Des étoiles sans constellation

Comme il y a la micro- et macro-typographie, on pourrait dire qu’il y a la micro- et la macro-chorégraphie. Qu’il s’agisse de mise en page, de danse ou de littérature, le style se déploie toujours à plusieurs niveaux. Mais tout le monde n’est pas Proust, à bâtir une cathédrale avec une minutie d’orfèvre. Entre la phrase et la structure, il y a souvent un niveau qui l’emporte sur l’autre : pensez par exemple aux procédés rhétoriques de Victor Hugo ou à l’organisation des points de vue chez Stendhal. Et parfois, l’accent est mis sur l’un au détriment de l’autre. C’est malheureusement ce qui est arrivé dans Constellation, où Alonzo King se révèle un brillant micro-chorégraphe mais un macro-chorégraphe relativement médiocre. 
 

Macro-chorégraphie

Alonzo King doit être leibnitzien sans le savoir, car Constellation constituer une parfaite illustration de la théorie de l’harmonie universelle. L’exploration de la thématique stellaire conduit le chorégraphe à des instants de toute beauté (lorsque les bras des danseurs, plongés dans l’obscurité, sont métamorphosés en antennes d’insectes extraterrestres par la magie des balles lumineuses qu’ils tiennent dans leurs mains) comme à des passages franchement poussifs (et vas-y que les danseurs s’enguirlandent dans un rideau de LED), sûrement pour compenser les moments où la thématique est totalement perdue de vue.

N’espérez pas trop non plus trouver un fil directeur dans la bande sonore, malgré la présence intermittente sur scène d’une mezzo-soprano : musique et danse n’entretiennent qu’un lien ténu. Induire le détachement du regard, devenant contemplation, par celui des sons et mouvements n’est en soi pas une mauvaise idée mais il faut se rendre à l’évidence – n° 1: cela ne fonctionne vraiment qu’avec Bach ; n° 2 : il est difficile de tenir plus d’une heure. Les tourbillons ralentissent le temps, la musique agrandit l’espace et le spectateur est bientôt perdu, cherchant vainement à s’orienter parmi des étoiles, toutes devenues comètes. 
 

Micro-chorégraphie

Imaginer la classe à partir du spectacle donnerait : une barre, vingt-cinq exercices de tours et dix de sauts. Les corps se torsadent, s’enroulent sur eux-mêmes… Alonzo King est d’une inventivité folle dans les tours, où culmine son art de la spirale. Au-delà de la technique classique, depuis longtemps intégrée et dépassée par les douze danseurs de la compagnie, on distingue même des emprunts au patinage artistique et à ses pirouettes à n’en plus finir. Les muscles, constamment sollicités, dessinent des corps fuselés, magnifiques dans toutes les nuances de mouvement et de peau – débarrassée des classiques collants. « Alonzo sait transformer chacun de ses danseurs en soleil radieux » et c’est là, seulement, que se découvre la seule constellation qui vaille : la compagnie. Encore que la chorégraphie peine à les relier. Même quand elles sont toutes visibles en même temps, ce sont des étoiles solitaires que l’on observe, à l’exception notable du pas de deux précédant l’entracte. Les lois de l’attraction et de la gravité y lient intimement les deux danseurs, qui s’épaulent autant qu’ils se manipulent – indéniablement le plus beau moment du spectacle.

 

Les constellations ne sont peut-être pas si propices à la danse qu’elles y paraissent (cf. les affreuses Pléiades d’Alban Richard, qui pour le coup possédait une structure mais absolument aucun vocabulaire chorégraphique, réduit à la marche). Vivement que les planètes se ré-alignent pour nous donner à voir la compagnie dans une autre pièce !

