Cendrillon fait son cinéma

Peut-être est-ce d’en avoir dansé une variation au conservatoire, d’avoir vu les amies se chamailler en interprétant les deux sœurs puis d’en avoir monté une petite version parodique mais le fait est que j’adore le premier acte de Cendrillon. Les deux sœurs à la barre, l’une exagérement en dehors, l’autre tordu en dedans, sont hilarantes et je suis surprise que presque personne ne rit dans la salle parce que Mélanie Hurel et Ludmila Pagliero sont vraiment très bonnes. Surtout Ludmila Pagliero, même si je ne pensais pas dire ça un jour (ce sont peut-être simplement les rôles de séductrice qui ne lui conviennent pas — car dans la taverne espagnole du troisième acte, elle redevient aussi fade que dans la Carmen qui lui avait valu force critiques pour son grade de première danseuse). Son équilibre arabesque sublime, terminé par un pied parfaitement en crochet, a été le premier éclat de rire que je n’ai pas voulu retenir. Avec sa sœur et Stéphane Phavorin en marâtre, elle ne lésine pas sur les équilibres coincés et les secondes sautées. Au milieu de leur gesticulation, Cendrillon a l’air d’une grande perche chahutée par des morpions. Voire d’une mouche prise dans une toile d’araignée lorsque les habituels méli-mélos de bras (comme le cercle des fées dans La Belle au bois dormant) donnent lieu à un démêlage chaotique.

Agnès Letestu est parfaite dans cette version : elle n’a pas du tout l’air d’une adolescente mièvre qui attend le prince charmant (plutôt d’une vieille personne qui se retournerait avec bienveillance sur ses souvenirs heureux, à la limite). Cela tombe bien car il n’y en a pas, sa place ayant été usurpée par un acteur — vedette, certes. L’implantation du conte dans l’univers du cinéma est savoureuse, à commencer par les décors de gratte-ciel et les panneaux pin-up. Le patchwork traditionnel des divertissements est ici clairement revendiqué et le kitsch innérant à l’exercice, assumé : King Kong et les filles vahinées qui ne veulent pas lui être sacrifiées font un clin d’œil parodique au rituel du sacre, pris en sandwich entre une évasion prisonnière à la Dalton et un film en costume d’époque. Les pitreries peuvent finir par lasser mais j’ai pu apercevoir le fameux François Alu je suis bon public et la nouveauté fait toujours son petit effet. Il ne me restait quasiment aucun souvenir de la vidéo entre le premier acte et le pas de deux final (tout juste l’idée des quatre saisons, bien inutiles sauf à nous faire voir Muriel Zusperreguy, et des heures, impayables en superhéros Playmobil à cache-sexe rose), à croire que je ne l’ai jamais vue jusqu’au bout. Pourtant l’arrivée de Cendrillon en ombre chinoise, précédée et poursuivie par les flash des photographes est assez chouette. Tout comme le mécanisme géant d’horloge/bobine de caméra.

Après, c’est sûr que les tableaux sont un peu surchargés avec tous ces groupes sous-sous-divisés en canons cadencés, selon l’adage de Noureev « un pas, une note », le tout plombé réhaussé de costumes dorés. Mais le voyage de l’acteur vedette pour retrouver Cendrillon donne aussi lieu à de belles traversées, diagonales inventives, pleines de sauts et de rebondissements. Voir des hommes danser (et non servir d’accoudoir ou de porte-manteau) est toujours plaisant. Et les adages ont beau ne pas être vraiment ma tasse de thé, il n’est pas désagréable de contempler Agnès Letestu déployer ses longues pattes. On en oublie l’agressiveté du soulier pailletté qui permet à l’acteur vedette d’écarter la famille les prétendues prétendantes, quoiqu’il n’en ait guère besoin pour reconnaître Cendrillon. Car le vrai ne s’obtient pas après avoir écarté le faux, il s’intuitionne (oui, Cendrillon peut faire ressurgir mes cours sur Descartes). Il ne lui fait pas l’affront de lui faire essayer la chaussure, il la voit, les deux font la paire. Et voilà Cendrillon qui se révèle phénix, comme si ce qu’elle avait balayé tout le ballet durant de ses petits retirés brossés n’était pas le sol mais un ancien soi.

