La Sapienza

Le titre, l’affiche me plaisaient. Puis j’ai lu dans Trois couleurs des lignes qui m’ont fait comprendre que le film risquait d’être un peu beaucoup trop d’art et d’essai. J’ai repoussé et j’ai oublié. Un post de Poppies in October, comblée, a fait ressurgir devant moi les connotations magiques de ce mot, la sapienza.

Générique superbe, la caméra se promène en Italie, voyage sur la musique de Monteverdi, je commence à m’enfoncer dans mon siège et la contemplation. Brusque passage vers un paysage urbain d’une laideur consommée, quelque part d’où la signalétique routière indique Gare du Nord. Une voix annone un discours attendu et ennuyeux – pour la remise d’un prix d’architecture. Le contraste est tel que je l’interprète spontanément comme de l’humour. Cela me rend curieuse. J’attends que la voix s’incarne, puis j’attends que les palabres officiels prennent fin. Ce que je n’avais pas anticipé, c’est que le débit de la voix ne se modifierait pas. Jamais. De tout le film1.

L’ironie que cette voix était si efficace à véhiculer (et que l’on sent encore lorsque l’épouse de l’architecte primé énonce des conclusions de psychologies sociales en rendez-vous professionnel) reflue, laissant des voix vides et des interstices immenses entre les mots, que rien, dans l’immédiat, ne vient combler. Le jeu est à l’avenant, même s’il est moins lent que leste. J’ai l’impression de me retrouver devant Shirley sans la puissance visuelle de l’oeuvre de Hopper et le mode contemplatif assumé. Ici, on n’est pas dans un tableau et le mouvement de la caméra ou des personnages crée une attente dramaturgique, que le débit de parole, ralenti à l’extrême, vient entraver. Je sens l’impatience monter, mais quelque chose, autre que le monsieur bouchant le bout de la rangée, m’empêche de partir. Je sens qu’il y a quelque chose.

Alors je commande à mes nerfs de se détendre et je me raccroche au visage des actrices. Les deux acteurs sont bons, eux aussi, mais les deux actrices ont des visages, des regards, qui me subjuguent. Aliénor (Christelle Prot), l’épouse de l’architecte, a un regard à la fois limpide et perçant, qui irradie à travers les quelques rides ayant entrepris de parcheminer le visage ; lorsqu’elle sourit, son sourire triste et tendre semble ouvrir sur une vie entière qui nous reste à deviner mais qui lui donne du poids, une présence. Livinia (Arianna Nastro), la jeune fille rencontrée par le couple lors de leur voyage en Italie, est au contraire légère, légère, fine et diaphane, rattachée à la pesanteur terrestre par son regard magnétique et ses malaises, prompte à s’évanouir.

Si ce sont les femmes qui donnent de l’épaisseur au film, ce sont en revanche les hommes qui le font avancer. Alexandre, architecte qui doute de ses travaux, part se ressourcer en Italie, sur les traces de son idole Borromini. C’est à Stresa que sa femme et lui rencontrent Lavinia et son frère Goffredo, qui se destine à l’architecture. Alexandre se voit contraint d’accepter, suite à la proposition d’Aliénor, d’emmener Goffredo avec lui dans son pèlerinage architectural. Et si l’architecte montre à l’apprenti ce qui fait la beauté des églises de Borromini, c’est le regard neuf de Goffredo qui va faire la lumière sur le sombre passé d’Alexandre qui a autrefois conçu, par rigueur scientifique, un hôpital sans fenêtre – et sans espoir. Cette anecdote, racontée lors d’un dîner avec les occupants de la Villa Médicis, dans une pièce sombre, est l’un des rares retours de l’humour noir pressenti au début du film, dans la laideur parisienne d’une architecture purement fonctionnelle (mais quand a-t-on décrété que le fonctionnel n’était jamais aussi fonctionnel que quand il était moche ?). Ce qui s’impose ensuite, ce qui prend de plus en plus d’importance devant la caméra, dans les discours et la vie des personnages, c’est la lumière – lumière des regards féminins, lumière sculptée par les courbes et les ellipses de Borromini (par opposition à la rigueur du Bernin, son rival). Coupoles, corniches, fenêtres, vitraux, ces courbes et ellipses sont filmées tête en l’air jusqu’à donner le vertige. Même à moi, qui ne suis d’ordinaire pas sensible à ce type d’architecture. Sous le regard d’Alexandre et d’Eugène Green2, les églises s’animent et la lumière vient habiter le vide qu’elles sculptent, faisant ressentir sinon la présence divine, du moins une certaine présence au monde.