Mit Palpatine
À lire : les Balletonautes, qui n’ont pas franchement décollé
À voir : extraits

Les jardiniers du Parc

Les jardiniers, gardiens de l’amour

Quatre jardiniers ouvrent, ferment et encadrent chaque épisode-bosquet du Parc de Preljocaj. Ce sont les gardiens de l’amour, qui est toujours une histoire et qu’il faut savoir entretenir, faisant surgir ici l’allée dans laquelle les amants s’engagent, brisant là la narration pour vous tendre une fleur épanouie dans l’abandon amoureux, débarrassée de ses épines, qu’en respirant on n’image pas un jour faner. Les jardiniers cultivent une certaine idée de l’amour, dont la forme la plus achevée est certainement le mythe du séducteur qui, pris à son propre piège, finit par tomber amoureux – idéal qui traîne chez toutes les romantiques prêtes à prendre leur numéro pour figurer dans l’inventaire amoureux des Don Juan et Casanova, dans un pari insensé pour en être le dernier. Notez que les sexes sont réversibles dans ce jeu de rôle : le couple du Parc donne ainsi à imaginer le destin de la marquise de Merteuil et du Vicomte de Valmont si leur amour-propre ne les avaient pas entraîné à nouer d’autres liaisons dangereuses – c’est, du moins, la vision que j’en avais gardé, depuis ma découverte du ballet. Mais entre Laetitia Pujol, qui envisage le rôle façon Cécile de Volanges1, et Aurélie Dupont qui l’a dansé avec une résistance toute Madame de Tourvel, je commence à en douter. Il y a même dans cette résistance une certaine raideur, qui me fait entrevoir pourquoi Preljocaj cite la princesse de Clèves parmi ses sources d’inspiration.

Petit aparté pour rappel : le sens du devoir et la morale inflexible de la princesse de Clèves n’en font pas un exemple mais un monstre de vertu. Elle se donne sûrement bonne conscience en s’interdisant de tromper son mari mais se montre avec lui d’une incroyable cruauté en lui confessant n’aimer que M. de Nemours, auquel elle ne se livrera de toutes façons jamais. N’importe qui de moins moralisant et plus sensé aurait fait un choix, prenant soit son pied avec l’amant, soit son mal en patience avec le mari qui, à défaut du peu de désir qu’il inspire, fait tout ce qu’il peut pour se rendre aimable – la tendresse aurait fini par s’installer et le mari se serait contenté de se substitut d’amour pourvu qu’on lui ait tu que c’en était un. Merci donc de choisir un autre modèle littéraire pour la femme craintive de se livrer à l’amour : il aurait fallu que la jeune fille n’érige pas sa pudeur en morale pour que son souvenir l’emporte sur celui de la vieille fille aigrie. La transparence de la princesse, pseudo-vertu et véritable morale de la frustration en ce qu’elle place toujours une vitre entre elle et l’objet de son désir, m’exaspère autant que le style de madame de La Fayette, ce fin glacis censé donner du brillant à l’ensemble.
Je ne reconnais qu’un mérite à La Princesse de Clèves : m’avoir, en la fuyant, fait choisir l’option philo en khâgne. Fin de l’aparté.

Les jardiniers, qui ont le devoir de faire triompher l’amour, veillent à ce que l’héroïne ne connaisse pas le même destin que la princesse de Clèves – la manipulant, au besoin, dans ses rêves. Mais ce fantôme de la princesse est fort utile pour perçoir plus nettement l’opposition entre le sérieux de l’amour et l’éternel jeu de la séduction. Serait-ce une caractéristique féminine que de prendre l’amour très (trop ?) au sérieux, par opposition à une conception masculine beaucoup plus légère de la chose ? Cette question m’était déjà venue à l’esprit à la fin de Before Midnight lorsque Jesse fait semblant de rencontrer Céline et de la séduire pour la première fois après qu’elle l’a pressé d’avouer une infidélité pour laquelle il y avait prescription : Céline, qui aimerait se savoir aimée pour de bon, est agacée par ce jeu, lequel est pourtant un formidable moyen pour chacun de mettre à distance la personne qu’il a été au moment où il a souffert ou fait souffrir l’autre. Le jeu est à la fois la dérobade exaspérante d’un éternel adolescent et la sagesse d’un homme qui sait que l’on n’est jamais fidèle à soi-même ; le sérieux, le rêve puéril de qui exige des preuves quand l’amour relève de la foi et la reconnaissance de l’autre, la volonté d’avoir avec lui un rapport libre et franc.

