Quatre histoires de quatre couleurs en chassé-croisé. Les correspondances d’une histoire à l’autre sont bien davantage que de simples échos ou présences anecdotiques, et cette intelligence nouée serrée se fait sensible, oui : plus l’artifice est poussé, moins cela paraît artificiel, paradoxalement, la nécessité prenant le pas sur de trop rares et trop heureux hasards. Les monochromes achèvent de donner leur unité à chacune de ces tranches de vie, rendues dans le même coup foisonnantes : fondus dans une couleur unique, les traits s’y font moins lisibles, et il faut prendre le temps de détailler ce que semblait s’offrir avec une apparente facilité.
Giacomo Foscari, Livre 1, de Mari Yamazaki
L’histoire commence en Italie, et cela m’a fait tout drôle de voir cette portion du monde occidental stylisée façon manga. Il y a pourtant un lien auquel je n’avais pas songé, qui enracine le professeur italien en terres japonaises : « C’est dans ce Japon sans contraintes religieuses que je pouvais me représenter le monde romain antique. » Je n’avais jamais fait le parallèle entre ces mondes où l’on croit sans croire… Cela m’a semblé bizarrement éclairant. Les débuts sont fins et enjôleurs, mais l’histoire s’éternise dans des tomes que je n’ai pas trouvés à la médiathèque.
La Bouche sèche, de Jean-Philippe Peyraud
Des scènes sensibles de la vie plus ou moins quotidienne. J’aime beaucoup la sensibilité et le trait (et, dans l’image ci-dessus, le nez qui part de sous les cheveux).
Tamara de Lempicka, de Virginie Greiner et Daphné Collignon
Plus que le biopic de la peintre, c’est la palette restreinte et le dessin des visages qui m’a fascinée, parfois stylisé au point de leur donner un air vaguement monstrueux – Picasso-cyclopes de profil.
La Cire moderne, de Vincent Cuvellier et Max de Radiguès❤
À la mort d’un oncle curé, un jeune homme hérite d’un immense stock de cierges, qu’il se met en tête d’écouler pour se faire un peu de blé. C’est partie pour la tournée des églises, avec sa copine qui jure comme un charretier et son petit frère qui ne pense qu’à niquer. Au cours de ce road movie graphic novel improbable, il apprendra que les cierges de son oncle puent des pieds et découvrira quelque chose qui, oui, ressemble à la foi, un besoin de silence qui grandit en creux de son agitation coutumière et l’engage à lui faire une place. C’est… c’est beau.
Nouveau format de chroniquette ciné en test, en espérant que ce soit moins chronophage mais quand même sympa à lire. Dites-moi ce que vous en pensez. 🙂
The White Crow
C’est parti pour un Tutotal balletomane :
+ 10 points pour avoir réalisé un film sur Noureev, quel qu’il soit.
+ 10 points pour avoir embauché Oleg Ivenko, un vrai danseur qui, de surcroît, a la façon de danser un peu bourrine qu’on peut voir les vidéos de Noureev.
ni plus ni moins 0 point pour avoir inclus Sergueï Polunin, que je n’ai même pas reconnu (à l’annonce de sa participation, je pensais qu’il aurait le rôle-titre, mais le réalisateur n’est pas fou, il a parié sur un cheval moins instable).
+ 5 points pour les parrallèles entre des moments de la vie du danseur et des œuvres d’art, celles-ci faisant loupe pour appréhender ceux-là.
– 7 points pour ne pas avoir filmé les corps dansant de la même manière, avec autant de force et de sensibilité.
+ 5 points pour le gamin casté comme version miniature de Rudolph : même muet, il crève l’écran de son incroyable regard.
– 8 points pour le manque de fougue. La scène de la défection montre clairement le parti pris de la reconstitution sur celui de la légende (point de « I chose liberty ») ; il n’empêche : Noureev en jeune premier caractériel, mais encore timoré, ça fait tout drôle. Et Tutotal a raison : c’est zarb, à la longue, l’intensité émotionnelle qui passe principalement par les narines gonflées (une fois que vous l’avez remarqué, vous ne pouvez plus ne pas le voir).
– 10 points pour le manque de rythme : c’est LE gros défaut du film. Peut-être aurait-il fallu élargir le spectre temporel et brosser à plus grands traits.
+ 10 points pour Raphaël Personnaz dans le rôle de Pierre Lacotte qui n’a jamais été aussi sexy OMG. J’ai été en pleine dissonance cognitive à chacune de ses apparitions.
Ce qui nous fait un total de 15 points. Ah oui, j’ai oublié le regard inénarablement triste de Ralph Fiennes lui-même en professeur de danse, mais j’ai la flemme de revoir mon barème.