On aurait mauvais jeu de reprocher, à qui nous offre le monde, un ruban mal noué, et je me mets à regarder avec davantage de bienveillance ce qui m’était apparu comme les tics poseurs d’un cinéaste d’art et d’essai et qui n’était peut-être qu’une manière maladroite de nous amener à regarder autrement. À lever les yeux aux ciel et à témoigner de l’espoir plutôt que de l’exaspération. À mettre en sourdine la connaissance (et le trop bien connu) pour entendre la voix de la sapienza, la sagesse, dans les interstices d’une parole sur-articulée. Alors oui, il y a eu de l’ennui et de l’agacement, mais il reste des images qui se distillent lentement et qui, longtemps après, se contemplent encore avec étonnement, comme un souvenir (heureusement) muet.

1 C’est plus supportable lorsque ça parle italien (sûrement parce que je ne parle pas cette langue).
2 Je découvre que c’est le réalisateur de La Religieuse portugaise, film lui aussi mi-fascinant mi-insupportable, emprunté totalement au hasard à la médiathèque de mon employeur quand j’étais en apprentissage. Tout concorde !

Pantelante Penthesilae

« Orchestralement, la violence n’a peut-être jamais aussi bien rendue en musique, grâce à une orchestration extrêmement variée »
La Lettre du musicien

 

Ne connaissant pas l’opéra de La Monnaie, @_gohu et moi avons réservé des places à 12 €, au dernier rang de l’amphithéâtre ou presque. Il restait du choix et il y aurait moyen d’obtenir des places de dernières minutes, apparemment, en achetant une carte jeune. Bref, on verrait sur place. Sur place, la peau du ventre bien tendue par une gaufre et son supplément chantilly, on n’a plus très envie de se compliquer la vie : l’opéra n’est pas complet, nous demandons à l’ouvreur s’il est dans la politique de la maison de se replacer. Oui da. Nous descendons d’un étage, passons le nez par la porte d’une loge : pas à cette étage, nous répond l’ouvreuse, qui semble avoir fort à faire, même si l’on ne voit pas grand monde autour. Nous redescendons encore d’un cran, au niveau du premier balcon et interrogeons l’ouvreuse de l’étage : il y a des places de côté mais, si nous voulons être de face, nous n’avons qu’à attendre un peu plus loin, il se peut que des places se libèrent. Nous attendons. Deux hommes derrière nous font de même. Quelques minutes avant l’heure, un ouvreur nous signale que cela va pouvoir se faire : « Comme vous avez déjà vu cela avec ma collègue, les deux places de devant, pour le roi et la reine », nous indique-t-il en s’effaçant, ajoutant à l’intention des deux messieurs qu’ils peuvent investir l’autre duo de places, pas loin derrière. Nous nous installons ainsi en plein milieu du premier rang du premier balcon : effectivement, c’est royal ! La vue est dégagée sur la scène ainsi que sur les deux prompteurs, en flamand à gauche, en français à droite – dommage pour les étrangers qui ne parlent qu’anglais, mais très confortable pour le spectateur parisien habitué à l’empilement des langues à Garnier ou Bastille. En face de nous, une image étrange apparaît, projetée sur un rideau-écran en avant-scène, sombre où l’on devine de la peau, des cheveux, peut-être, ou quelques fibres dont se détachent lentement des gouttes d’eau. On ne parvient pas à identifier le sujet, mais cette noirceur est de toute beauté. Je suis prête à être subjuguée.