Le jeu : le libertin joueur qui folâtre avec une muse courtement vêtue derrière un tronc d’arbre et revient, tout sourire, ne pensant pas à mal, vers celle qui lui plaît et qu’il n’a pas encore séduite ; le sérieux : le visage grave de celle qui se tient debout, face à celui dont elle ne sait s’il va ou non se tenir près d’elle encore longtemps – le nouveau visage d’Aurélie Dupont, impassible, presque dur. Il faut attendre les saluts pour voir l’étoile sourire : aucun amusement, aucun jeu durant tout le spectacle, elle campe sur son statut comme la princesse de Clèves sur sa morale. Plus défiante encore que son personnage, l’artiste ne s’abandonne plus, tandis que Nicolas Leriche embrasse tous les rôles qui se présentent à lui, joue tant et si bien qu’il semble rajeunir à chaque fois que je le vois.

À eux deux, ils illustrent bien les deux voies opposées que peut prendre la fin d’une étoile, naine blanche ou supernova. Alors que nombre de balletomanes ont trouvé Aurélie Dupont froide (comme crispée à l’idée que la fin de son parcours à l’Opéra puisse signifier la fin de sa carrière), Nicolas Leriche rayonne comme jamais (comme si la perspective d’une fin d’étape le libérait – un enfant à l’approche des grandes vacances – et qu’il ne se souciait que d’en profiter). On rencontre rarement la joie à l’état pur : différente de l’enthousiasme et la bonne humeur, la joie a quelque chose du divin. Avec Bach et Que ma joie demeure, chorégraphie de Béatrice Massin sur la musique de Bach, encore, Nicolas Leriche est, je crois, le seul interprète qui me l’ait jamais fait ressentir. Je sais qu’à sa soirée d’adieu, je n’aurai pas envie de crier bravo mais merci (le plus proche équivalent d’un je t’aime que l’on puisse adresser à quelqu’un que l’on ne connaît pas).

 

Les jardiniers, gardiens de mes fantasmes

Les jardiniers sont au Parc ce que les dieux grecs sont à la tragédie : le destin en marche, à coups de pistons et de roues dentées. C’est la mécanique des corps, du désir, les rouages qui font fonctionner la mythologie de l’amour. C’est une danse autre, moins lyrique, plus excitante – un contraste saisissant, l’altérité que l’on rencontre de plein fouet. C’est ce qui nous permet de rêver à une relation fusionnelle sans nous y perdre et de faire naître l’infinie tendresse à l’œuvre dans le pas de deux final. Les jardiniers sont, littéralement, ceux qui font l’amour.

 

Les jardiniers, gardiens du ballet

En même temps qu’il cultivent une certaine idée romanesque de l’amour, où le je(u) mène nécessairement à l’autre, les jardiniers se font aussi les gardiens de l’histoire du ballet. Comme un jardin, de saison en saison, d’année en année, le ballet n’est jamais exactement ce qu’il a été et reste pourtant semblable à l’idée de celui qui l’a dessiné. Les jardiniers observent ce tracé et circonscrivent ce qui est susceptible de prendre comme bouture dans le ballet classique, pour le renouveler sans l’altérer. Les expérimentations d’un Funambule ne prendraient pas, par exemple ; Preljocaj ne les fait pas entrer à l’Opéra, où la danse des jardiniers est la plus contemporaine qui puisse être donnée à l’Opéra sans aucun risque de rejet (il y a évidemment eu des pièces plus radicales mais pas à ma connaissance de plus radicales qui aient connu un tel succès). Avec ces jardiniers pousse tout un tas de productions néoclassiques : le décor étoilé ne vous fait-il pas penser à In the night ? Les manipulations aériennes de l’héroïne par les jardiniers à O Złożony / O Composite ? N’entendez-vous pas dans le parc des jeunes filles qui s’évanouissent les ombres furtives des moines de Signes ? De Carolyn Carlson, je retrouve aussi l’égyptien dans les mouvements mécaniques des jardiniers, comme si le ballet était une grande horlogerie, qui revient toujours en arrière pour indiquer l’avancée du temps.

