oiseaux migrateurs sur le départ, ils s’élancent dans des cercles de plus en plus larges, entraînent dans leur sillage les moins aguerris, les retardataires, les sceptiques, les incluent, nous incluent, nous portent et nous élèvent. Les danseurs sont galvanisés par cette giration ; ils s’y lancent à souffle perdu, puisant dans le baroque (qu’ils ne maîtrisent pourtant pas tous) une énergie, une liberté, qui leur faisaient défaut dans la danse strictement contemporaine de l’ouverture (style dans lequel la plupart ont pourtant été formés). Les corps se fatiguent et la fatigue, faisant fondre les retenues-réticences et les attitudes prêt-à-danser, découvre les aspérités, les personnalités de chacun, ébauchées mais déjà là, d’une belle présence1. Ce n’est pas parfait, c’est mieux : jubilatoire. L’une des danseuse (Lou Cantor) pousse le lâcher-prise jusqu’aux cris, et ils me semblent s’échapper, à travers son corps, de ma jubilation. Ce faisant, elle exprime aussi celle de ses camarades, à n’en pas douter, à en juger par les sourires qui s’élargissent quand ses cris matérialisent une présence qui ne passe plus, ou plus rarement, par le contact, mais par une transe partagée.

Alors certes, l’intensité se nourrit du contraste et l’on s’élance d’autant mieux que l’on est profondément ancré dans le sol, mais il faut se rendre à l’évidence : malgré le recours à la musique de Ligeti et à un dispositif scénique créant une sensation d’oppression dans la première partie, Béatrice Massin n’est pas faite pour chorégraphier ce qu’il y a d’obscur dans l’être humain, parce qu’elle ne sait que la joie, et elle la sait comme personne, comme Bach, une joie lumineuse et grave à la fois, une joie pure, à la limite de l’extase.


1
La vélocité gracieuse du danseur en baskets (Benjamin Dur ? – les autres sont pieds nus) est exaltante ; j’avais repéré une certaine souplesse dans ses détournés, quelque chose de la nonchalance que peuvent avoir les danseurs de hip-hop, mais il affleure aussi quelque chose de plus aérien, la maladresse, l’élégance dégingandée d’un danseur de claquettes.

Soirée mousseline et chaussettes

Robbins, le maître, et Ratmansky, l’élève, sont résolument mousseline : quoiqu’émaillé de discrètes touches d’humour, le mouvement est fluide, continu, poétique. Il tombe bien. Même s’il tombe mieux sur certains que sur d’autres : l’ABT m’avait laissé un souvenir autrement plus incisif de Seven Sonatas. Si Sae Eun Park et Antonio Conforti1 se glissent sans difficulté dans le ballet, les quatre autres semblent encore un peu lutter– et pourtant, plutôt que le lyrisme générique de Sae Eun Park, ce sont les inflexions poétiques de Mélanie Hurel que je retiendrai, notamment ce porté comme désynchronisé où la danseuse qui bondit est rattrapée-empêchée par son partenaire, attentif à ne pas laisser s’envoler sa Willis indisciplinée.

Other dances n’est lui aussi que mousseline : mousseline violette pour Ludmilla Pagliero, et mousseline gestuelle pour Mathias Heymann, dont les retombées de sauts, les développés et les ports de bras n’en finissent pas, s’évanouissant les uns dans les autres (et avec eux, les soupirs d’admiration). Comme Sarah L. Kaufman a raison ! Qu’elle est apaisante, cette grâce que l’on oublie souvent au profit de prouesses plus immédiatement admirables…

Restriction de mousseline chez Balanchine : cela vaut autant pour la taille de la jupette que pour la qualité du mouvement, moins lyrique que géométrique – et en cela parfaitement mis en valeur par les jambes-compas de Laura Hecquet. Duo concertant est aride comme Balanchine et Stravinsky savent l’être, la poésie tout entière concentrée dans le halo de lumière final. J’en arrive à la conclusion que je n’aime pas Balanchine – du moins, pas le Balanchine en chaussettes. Aussi incroyable cela semble-t-il, je crois avoir trouvé, avec ce détail vestimentaire, le critère déterminant mon enthousiasme ou mon aversion pour ses ballets : d’un côté, Agon, The Four Temperaments, Duo Concertant, en chaussettes, de l’autre, Jewels ou Theme and variations, en fanfare.

Tout comme il est un pivot dans l’histoire de la danse, Balanchine est le pivot de cette soirée, qu’il fait passer de la mousseline chic à la chaussette choc. Les chaussettes noires d’In creases, assorties au liseré des justaucorps, remportent une victoire incontestable sur les chaussettes blanches balanchiniennes. Non seulement Justin Peck a le bon goût de choisir une musique de Philip Glass (mouvements pour deux pianos, en fond de scène), mais sa chorégraphie dépote grave, complètement jouissive dans son rythme et son traitement du groupe, notamment lorsque celui-ci s’avance dans une formation triangulaire, la pointe dirigée vers Letizia Galloni qui, restée seule au centre, ploie en cambré à mesure que la troupe se rapproche… Sorry, Sarah and your art of grace, la géométrie l’emporte sur la poésie : Justin Peck increases grandement mon enthousiasme pour cette soirée !

1 Qu’on me le garde à l’œil !