L’Art d’aimer et de jouer à l’élastique

 

Vanessa se risquait à une belle nuit de sexe dérobée à William mais refuse de se l’octroyer lorsque Louis lui dit son amour. Louis, c’est Emmanuel Mouret, qui filme les métamorphoses du désir sans faire d’histoire. L’Art d’aimer est une thématique et agrège une suite d’anecdotes pas si mineures que cela. Elles sont disposées de manière à se faire écho et celle d’Achille ponctue de ses courtes saynètes tout le film. Atermoiements amoureux : sa voisine veut une aventure et du naturel, peu compatible dans sa perspective avec la politesse, qu’elle prend pour l’absence de désir, et rend la chose difficile à Achille contraint d’éviter l’impolitesse comme la brusquerie.

Du naturel… Les dialogues, tout à la fois directs et délicats, ont un peu comme chez Rohmer une tonalité surnaturelle et mènent pourtant tout naturellement à des situations improbables. Zoé propose à son amie de lui prêter son mari pour lui faire du bien, et plus tard, après avoir décliné l’offre, Isabelle acceptera de remplacer Amélie, mariée à Ludovic, auprès de Boris, l’ami amoureux dont elle espère ainsi détruire les fantasmes — elle ne détruira finalement que leur amitié. De toute la ribambelle de personnages, elle est la seule à ne pas jouer franc jeu.

 


Des lits — flagrant délit ?

Chez Mouret, personne ne trompe personne. Tout au plus se trompe-t-on, soi-même, parce qu’on ne veut pas céder à son désir ou parce qu’on oublie que la franchise n’empêche pas d’être blessant. Ainsi Vanessa préfère ne pas cacher son rendez-vous avec Louis à William mais celui-ci, aussi désireux soit-il de laisser à sa femme sa liberté, ne parvient pas à se dissimuler que là où il y a du désir il peut y avoir de l’amour. Il ne doute pas de Vanessa qui elle-même ne remet pas en question leur amour (au point de se retire lorsque l’aventure risque de mener à une histoire) mais cela ne change rien à sa « jalousie », ce nom parfois si commode pour imputer à l’autre la souffrance qu’on lui inflige — en toute innocence, en témoigne la surprise qu’a Vanessa de se trouver ennuyée lorsque la situation s’inverse et que William annonce un rendez-vous parrallèle.

 

Gaspard Ulliel : l’argument d’autorité pour aller voir le film.
[Il ressemble ici à un camarade de lycée qui était tout sauf sexy… un peu perturbant.]

 

Ces amours à géométrie variable se jouent d’un même désir, mis sens dessus dessous selon qu’on veut ou non le faire coïncider avec l’amour, le sexe, la tendresse, le couple, le mariage ou la liberté — désir qui, quelle que soit la forme qu’on lui aura donnée, obéit aux mêmes sentiments humains, lesquels déterminent de fait l’élasticité du lien amoureux. Très proche, relâché, on le sent à peine, au point de pouvoir se croire devenu indifférent. Mais l’étire-t-on pour laisser la place à une troisième personne, les moindres mouvements de celle-ci se répercutent de part et d’autre sur le fil tendu, au risque de le rompre. En véritable artisan de l’amour, Paul prend le risque de laisser Emmanuelle sauter à l’élastique aller vers les amants qu’elle se retenait de prendre : mais alors, libre de séduire qui bon et beau lui semble, elle n’a plus envie de coucher qu’avec son mari. Le lien amoureux, véritable élastique, rapproche d’autant plus les amoureux qu’ils se sont laissés libres de s’éloigner. Après l’avoir étiré, Emmanuelle se laisse volontiers aller à la détente. Le couple, décidé une fois pour toutes lors du mariage, redevient un choix ; le lien, librement (re)noué, n’a plus la pesanteur des chaînes ; et tout cela se lit sur le visage d’Ariane Ascaride, dénoué, apaisé, radieux. Emmanuelle, Emmanuel… Mouret esquisse là un magnifique portrait.

L’art et la manière d’aimer.