La Femme de mon frère
– Pourquoi tout le monde demande à tout le monde s’ils veulent des enfants ? Comme si on était en pénurie d’êtres humains.
Je pensais aller voir une comédie, canadienne-déjantée-indé sûrement, mais une comédie. Or le rythme est formel : ce n’en est pas une. Qu’est-ce au juste alors ? Probablement un mélodrame, mais qui se traîne des airs de comédie ratée pendant un bon moment – jusqu’à ce que la comédie ratée devienne une manière plutôt réussie de traduire l’ornière d’auto-détestation dans laquelle est tombée notre anti-héroïne, thésarde sans boulot dans une relation fusionnelle avec son frère, qui l’abandonne en tombant amoureux. On nage en plein akward, et Sophia n’est pas Bridget Jones : ce n’est pas une femme banale et sympa à la maladresse drôle ou attendrissante, à laquelle on s’identifie volontiers, mais une fille brillante et exécrable, l’incarnation de l’anti-grâce, dans son comportement envers les autres, sur qui elle reporte son mal-être, comme dans les traits de son visage perpétuellement défait. Le film a beau sonner juste, et beau sur la fin*, il n’en reste pas moins ingrat pour le spectateur, qui ne sait pas trop quoi faire des blagues nulles entre frangins et a du mal à encaisser le rythme de montage hyper saccadé redoublant les engueulades familiales. Bref, le spectateur est comme la femme de son frère : l’invité qui ne sait pas trop où se mettre.
*Quelques jours plus tard, j’ai eu envie de me rendre au parc de Vincennes et c’est en voyant les barques en arrivant que j’ai compris ce qui m’avait attirée inconsciemment.
Yesterday
– Miracles happen. – Like what? – Like Benedict Cumberbatch becoming a sex-symbol.
Cette réplique prouve que Yesterday était pour moi, même si je connais au final mal les chansons de Beatles. Peu importe, il y a les yeux éberlués de Himesh Patel, les expressions chewing-humées en sourire de Lily James (il a fallu attendre le générique pour que je retrouve où je l’avais déjà vu : dans Downtown Abbey !), dans un scénario ce qu’il faut de farfelu, bien manigancé : un parfait feel-good movie, où tout le monde retombe sur ses pieds (« I always knew I was second ; this is not a bad place to be » – mon petit cœur a fondu de sympathie). Puis, mine de rien, ça rappelle que, même si on a tendance à confondre les deux termes, la réussite d’une vie ne se mesure pas nécessairement à son succès (et ne se limite pas non plus à une relation amoureuse).
Yuli
C’est le mois des biopic de danseurs ! Après l’histoire de Rudolph Noureev, voilà celle de Carlos Accosta : je savais que la star cubaine du Royal Ballet venait des quartiers pauvres ; ce que je ne savais pas, en revanche, c’est qu’il n’avait, enfant, aucune envie de faire de la danse. Genre aucune : le môme se fait la malle dès qu’il peut, et c’est le père qui vient le raccrocher à la barre – non sans quelques menaces et violences au passage. Pour ce père peut-être plus soucieux plus qu’aimant, la danse représente pour son fils surdoué une porte de sortie inespérée. Pour le fils, c’est « un truc de pédé » qui le coupe de ses copains puis de sa famille, un exil que ceux qui l’envient ne comprennent pas comme tel : quand tous veulent fuir Cuba, Yuli est le seul à vouloir y revenir.
Prenant le contrepied des destins dansés, Yuli est le film de l’anti-vocation. C’est à peine l’histoire de Carlos le danseur : davantage celle de l’artiste qui s’est construit sur un déchirement, et a eu la force de ne pas nourrir de rancœur à l’encontre d’un art qui l’a déraciné – mieux : qui a fini par l’embrasser pour mieux se retrouver.
Wild Rose
I wanted you to takes your responsabilities. I never meant to take away your hope.