Mit Palpatine

Proko, Chosta, y’a qu’à

À l’orchestre de Paris, les premiers violons sont polyvalents. Lorsque ce n’est pas Roland Dugareil qui s’improvise luthier en plein concert (je n’y étais pas mais on m’en a fait le récit), c’est Philippe Aïche qui remplace au pied levé le chef-d’orchestre souffrant. Ses collègues sont un poil plus concentrés que d’habitude, prêts à faire tout leur possible pour alléger la peine de leur camarade. Le second violon, promu premier par la force des choses, donne le la au piano et tout le monde se tient bien droit sur sa chaise.

On sent un peu ce flottement de quand la prof de danse, absente, a exceptionnellement demandé à une élève avancée de la remplacer : la fille panique un brin (je le sais, c’était moi), tout le monde fait les exercices demandés mais l’ambiance n’est pas la même, le cours manque d’assurance. Il se passe la même chose avec le troisième concerto de Prokofiev, malgré la volonté du chef-violoniste, qui ne ménage pas ses efforts (plus dans le style amortisseur que ressort, caractéristique de Paavo Järvi, le toon à baguette). Il en met plein les mirettes, un peu moins plein les oreilles. Les lignes musicales tremblotent (où est-ce qu’on va ?) puis s’affermissent (on ne sait pas mais on y va), sans toutefois trouver l’allant nécessaire pour rythmer l’ensemble (quand est-ce qu’on arrive ?).

Laurent trouve au chef un « physique de sommeil » et ce n’est pas Palpatine qui le contredirait, ayant manqué de se casser la figure en s’endormant après une longue journée de salon. Il n’empêche : chapeau bas et martèlements de pieds pour avoir relevé le défi. Le chef-violoniste et le pianiste se battent presque pour faire saluer l’autre, celui-ci se servant de l’appui qu’il prend sur le bras de celui-là pour l’envoyer saluer à l’avant. Match nul : ils saluent épaule contre épaule, après un changement de main de baguette – c’est que c’est encombrant, cette chose-là.

 

Après l’entracte (où l’on a élaboré les catégories de « chefs qui se regardent de dos » et « chefs qui se regardent de face »), Philippe Aïche retrouve sa place, au soulagement du second violon, qui ne savait manifestement pas à quel moment donner le signal de départ à la fin du concerto. Le nouveau chef intérimaire est un assistant de Paavo Järvi (aurais-je trouvé qu’il en reprenait un peu les attitudes si je ne l’avais pas su ?) et démontre une qualité essentielle du chef d’orchestre : c’est un tiers, qui dirige d’autant mieux l’orchestre qu’il n’en fait pas partie. Les musiciens ne s’inquiètent pas pour lui et ne s’en soucient que dans la mesure où c’est lui qui la donne (la mesure).

Ajoutons à cela les 9 cors et 9 contrebasses de la septième symphonie de Chostakovitch, dite « Leningrad » : tout de suite, ça envoie beaucoup plus. Surtout que tambours et trompettes nous signalent au loin une bataille à venir. De la même manière que les danses folkloriques ou les danses de salons renvoient à une pratique sociologique dans le ballet, tambours et trompettes ont ceci de particulier qu’ils peuvent symboliser une musique extérieure à la symphonie en son sein même, pourvu qu’on les en distingue – ici, par le volume sonore initial. Une citation comme une autre, me direz-vous si, comme moi, vous avez pensé à Ravel en entendant le crépitement du tambour dans le lointain. Lorsqu’il se rapproche et que la musique enfle, on croit être reparti pour de ces vagues dont Chostakovitch a le secret mais elle se brise très vite et avec elle, l’élan du combat – le tambour essaye bien de relancer le mouvement mais c’est une reprise avortée, qui ne réussit pas à secouer le silence depuis lequel elle s’élance.

À partir de là, j’ai du mal à imaginer la grandeur du peuple russe, qu’a voulu convoquer le compositeur, autrement que comme le souvenir d’un passé tsariste perdu. Curieuse manière d’encourager les troupes que cette symphonie à faire pleurer les pierres de la forteresse Pierre et Paul – à moins de penser qu’émouvoir fasse vraiment se mouvoir. Je dois avouer ne pas avoir trop creusé la question, distraite par la découverte d’un nouveau contrebassiste canon puis par une multitude de pensées prosaïques1, que j’ai essayé de noyer dans le flux de la musique – en vain : la Neva devait déjà être gelée. Le reste du concert a glissé sur moi, un brin éternel, un brin interminable. Lorsque le premier violon donne le signal du retour en coulisse, c’est d’un grand rond de bras : allez, hop, let’s call it a (challenging) day, on remballe.
 