Et je le suis : par la musique. Elle est telle que j’oublie d’en être déçue par la mise en scène, franchement laide1. La peau, les cheveux que l’on devinaient étaient en réalité des peaux de bêtes et la mise en scène ne fait que filer cette métaphore : les chanteurs rampent les chanteurs, des carcasses se font plus ou moins écorcher en vidéo, on jette du sel sur du cuir fraîchement découpé ensuite entreposé à l’arrière-scène (je soupçonne également les grandes structures coniques en métal utilisées comme abri ou boucliers d’être des supports pour la découpe ou le séchage, mais vu ce que je risque de trouver dans Google image, je préfère ne pas chercher à infirmer ou confirmer mon intuition). Cette laideur ne prend sens qu’à la fin de l’opéra, <SPOIL> lorsque Penthesilae, entrée dans une transe érotico-meurtrière2, déchiquète Achille comme un animal en dévore un autre </SPOIL>. Seul ce moment paroxysmique justifie une métaphore qui, tout au long de l’opéra, enlaidit la scène pour une bien pauvre illustration des instincts contradictoires agitant l’héroïne. Allez… les Amazones qui rampent révèlent leur cœur de hyènes et le sel jeté sur la peau ravive les blessures avec le souvenir des supplices d’autrefois, où le sel prenait le relai du fouet sur la peau à vif.

Heureusement, le livret de Kleist et la musique de Pascal Dusapin nous plongent à eux seuls dans les entrailles de Penthesilae. La reine des Amazones brûle pour Achille, écartelée par ce qu’elle ne peut ni admettre de se soumettre à un ennemi ni aimer un homme qu’elle aurait vaincu. De ce dilemme que Corneille dilapiderait en d’interminables atermoiements, l’honneur, non, l’amour, non, l’honneur, Kleist tire une incroyable tension, au point que tout l’opéra n’est que l’attente dilatoire de la confrontation, forcément fatale, entre Achille et Penthesilae. L’amour ne s’oppose pas à l’honneur, pas plus que le désir à la mort ou la femme à la guerrière ; tout revient, comme le sang, au cœur, le courage, l’excitation, la rage, les pulsions d’abord sourdes et lancinantes, qui fermentent, s’échauffent et enflent jusqu’à la démesure, jusqu’à ce que l’oxymore éclate dans une effusion de sang, une effusion de chair, où Penthesilae embrasse, mord et dévore à pleine bouche à pleines dents celui contre lequel elle a lancé ses chiens. Ce sont des déflagrations sonores, des fulgurances, des silences haletants, sifflants, une myriade de vibrations qui vous résonnent dans tout le corps, les os, les tendons, l’épiderme qui frissonne, caresses, gifles, morsures, la dent qui entame la lèvre, la gorge qui se serre, les entrailles qui se nouent, les yeux qui se ferment et les oreilles qui se bouchent, aussi, parfois.

L’opéra de La Monnaie n’est pas bien grand ; le son n’a pas la place de se dilater comme dans le poumon de la Philharmonie ; il nous atteint plus directement : on est davantage touché… et moins protégé. J’ai donc à quelques reprises imité ma voisine, relativement âgée, et appuyé sur mon tragus pour moduler le volume sonore. En jetant un œil à la ronde, je me suis aperçue que nous étions les seules à le faire – oreilles fragiles, sûrement, car la musique de Pascal Dusapin ne donne pas l’impression de saturation que l’on peut avoir avec les extases métalliques de Scriabine ou les rouleaux compresseurs vagues sonores de Chostakovitch. La voix de Marisol Montalvo (Prothoe) était également limite de ce point de vue – impressionnante mais trop stridente à mon goût. Je dois également avouer avoir préféré Karen Vourc’h, entendue dans la suite, à Natascha Petrinsky, qui tenait le rôle principal dans l’opéra – après, vingt minutes de récital dans une belle robe et une heure et demie à ramper, ce n’est évidemment pas la même chose du point de vue de l’endurance, et Natascha formait avec Georg Nigl (Achille) un duo décapant. Décapée, donc, ai-je été.