La magie du cinéma, c’est de réussir, en te racontant une histoire, à te faire apprécier une musique qu’a priori tu détestais. De la country, je n’entendais que l’harmonica et les bottes de western ; pour Rose-Lynn, c’est three chords and the truth, et je me suis laissée emporter par le visage et la voix de son actrice (non sans avoir copieusement recours aux sous-titres, parce que l’anglais des classes populaires avec l’accent de Glasgow, comment dire). J’ai été touchée par cette jeune femme qui se débat pour donner une forme à sa vie au détriment de ses deux enfants, qu’elle a eu trop tôt et qui, sans père, ne peuvent compter que sur leur grand-mère pour un minimum d’affection et d’organisation. Une fois n’est pas coutume, je n’ai pas pris spontanément partie pour les enfants lésés, je ne suis pas intérieurement scandalisée de ce que leur mère leur fait subir : certes, Rose-Lynn a quelque chose de la midinette irresponsable qui cherche la gloire en délaissant ses enfants, mais c’est aussi une femme qui cherche à exister sans se laisser définir par son passé ni s’effacer devant son futur, des enfants auxquels elle passerait le relai d’une vie non vécue. Malgré ses manquements impardonnables, ses promesses non tenues, ses manières de charretier et sa vulgarité, qui font de Rose-Lynn la Tonya Harding de la country, on sent que la seule la musique la fait vivre (cette scène où elle remonte sur scène pour la première fois depuis sa sortie de prison…). L’en priver, c’est l’éteindre, en témoigne cette fête d’anniversaire où son fils lui demande quel vœu elle a fait en soufflant ses bougies : avec un sourire résigné à fendre le cœur d’une pierre, elle avoue n’en avoir fait aucun et le lui cède ; elle n’en a plus l’usage. Pendant la majeure partie du film, on pense sincèrement que c’est elle ou les enfants, que tous n’auront pas leur chance – jusqu’à ce que la grand-mère, rassurée que sa fille assume enfin son rôle de mère en redevienne une, elle aussi, et c’est là, cette phrase : I wanted you to takes your responsabilities. I never meant to take away your hope.
Werk ohne Autor
Ich mache es, weil ich es kann. (« Je le fais parce que je peux le faire. »)
Alles, was wahr ist, ist schön. (« Tout ce qui est vrai est beau. »)
(C’est entièrement râpé pour le nouveau format express des chroniquettes ; je ne suis pas prête de me faire embaucher par Illimité pour les entrefilets.)
Attention, des éléments essentiels à l’intrigue figurent dans cette chroniquette de L’œuvre sans auteur – si vous êtes sensible aux spoilers, allez directement voir le film.
Dans une scène qui vaut déjà à elle seule d’aller voir le film, la jeune tante du personnage principal fait une requête aux chauffeurs de bus en arrivant au dépôt, puis se place au milieu des véhicules qui dessinent un demi-cercle autour d’elle : un à un, les chauffeurs se mettent à appuyer sans discontinuer sur le klaxon, chacun se faisant entendre en propre avant de se rajouter aux autres et d’inonder la jeune femme de ces phares sonores, dans une cacophonie-harmonie étourdissante. On la sent dans une ivresse folle. Elle ajoute après à l’attention de son jeune neveu Kurt que peindre un tableau qui fasse cette impression-là serait extraordinaire ; c’est ce que cherchent à faire les peintres abstraits qu’ils sont allés voir dans une exposition consacrée aux peintre dégénérés (la bonne ambiance dès l’ouverture du film).
Je ne sais pas si la peinture peut faire cet effet-là, mais le film de Florian Henckel von Donnersmarck (La Vie des autres), sans aucun doute : il nous prend dans un faisceau d’échos, conséquences et contingence étourdissant, superposant l’histoire individuelle et familiale à l’histoire d’un pays, représentées dans l’histoire de l’art. Il y a des regards de folie : celui d’Elizabeth, la tante de Kurt, internée par un médecin nazi ; celui de son cadavre dans la salle de bain / chambre à gaz ; le regard de Kurt, transporté, lorsqu’il entend à son tour la dépendance des choses et des êtres comme harmonie universelle, dix ans après sa tante émue de la trouver dans une seule note de piano, répétée ostinato ; celui d’Ellie, enfin, qui rappelle à Kurt sa tante, et transporte toute l’harmonie dans cet être qu’il aime désormais, sans savoir que le père de celle-ci est précisément le médecin qui a condamné sa tante. On sent une force de vie incroyable émaner de ces regards qui aimantent les nôtres, confondant la folie telle que stigmatisée par le corps médical (SS) avec une ivresse des sens, une lucidité qui vous livreF le monde par intuition.
Le scénariste-réalisateur se garde bien de transformer les échos en destins héréditaires. Ça, c’est le point de vue du médecin nazi, qui ne veut pas du « patrimoine héréditaire » de Kurt pour sa fille. Florian Henckel von Donnersmarck se fait un plaisir d’en prendre le contrepied : alors que le père de Kurt sombre dans la dépression, réduit qu’il se trouve à nettoyer des escaliers pour son adhésion de convenance au parti nazi (comme les trois-quarts du corps enseignant, souligne-t-il, lui qui voulait avant tout protéger sa famille), le même métier exercé par Kart pour gagner sa vie pendant qu’il se cherche comme artiste (un emploi dégoté par le beau-père, en toute délicatesse) finit en tranche de rigolade avec ses copains artistes, qui dessinent dans la poussière et font du Pollock avec la mousse du savon. De même, si les points communs entre tante et neveu sont nombreux, cultivés par le réalisateur pour souligner leur sensibilité au monde similaire, Kurt n’hérite pas du même déséquilibre mental, et redirige l’ivresse du monde dans la création artistique. Ou du moins, essaye-t-il.