Lecture numérique

[Si vous m’avez déjà accompagné dans une librairie ou que vous êtes déjà converti, vous pouvez éventuellement commencer directement au troisième paragraphe. En vertu du droit premier des lecteurs énoncé par Daniel Pennac, vous pouvez aussi ne pas lire.]

Avant de faire la pub du format e-ponyme, il faut que ce soit bien claire : je suis le genre de balletomane qui, lorsqu’elle achètait son programme, ne commençait pas par le lire mais par le sniffer. Et si cette phrase est au passé, ce n’est pas parce que j’ai grandi (il suffit de voir mes grandes chaussettes colorées pour s’en convaincre) mais parce que l’Opéra a augmenté les tarifs de changé ses programmes et que les nouveaux, imprimés sur papier glacé, n’utilisent plus cette encre à base de madeleine proustienne. Je suis aussi le genre de lectrice à rendre fous les libraires comparer pendant vingt minutes deux éditions d’un même ouvrage, sans même qu’il s’agisse d’une traduction. Voire deux exemplaires de la même édition, pour déterminer si la micro-corne (visuelle) sur le coin inférieur droit de la quatrième de couverture est plus ou moins traumatisante que la nano pliure (tactile) de la tranche. Je suis aussi le genre de personne bordélique à ne ranger que ses livres, par ordre alphabétique d’auteur (classique)… à l’intérieur de chaque collection. Je suis superficielle visuelle, que voulez-vous, je me souviens d’un livre par son aspect physique. Ajoutez à cela que je possède toujours un dumbphone de la première génération (celui-là même que tout le monde avait avant — un 3315) et vous devriez être convaincu que la souris de bibliothèque non geekette n’était pas tout acquise à la cause numérique.

Aujourd’hui, j’ai un Cybook Opus de Booken, dont le look tout en arrondis me rappelle délicieusement ma Game Boy pocket (argent, offerte pour mes 7 ans par mon père, au grand dam de ma mère qui a quand même fini par avouer que c’était de sa faute si les piles se déchargeaient si vite — pour être exacte, c’est la petite musique de Tetris qui l’a trahie — « Dis maman, tu n’aurais pas fait deux lignes, là, par hasard ? »). Et je bave comme ce n’est pas permis sur le nouvel Odyssey qu’a acheté Palpatine. Sage, néanmoins, j’attendrai la couleur pour justifier un achat concupiscent. Mais ce n’est pas de gadget électronique dont je veux vous parler. La course à la technologie nous pousse à chercher la performance pour la performance et à exiger des caractéristiques nullement requises (16 niveaux de gris quand 4 fournissent un contraste tout à fait satisfaisant ; temps de rafraîchissement qu’on trouve toujours trop lent alors que la même durée ne nous gêne pas le moins du monde quand il s’agit de tourner une page de papier) au détriment d’autres plus essentielles (comme les tailles de police, très limitées sur le Sony, la S étant trop petite et la M trop grande). Mais je ne cherche pas là à vous dire quel lecteur d’ebooks acheter : Bookeen. Pour une fois, je voudrais qu’il soit question non de livre mais de lecture numérique. Les pro-ebooks passent très rapidement sur la question alors que c’est, il me semble, un point fondamental à aborder pour engager la discussion avec les réfractaires.

On ne lit pas de la même façon sur un livre ou sur un reader, quand bien même le confort visuel est le même grâce à la technologie e-ink. Un reader n’offre pas la matérialité du livre — ou plutôt faudrait-il dire n’offre pas la même matérialité que le livre. Par son format, son poids (léger) et sa couleur (j’ai renoncé à l’orange pour le confort de l’environnement de lecture, c’est dire si la couleur importe), le reader tient en main. En main, au singulier. C’est la première différence d’avec le livre papier qui exige une deuxième main pour tourner les pages sinon pour rester à la (bonne) page (à moins de lire assis à une table, ce que je n’envisage que pour un travail scolaire). Je ne sais pas si le livre numérique, c’est de la pornographie, mais c’est en tous cas un livre qui se lit dans toutes les positions. Finies les fourmis dans les bras quand on lit allongé sur le dos ou les pages qui se referment quand on se tient à la barre (ça vire SM, là — la barre du métro, hein). Le livre numérique est un livre qui se lit d’une seule main. Dans tous les sens du terme. Sans couverture et sans le regard du libraire, du caisser ou des autres clients, la lecture est volontiers plus osée (j’ai quand même fait gaffe à qui était à côté de moi avant d’entamer Sade dans le TGV et on a peut-être pu croire que la clim ne marchait pas dans mon secteur quand j’ai fini un passage lubrique d’Apollinaire). Alors que l’anonymat des achats de livres en ligne fait problème, la lecture est paradoxalement moins affectée par la peer pressure (le téléchargement est encore plus discret qu’un colis de la poste).