1 Au prochain #JeudiConfession, je vous avouerai que je me suis soudain rappelée avoir oublié de recontacter la banque – là, je ne peux pas, c’est un peu honteux comme pensée de concert.

Allegro Barbaro

Béla Bartók et la modernité hongroise 1905-1920
 

affiche de l'exposition

 

Première bonne idée : appâter le visiteur avec un nom connu pour lui faire monter cinq étages et découvrir des peintres dont il n’a jamais entendu parler, alors que leurs toiles, entre fauves et folklore, lui parlent d’emblée. Je n’ai jamais vu la peinture de Sándor Ziffer, Dezsö Czigány ou Róbert Berény et pourtant, leurs tableaux me sont familiers. Les panneaux se chargent de m’expliquer pourquoi : moult analogies cultivées lors de voyages Paris-Hongrie et mûries par une culture propre, où le folklore occupe une place à part entière, beaucoup moins marginale que nos sabots et coiffes bretonnes (encore qu’en ce moment…). Cette prégnance du folklore dans les culture de l’Europe de l’Est, qui m’avaient intriguée dans certains romans de Kundera (lequel s’étranglerait en entendant parler d’Europe de l’Est et non d’Europe centrale), la voilà enfin visible – mais je ne dois toujours pas vraiment saisir, parce que ce n’est pas ce qui m’interpelle : je n’en retiens que les couleurs. Des couleurs, enfin, qui font ressortir la richesse de l’expérience humaine (et pas seulement sa vision) avec une puissance toute expressionniste : je ne me suis pas encore tout à fait remise de ce visage vert – vert ni de jalousie ni de maladie !
 

AutoportraitAutoportrait

Autoportraits de Dezsö Czigány et Sándor Ziffer.

Dans ses Deux Portraitspour orchestre (1907-1908), Béla Bartók fait se succéder l’ « idéal » et le « grotesque ». Dans le même esprit, les peintres hongrois de la nouvelle génération, partis pour la plupart compléter leur formation à Munich puis à Paris, semblent animés de la conviction que l’excès de gravité confine au grotesque : certains autoportraits basculent ainsi de l’introspection dans l’autodérision.

Extrait de la présentation du musée d’Orsay.
 

 Sandor-Ziffer Landscape-with-Fence

Sándor Ziffer, Landscape with fence

 

Seconde bonne idée : contempler la peinture en musique. Les deux arts rentrent autrement mieux en résonance par ce biais qu’en étant juxtaposés sur une chronologie (procédé tellement peu efficace que je suis toujours surprise d’apprendre que tel peintre n’était pas encore mort que tel musicien composait déjà). Et puis, c’est agréable : la scénographie est faite de telle sorte qu’il n’y a jamais collision sonore ; on circule librement dans les espaces aménagés au sein d’une grande pièce, sans personne sur les talons pour vous intimer d’avancer plus vite – seulement l’annonce de la fermeture du musée, à 17h30, un samedi après-midi ! La boutique est déjà fermée quand on sort de l’exposition : pas moyen de savoir si le DVD du Château de Barbe-bleue présenté est disponible à la vente. Cet opéra exerce sur moi une fascination que je ne m’explique pas totalement. Les quelques extraits donnés ont suffi à me donner envie de voir le reste de la mise en scène – peut-être m’aiderait-elle à comprendre pourquoi cela m’avait déjà fait un tel effet en version de concert. C’est en tous cas un prétexte parfait pour retourner voir cette exposition – avec Klari sous le bras, pour ajouter à la musique diffusée celle de la langue hongroise, pleine d’accents mystérieux.

 

Esquisse d'après un tableau de Róbert Berény

Je n’ai pas réussi à retrouver ce tableau (parmi mes préférés) mais une blogueuse en a fait une jolie esquisse à l’aquarelle, qui vous le fera retrouver sans souci lors de votre visite. D’après Róbert Berény, donc.