1 Je ne sais qui il faut incriminer ; toujours est-il que j’éviterai à l’avenir Pierre Audi (mise en scène), Berlinde De Bruyckere (décors) et Mirjam Desvriendt (vidéo).

2 Pas si étonnant, à la réflexion, que, ces derniers temps, je me sois retrouvée à psalmodier sous la douche Ich will den Kopf des Jochanaan.

Cosmopolitisme new-yorkais

La Perse, la Russie, Vienne et le Bronx… le New York Philharmonic nous aura tout fait.

J’aime beaucoup Esa-Pekka Salonen à la direction ; il semblerait que cela soit également le cas à la composition. Pour son Nyx, j’ouvre grand les oreilles comme on ouvre grand les yeux dans le noir. A cause de l’homophonie avec le ptyx de Mallarmé, je me mets à imaginer un aboli bibelot d’inanité sonore posé dans le noir sur le manteau d’une cheminée ; la musique rôde autour, dans la pièce endormie, comme un chat qui se faufile entre des objets qu’il n’est pas censé côtoyer ; quelques notes dégringolent, patatra, et c’est la présence d’un escalier qui est révélée, au fond de la pièce, saturée de présence et d’obscurité au point qu’on se demande qui l’on aurait bien pu réveiller, qui n’aurait pas choisi de veiller pour entendre ce qui allait arriver.

La Shéhérazade de Joyce DiDonato ne m’aurait pas fait tenir 1001 nuits. Passée l’ « Asie » initiale, sa diction devient du chinois – ou du persan, si vous préférez. J’ai beau m’être replacée au parterre en contrebande avec Palpatine (tout au fond, certes), sa voix me parvient mais ne me touche pas ; la découverte de cette mezzo-soprano aurait mérité une autre salle. À défaut d’avoir senti son grain de voix, j’aurai été témoin de sa générosité envers le public parisien, qu’elle salue d’un beau Morgen straussien en bis.

Après l’entracte, je me rassois à ma place usurpée et m’en fais déloger à la dernière seconde par son propriétaire légitime. C’est le jeu des chaises musicales : j’ai joué, j’ai perdu. Ce que j’ignorais, c’est que le propriétaire de la place n’était autre que Serendipity, lui-même délogé de celle qu’il avait occupée pour gagner quelques rangées. L’arroseur mélomane arrosé, l’ironie est assez savoureuse, il faut bien l’avouer. Après ces guignoleries qu’on avait bien cherchées, que dire des Valses nobles et sentimentales de Ravel ? Qu’elles sont aussi dansantes et qu’avec les fesses posées par terre sur l’escalier, ce n’était pas gagné ! (Avec ses mains papillon et ses pas de côté, le chef Alan Gilbert m’a rappelé les variations free movement1 de mes premières années de danse classique.)

À quelque chose malheur est bon : replacée en vitesse au huitième rang pendant le précipité, j’apprécie la suite du Chevalier à la rose comme je ne l’aurais pas pu derrière. Enfin, cela vibre ! La musique résonne en moi comme si j’étais la caisse des contrebasses auxquelles je fais face (le frisson lors de leur magnifique ploum ploum !). La musique de Strauss, cet opéra en particulier, m’émeut toujours autant. On croirait entendre le cœur de la Maréchale s’arrêter de battre puis, en l’absence de crise cardiaque, reprendre, entraîné par la valse qui bientôt se suspend à nouveau, la dissonance au bord des lèvres, et reprend inexorablement sa cadence. Étourdie et blessée par les amoureux, la Maréchale n’a plus qu’à s’effacer, dans une dégringolade répétée de vents, qui scintille encore du bonheur auquel elle a contribué et dont elle se voit privée.