La liste des ebooks les plus téléchargés est assez éloquente à ce niveau. A l’exception notable de la Bible ? Oui et non. A versailles, sans conteste. Mais dans un environnement farouchement athée, cela peut aussi faire lever les sourcils. Pour beaucoup, j’imagine que c’est aussi un peu l’occasion qui a fait le larron (légal) : on ne l’aurait pas acheté mais tout de même, cela ne ferait pas de mal d’avoir ce texte fondamental dans sa bibliothèque. C’est l’effet domaine public, qui induit un regain d’intérêt pour les classiques sur le mode « why not ? » ; gratuit, pas d’appréhension. Mais parmi tous les téléchargements de la Bible, il n’est pas aberrant de penser qu’il y ait de vrais croyants ; ceux-ci offrent le plus bel exemple de ce que l’on peut dissocier livre et lecture, puisqu’ils téléchargent comme n’importe quel autre ouvrage ce qu’ils considèrent comme le Livre, pour ainsi dire sacré. (Vous me direz, cela fait belle lurette que la Bible existe en poche. N’empêche que j’en ai rarement vu sur les étagères…) Le numérique minore le livre-objet tandis que la lecture se trouve valorisée*. On pourrait certes invoquer un déplacement de la snobinardise, qui résiderait dorénavant dans la possession du reader et non plus dans le livre qu’il faut avoir lu (mais pas nécessairement lire) ; il me semble néanmoins que la place de l’objet socialement reconnu est occupée par les tablettes type iPad. A priori, le possesseur d’un lecteur d’ebook est lui-même un lecteur — par opposition à un consommateur. Sans le prestige du papier ni la fierté du geek, ne reste que la lecture.

Dans cet environnement dépouillé, j’ai l’impression d’être davantage concentrée sur ce que je lis. Grâce à cette ardoise magique, n’existe que ce qui est affiché à un instant T. La masse que l’on tient habituellement dans la main gauche est tout entière dans notre mémoire et il n’y a pas dans la droite matière à sentir si la fin est assez proche pour que l’héroïne meurre sans détruire toute l’intrigue, ou pour que le mariage annoncé serve de garrot à une histoire qui finit bien, et non d’élément perturbateur ouvrant sur tout une série de rebondissements. Il y a bien l’indication du numéro de page, en bas de l’écran, 142/379, mais les fractions ne m’ont jamais vraiment parlé au-delà du huitième (1/8 est encore décent ; après, les parts de gâteau deviennent vraiment trop petites). D’ailleurs la page n’est plus l’unité pertinente. Et ce n’est pas une question de vocabulaire, où « écran » se substituerait à « page ». Cette dernière n’a de sens que par rapport à l’édition papier dont elle est appelée à se défaire. Avec le livre numérique, l’inspecteur ne peut plus confondre le délinquant parce qu’il dit avoir glissé la preuve qui l’innocente entre la page 181 et 182 de tel bouquin, parce qu’avec le livre numérique, le recto s’affiche avec le verso (181-182/379) pour peu qu’on ait choisi une police de caractère supérieure à celle de l’édition papier.

Voilà une autre valorisation de la lecture en tant que telle : la possibilité d’afficher le texte à une taille adaptée à notre vision et au contexte de lecture (fatigue, faible luminosité…). Finis les pavés en police 8, où l’on est prié d’admirer le chef-d’oeuvre dans son ensemble sans lire entre les lignes, comme ces tableaux qu’on alourdit de cadres massifs qui les dénaturent, et que l’on insère dans des scénographies qui mettent en valeur le spectateur venu les voir plus que les toiles (cf. On n’y voit rien, de Daniel Arasse). J’aimerais bien entendre Kundera à ce sujet, lui qui pestait contre les éditeurs de Kafka (édificateurs d’un monument, maçonné à coups de paragraphes bien denses) et a obtenu de Gallimard une mise en page aérée où le lecteur puisse prendre le temps de se poser. Il commence peut-être à être un peu âgé pour se faire le fossoyeur de son époque, mais sait-on jamais, Ray Badbury a bien changé d’avis.