Mit Palpatine

« Beaucoup de pénis, encore eut-il phallus ! »

À propos de l’exposition Masculin/Masculin

On n’est pas franchement habitué à considérer le nu masculin comme une catégorie esthétique. Orsay le sait bien et mise sur le public gay et féminin pour faire des entrées. Le spectateur attiré par les belles plastiques est pris à son propre piège : il n’aura pas grand-chose d’autre à se mettre sous la dent et certainement pas de quoi bâtir une réflexion sur le nu masculin. Les panneaux, en blanc sur vert tilleul (à quand un équivalent des normes d’accessibilité W3C pour les expositions ?), ressemblent trop à des justifications a posteriori pour qu’on ait envie de les lire in extenso.

Il y a à boire et à manger dans ce bric-à-brac sauce Pinacothèque, de quoi faire son marché, un petit chef-d’œuvre par-ci, une paire de fesses par-là. Malheureusement, l’idéal classique de la virilité n’est pas franchement ma tasse de thé : ça manque de maigrichons, lesquels, confiés à Egon Schiele, ne peuvent qu’être maladifs. Qu’on me fasse une salle « danseur classique » et que ça saute ! Que cette barre entre Masculin et Masculin serve à quelque chose, enfin…

Curieux titre d’exposition, quand on y pense. La logique de la confrontation voudrait une comparaison des nus masculins/féminins. Mais cela impliquait une véritable démarche artistique et intellectuelle, qui interroge notre regard sur ces catégories, quand Masculin/Masculin se contente de présenter un éventail des idéaux de la virilité. Sans confrontation des adjectifs, on attend un substantif, un sexe, des sexes, qui puissent se montrer masculins. Mais Priape n’a manifestement pas été invité à cette petite sauterie. Les sexes se font bien désirer, cachés par de jolis drapés pudiques ou la bienséance qui les veut discrets, au repos. Lorsqu’ils apparaissent enfin, dans une salle qui pourrait choquer un jeune public, c’est tout penaud, parfaite illustration à l’éloge de la demi-molle (le clin d’œil à l’Origine du monde ? Oui, merci, j’ai vu, on pouvait difficilement le louper). Pas étonnant que le nu masculin peine à être reconnu comme catégorie esthétique (du moins pour le grand public, dont je fais partie), me dis-je, confortée dans l’opinion que cet arsenal pendouillant n’est décidément pas très esthétique.

Repensant à cette débauche de muscles saillants, je m’avise seulement maintenant que c’est peut-être ce qui manque : le saillant du phallus. Lorsque les peintres (majoritairement des hommes pendant des siècles) représentent des femmes nues, ils y mettent un peu d’abandon, de lascivité, de chair ; quand ce sont des hommes, des muscles, certes, mais point d’excitation – cachez cette érection que je ne saurais voir. L’adage est repris par le cinéma aujourd’hui : on peut voir une femme entièrement nue mais pas le sexe d’un homme, qui seul fait basculer dans la pornographie (cf. Elles) – c’est quand il est là qu’il y a du sexe. Et après, on s’étonne qu’un metteur en scène se sente obligé d’en faire des tonnes pour une scène de sexe lesbien : il faut y aller de manière un peu musclée, ostentatoire (ici ! scène de sexe, pas de câlins), quand d’une manière générale tout se passe comme si la femme n’avait pas de sexe (à force de s’épiler, faut dire qu’il finit par ne plus rien avoir de visible).

Au final, Masculin/Masculin vaut surtout pour ce qu’elle ne montre pas. À ce titre, le livre d’or est incomparablement meilleur que tous les cartels : l’échec artistique de l’exposition y est flagrant – non parce qu’on y critique le trop d’importance accordée aux photographies de Pierre et Gilles (seule découverte valable pour d’autres), mais parce qu’un grand nombre de visiteurs rend une appréciation sexuée, à l’image de cette femme : « Cela ne m’a pas réconcilié avec les hommes mais belle exposition tout de même. » De ce beau livre d’or, à la lecture croustillante, je retiendrai la meilleure critique de l’exposition qui soit, saillie extrêmement pertinente dans le choix de ses termes malgré son impertinence : « Beaucoup de pénis, encore eut-il phallus !!! »

Mit Palpatine