La valse de l’acte I du Lac des cygnes est un délicieux bis à nous offrir. Non seulement la nostalgie de cette valse regorgeant de superbes regrets fait parfaitement écho à celle du Chevalier à la rose, mais le New York Philharmonic, jouant comme un seul homme, tourmenté à souhait, lui donne sa dimension tragique. Pas un instant la balletomane qui sommeille en moi ne regrette pas l’absence de ballet. Elle se met en revanche à danser lorsque l’orchestre américain offre sa spécialité et qu’un mini-jazzband cuivré commence à swinguer. On rit lorsque les musiciens se mettent à la queue-leu-leu et, lorsque le trombone a coulissé pour la dernière fois, on applaudit pour en redemander : le chef, mimant d’une main l’assiette dans laquelle l’autre vient chercher quelques bouchées puis délaissant la fourchette pour porter à sa bouche une main-gobelet, nous fait signe que c’est assez. J’espère qu’ils ont bien ripaillé après nous avoir régalé.
 

1 C’est une dénomination de la Royal Academy of dancing, entre le classical ballet et la character dance (§ Graded syllabus ; j’ai dû obtenir le grade 6 ou 7 avant d’entrer au conservatoire).

Gouaille gutturale

La semaine dernière, l’Orchestre de Paris nous invitait dans le Berlin des années folles. Wilkommen und bienvenue, welcome… on se croirait dans Cabaret. Heidi, Christina, Mausi, Helga, Betty, Inge… und Ute, aurait-on envie d’ajouter, tant Ute Lemper, micro à la main1, se fond dans ce décor hollywoodien de bas-fonds berlinois. Sa voix gouailleuse nous emmène dans un road-trip américain où chaque ville représente l’un des sept péchés capitaux. Surprenamment, le livret de Bertolt Brecht ne dépeint pas les péchés comme une tentation à laquelle l’individu tantôt résiste tantôt cède, mais comme une ornière dans laquelle la société le prend et le fait déchoir. Cynisme et naïveté donnent ainsi au ballet de Kurt Weill un ton étrange, étrangement entraînant ; l’adhésion est aussi inéluctable qu’un sourire en coin. J’adore – et goûte la joie goguenarde des mots allemands qui roulent sous la langue comme un gros bonbon et claquent comme une bulle de chewing-gum.

La suite de l’Opéra de quat’sous me plaît toujours autant, et je découvre avec un égal bonheur l’ouverture de Nouvelles du jour, de Paul Hindemith, ainsi que la Suite dansante d’Eduard Künneke, qui n’usurpe pas son nom. À un moment, le chef, pied droit, épaule droite en avant, abaisse tête et baguette d’un coup, comme un danseur de rap abaisserait l’index. Pour un peu, je me serais attendue à ce qu’il croise les pieds, face volte-face dans un détourné de chaussures cirées, queue-de-pie planante, et finisse dans un éclair sur pointes, genoux pliés, main sur le chapeau qu’il n’a pas, avec un Ouh ! à la Mickaël Jackson.

C’est le genre de soirée que l’on aurait envie de faire continuer indéfiniment, quitte à tourner soi-même la manivelle de l’orgue de barbarie. Comme celui qu’il y a sur scène ne joue pas de manière mécanique, c’est avec plaisir que l’on accueille les prolongations d’Ute Lemper et Thomas Hengelbrock, décidément pas avares en bis !

 

1 Heureusement sinon, placée de côté derrière elle, je n’aurais rien entendu. Les deux basses et deux ténors qui l’accompagnaient, pas ou moins sonorisés, étaient par moments difficilement audibles, alors qu’ils avaient l’air d’envoyer sévère.