C’est assez cohérent d’ailleurs : le livre numérique n’est pas une aide au pompier pyromane qui est dispensé d’autodafé, il montre d’évidence que la lecture est affaire de mémoire. Carte mémoire, pourrait-on dire pour le plaisir du bon mot, mais davantage souvenir de ses lectures et de celles des autres, qui forment la base sur laquelle s’édifie la pensée. Pas de volume pour nous bercer de l’illusion rassurante que nous possèdons le savoir, juste quelques mots apparus sous nos yeux pour nous inviter à les faire nôtres avant de les effacer. En ce sens, cela ne me gêne pas outre mesure d’avoir un appareil qui ne permette pas l’annotation : on laisse des marques pour s’y raccrocher, pour y revenir, alors que le seul fait de les laisser trahit le savoir et la crainte que l’on a de ne pas en avoir le temps. Pas d’illusoire rempart contre l’oubli (et in fine la mort), pas de réduction, juste le risque de l’effacement et le pari de la mémoire. Il y a là quelque chose de la beauté et de la menace d’Une trop bruyante solitude. La lecture numérique, c’est aussi un peu cela, la fascination pour la destruction, ambivalente au point de cotoyer la beauté de la (re)création.

 

* Le contrepoint malheureux à la marginalisation des bibliothèques-décor, c’est qu’on ne pourra plus se faire une idée de la personne chez qui l’on met les pieds en jetant un oeil à ses bouquins. La tête un peu penchée : tiens, c’est marrant, celui-là je l’ai lu quand… La seule tare majeure que j’ai trouvé au livre numérique, cependant, c’est que je n’ose pas lire dans mon bain avec. Quand on risque de noyer 8 €, passe encore, mais un reader…

Une rencontre

La répétition publique qui a eu lieu samedi dernier à l’opéra Bastille porte très bien son nom : une rencontre. Pas seulement parce que le pas de deux à roder correspond à la première approche de Cendrillon par l’acteur vedette. En prenant le risque de rater devant nous et de nous montrer leurs hésitations, les danseurs laissent paraître leur personnalité sans le prisme de leur personnage. Jérémie Bélingard, qui ne me fait pas vraiment d’effet en tant que spectatrice (tout est dans le -ice à en juger d’après les regards éperdus du Petit Rat et de Pink Lady), n’en paraît pas moins très sympathique dans son T-shirt gris enfilé à l’envers, petite étiquette blanche apparente. Toujours prompt à tester les ajustements proposés par sa partenaire. Laëtitia Pujol, pleine d’humour et d’humilité, se révèle une sacrée bosseuse. Elle parle vite, comme pour ne pas perdre de temps et vite, vite reprendre le passage sur lequel elle a accroché. On découvre les petites imperfections idiosyncrasiques de chacun (à ce niveau, on peut difficilement parler de défaut) : Laëtitia Pujol, elle, s’acharne contre ses bras, dans lesquels elle met trop de force. De fait, mais je ne m’en étais jamais rendu compte jusque-là, elle a des bras sacrément musclés ; c’est assez drôle de la voir soudain stopper un passage lyrique et marcher comme un camionneur pour aller se replacer. Se replacer et recommencer, accrocher, analyser, proposer, ajuster et recommencer. Le T-shirt de Jérémie Bélingard est devenu gris foncé de sueur : la fatigue progresse au même rythme que la chorégraphie. Pas (encore) de cinéma (mais un bon goûter dinatoire au Paradis du fruit). 