 

Caresses de couleurs

Pour parler des toiles de Bonnard, j’ai commencé à écrire toiles de bonheur. Ce lapsus éclaire un peu le titre mystérieux choisi par le musée d’Orsay pour l’exposition Peindre l’Arcadie – un peu mystérieux dans la mesure où ce lieu de l’âge d’or, le peintre ne le peuple pas de créatures mythologiques, mais de ses proches, à commencer par sa femme Marthe, qu’il a souvent prise pour modèle. C’est sûrement à cause de ce goût prononcé pour l’intime que je m’étais arrêtée devant ses toiles lors de précédentes visites à Orsay et que j’avais retenu son nom, sans en trouver d’autres échos parmi mes pérégrinations artistiques (certes assez spartiates).

Des neuf salles aménagées par l’exposition, celle qui a été intitulée « Et in Aracadia ego » et manifestement pensée comme une apothéose censée justifier le titre de l’exposition est celle qui me plaît le moins ; pour parler franc, ces grands tableaux conçus comme panneaux décoratifs me paraissent même plutôt laids. Il faut se rendre à l’évidence : Bonnard est un dessinateur assez moyen. Ce qui fait de lui un peintre fascinant, c’est son sens de la mise en scène et surtout, surtout, son incroyable sens des couleurs. La salle intitulée Histoire d’eau (haha), centrée autour de la toilette féminine, révèle un coloriste hors pair. L’influence de Gauguin, qui n’était pas franchement manifeste dans la première salle, où le texte la mentionnait, devient évidente devant Harmonie jaune et le dos d’or de cette femme, où les vertèbres jettent des ombres violettes et la hanche flamboie, soulignée d’un trait orange vif – un corps-coucher de soleil absolument splendide. Évidemment, aucune reproduction ne rend justice aux couleurs : il faut aller voir les tableaux sur place, voir à quel point ils sont chatoyants et ressentir la caresse des couleurs comme une caresse du soleil sur la joue.

 

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Ne jugez pas un livre à sa couverture, ni un tableau à sa reproduction. Celles qui suivent, vaguement reprises dans l’ordre de l’exposition, sont uniquement là pour vous donner envie d’y aller, et conserver une trace des surprises et des âneries qu’ils nous ont inspirées, à Melendili et moi.

 

Un « Nabi très japonard », salle 1

Surtout parce que ça rime avec Bonnard. Le format du quadriptyque exposé dans la première salle m’évoque moins l’estampe que Mucha. Je fais par à Melendili de ma préférence pour l’automne (l’orange, le manteau porté avec un charme klimtien…) avant de me rendre compte que les quatre femmes représentées ne personnifient absolument pas les quatre saisons (même si le chemisier à pois rouge fonctionne bien comme l’été et que les deux panneaux plus verts et plus pâles pourraient être interprétés comme l’hiver et le printemps).

 

Bonnard a un problème avec les carreaux : non seulement il en met partout, sur les chemisiers comme sur les nappes, mais il aligne les traits comme si jamais l’étoffe ne bougeait. Le peintre, remplissant son tableau d’un motif qui n’appartient plus à son sujet, détrône le couturier et procède à des raccords qui feraient pâlir d’envie Palpatine.

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Bonnard est également obnubilé par les boules de poil : nul doute que cet homme à chats serait aujourd’hui un adepte des LOL cats.

 

Faire jaillir l’imprévu, salle 2

La référence du texte introductif à Alfred Jarry nous arrache une grimace (Ubu roi est un peu à la littérature ce que le bleu Klein est à la peinture : une brillante arnaque), mais ni Melendili ni moi ne la voyons nulle part justifiée, et je prends un véritable plaisir à laisser les formes de la Femme assoupie sur un lit ou L’Indolente infuser devant moi.