So gern, so Goerne

Sans les Lieder de Schubert, je ne me serais jamais aperçue que Die schöne Müllerin est un curieux poème. D’habitude, quand je vois débarquer les pierres, les fleurs et le petit ruisseau, je pars en courant. Selon Valéry, le mot nature « évoque des images personnelles, déterminant la mémoire ou l’histoire d’un individu. Le plus souvent, il suscite la vision d’une éruption verte, vague et continue, d’un grand travail élémentaire s’opposant à l’humain, d’une quantité monotone qui va nous recouvrir, de quelque chose plus forte que nous, s’enchevêtrant, se déchirant, dormant, brodant encore, et à qui, personnifiée, les poètes accordèrent de la cruauté, de la bonté et plusieurs autres intentions. » Je ne sais pas ce que cela dit de mon histoire mais je me suis arrêtée à « une éruption verte, vague et continue » — que ma mémoire avait synthétisée en étendue verdâtre avant que je ne retrouve le passage précis de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci.

Mardi dernier, j’ai entrevu la partie cruauté & bonté : la nature non pas comme personnification mais comme amplification du ressenti humain. Là où le poète peut hurler Mein ! en imaginant posséder celle qu’il convoite, comme s’il gravait son coeur sur tous les troncs des environs. Sur le coup, j’ai cru que c’était l’exultation de la possession mais j’aurais dû me douter qu’il n’y a que le désir inassouvi pour faire hurler ainsi ; le bonheur serein serait davantage l’affaire des pierres qui dansent dans l’eau, mêlant légèreté et gravité.

Die Steine selbst, so schwer sie sind,
Die Steine!
Sie tanzen mit den muntern Reihn

Mais cela, paradoxalement, c’est avant, avant de rencontrer la schöne Müllerin. Oui, schöne Müllerin et non belle meunière, à cause de Wilhelm Müller qui fait de la jeune fille un miroir bien plus efficace que le cours d’eau : pas de narcissime ici, le ruisseau n’est pas l’alter ego mais le confident, le murmure qui accompagne la traversée jamais accomplie vers l’autre rive. Bien qu’elle ne soit absolument pas décrite et qu’on ne sache d’elle rien d’autre que sa préférence pour le chasseur, la schöne Müllerin est bien plus qu’un prétexte à poésie. Ce n’est pas une toile blanche qui autorise le poète énamouré à se faire son film ; la surface est dure, elle blesse le poète lorsqu’il s’y heurte, et elle est réfléchissante, elle renvoie à soi — sans qu’il y ait pour autant repli sur soi, car humaine ou pas, c’est encore de la nature dont il est question.

On en parcourt donc toutes les nuances, depuis le dégradé subtil jusqu’au revirement aux tons tranchants. Die liebe Farbe devient die böse Farbe lorsque le vert du ruban qu’elle attache à ses cheveux se révèle être la couleur du chasseur et que l’amour verdoyant n’a de réalité que le vert de la jalousie. Le grand abattage pour impressionner la meunière et lui montrer l’enthousiasme qu’elle déclenche chez lui a laissé la place à un grand abattement. Les fleurs fanent en pleurs ; abandonné, le poète abandonne la vie et se fond dans la nature, jusqu’à y être enfoui. Dans un dernier lied où la parole est confisquée, le ruisseau efface enfin la douleur d’avoir été rejetté — mais aussi l’élan initial, la joie qui menait à la simplicité… 

Ich frage keine Blume, 
Ich frage keinen Stern,
Sie können [mir] nicht sagen,
Was ich erführ so gern.

Ich bin ja auch kein Gärtner,
Die Sterne stehn zu hoch;
Mein Bächlein will ich fragen,
Ob mich mein Herz belog.

… une joie tue où ne se posait aucune question, où ne courrait qu’un murmure, pareil à un frisson. Mais le silence de la certitude s’est mué en silence de l’oubli. La mort est passée inaperçue, emportant avec elle l’utopie d’un monde sans parole. 

Dans ce ruisseau de ravissement, de rancoeur, de fierté et de fragilité, Goerne est comme un poisson dans l’eau, yeux esbaudis de merlan frit (il confère un air vif et intelligent à une poiscaille — les merlans non encore frits peuvent l’en remercier). Il se met même rapidement à ruisseler, comme pour être mieux en accord avec son sujet. Il a la bonté de nous faire oublier son talent ; j’en oublie même qu’il chante. Avec sa bonhommie, tout paraît naturel

[Et Dieu créa la nature, aurait conclu Palpatine