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J’aime ce corps qui, confondu avec les ombres et le pied du lit semble prendre racine, et m’amuse du détail du pied-serre qui se gratte la cuisse. Melendili repère le chat qui se cache dans la chevelure de la femme, et la critique nous informe de la présence humaine qui se cache dans la couverture repoussée au pied du lit : ce tableau n’aurait pas dépareillé dans l’exposition Une image peut en cacher une autre, présentée il y a six ans au Grand Palais.

Reste une interrogation sur la vapeur qui prend la cheville et va de la couette jusqu’au sexe : nuée mythologique ? Réminiscence des tissus au drapé aussi savant que pudique ?

 

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Les volutes reviennent dans un autre tableau, comme fumée cette fois-ci. Je mets un temps infini à voir la main qui tient la pipe et ajoute un troisième personnage, invisible, à la scène. Il faut laisser à la fumée le temps de se dissiper et laisser le tableau prendre forme, jusqu’à ce qu’il craquèle nos certitudes et qu’on ne puisse trancher : ces traits sont trop régulièrement reliés pour être pure fumée, mais comment diable le motif du papier peint pourrait-il déborder sur le cadre du tableau en arrière-plan ? Le cerveau qui fume et le sourire qui se relève en coin, je conclue au réseau de neurones.

Faire jaillir l’imprévu, c’est aussi nous servir un tableau de danse ! Le corps de ballet y est vu en surplomb et les ombres qui tremblotent sous le corps de danseuses assurent le mouvement bien plus que les danseuses elles-mêmes. Curieusement, cela me fait moins penser à Degas qu’à une photo de Giselle prise par Anne Deniau (je crois), où l’on voyait toutes les marques laissées par les pointes sur le sol.

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Intérieurs, salle 3

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La lumière et les ombres surtout me font curieusement penser aux Mangeurs de pomme de terre de Van Gogh. La suspension méduse, qui fait presque une coiffe folklorique à l’adulte du fond, nous prend dans ses tentacules et l’on risque de rester prisonnier du dédoublement qui donne en miroir deux enfants comme si l’un était le reflet de l’autre – ou son frère ?

 

Histoire d’eau, salle 4

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Devant ce corps qui apparaît dans la chambranle d’une porte se mire/s’admire comme devant un miroir, on ne sait plus très bien où l’on se situe, ni lui ni nous – la nudité nous aurait-elle déstabilisés ?

 

 

Le Nu dans le bain est l’Harmonie jaune de Melendili, qui voit dans le dallage bleu une peau de sirène, tandis que les reflets jaunes me font penser à la pluie d’or fécondant Danae. À nous deux, je ne vous raconte pas ce que deviennent les tableaux !

 

Clic-clac Kodak, salle 5

Les photos confirment que Bonnard ne sait pas peindre les fesses : Marthe ne les a pas du tout plates.
Elles révèlent également que le peintre en est pourvu d’une belle paire.

 * J’y ai pensé, évidemment

 

Portraits choisis, salle 6

Non, vraiment, je préfère les photographies de Bonnard à ses autoportraits.

 

Le jardin sauvage : Bonnard en Normandie, salle 7

Un peu trop de verdure à mon goût mais, au milieu, un tableau incroyablement lumineux. La Salle à manger à la campagne réussit à inverser intérieur et extérieur, illuminant la pièce d’une chaleur et d’une lumière qui devraient en toute logique émaner du soleil et assombrir par contraste ladite pièce.

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Ultra-violet, salle 8

Biberonnée à l’impressionnisme, la Côte d’Azur en peinture me donne une impression de déjà-vu. Sauf pour L’Atelier au mimosa où la couleur fait vibrer les formes comme le vent les feuilles des arbres (et puis, ce n’est pas un paysage sans médiation, c’est une nature qui se donne à voir, cadrée-quadrillée par les carreaux de l’immense fenêtre).

 

Et in Arcadia ego, salle 9

Sed non longe, parce que cette salle, c’est un peu le gâteau sur la cerise. Le bonheur se communique mieux dans l’intimité que la grandiloquence.