Il faut avoir le cœur bien accroché quand on veut être artiste à cette époque-là en Allemagne : après que l’art moderne a été qualifié de dégénéré par les nazis, les communistes cherchent à le corseter dans la doctrine du réalisme socialiste. Kurt étouffe dans ce formalisme totalitaire et rêve de peindre pour de vrai, à l’Ouest. Mais savoir ce que l’on ne veut pas ne suffit pas à savoir ce que l’on veut, et la liberté tant espérée se confond à l’arrivée avec l’errance : Kurt bloque devant ses toiles vides – blanc sur blanc, ironise le beau-père.
Toute sa génération d’artiste est plus ou moins comme lui et ne sait pas quoi faire – pour faire nouveau ou attirer l’attention : la visite de l’école d’art où il souhaite s’inscrire est croquignolesque. Il faut du temps et de l’instinct pour distinguer ce qui relève de l’escroquerie et de la démarche authentique. Parfois, ce n’est pas même visible dans l’œuvre elle-même, seulement dans son histoire (le film nous en fait la démonstration avec le professeur), qu’il faudra apprendre à distinguer de la justification fumeuse a posteriori (là encore, une réjouissante démonstration avec l’étudiant mystifiant son papier peint). Lorsque Kurt finit enfin par trouver sa voie, « l’idée » après laquelle son pote d’atelier le faisait courir s’efface derrière le style. Il n’y a pas de truc, seulement la répétition d’une manière de faire, à travers laquelle Kurt rend le monde tel qu’il en est traversé. L’œuvre sans auteur, c’est probablement celle-ci, bien davantage encore que les fresques socialistes où le collectif devait l’emporter sur l’individu, et faire taire les « ich, ich, ich » qui irritaient tant le professeur.
L’œuvre sans auteur, ce sont les photographies en noir et blanc que Kurt peint en niveau de gris, avant de les filer-flouter avec un pinceau sec, reproduisant la vision qu’il adoptait enfant pour continuer à regarder ce qui était insoutenable, et honorer l’injonction de sa tante à ne pas détourner le regard, ni de l’horreur ni de la nudité : regarde, regarde, tout ce qui est vrai est beau.
L’œuvre sans auteur, c’est aussi la vie de Kurt et de ceux qui l’entourent, des vies négociées dans un contexte historique donné, où le libre-arbitre se retrouve avec un jeu d’action limité – assez pour tordre le cou au déterminisme, trop peu pour ne pas être rattrapé par le sens du destin. Dans les expérimentations de Kurt, le visage de son beau-père se retrouve mêlé sur la toile au sourire de celle qu’il a tuée et de sa fille, pêle-mêle qui sonne le principal incriminé ; il bafouille et titube sous les coups de klaxons qu’il est seul cette fois-ci à entendre, l’harmonie émanant du tableau ne résonnant comme signal d’alarme que pour lui seul.
L’œuvre sans auteur, enfin, de manière anecdotique ou essentielle, c’est celle de Gerhard Richter, grand absent des noms de peintre au générique. Les photos peintes par Kurt sont pourtant ses tableaux, peints après être passé à l’Ouest à la même période. Sans doute a-t-il réussi là un joli tour de disparition qui le fait transparaître, comme transparaît quelque chose (intensité, humanité, sensibilité, individualité ?) dans les images reproduites pour elles-mêmes et non pour leur contenu, n’a-t-il de cesse de rappeler, mais pas choisies au hasard non plus… Des choses qui vous touchent sans que vous sachiez nécessairement pourquoi – et voilà l’instinct du peintre éclairé par le génie du scénario, toute les histoires, individuelles, sociales et artistiques, ramassées, tenues par la nécessité. Pas de doute, c’est une œuvre, et elle a un auteur : Florian Henckel von Donnersmarck.
Le Solo proposé à Chaillot par Philippe Decouflé un est patchwork disparate, où les séquences n’ont même pas l’homogénéité de numéros : il y a des moments, des passages, des jeux d’ombre, de démultiplication, des entremêlements plus ou moins réussis de danse et de projections, de la musique et des bruitages live, mais aussi des prises de parole, une chanson mimée et même une séquence album photo de famille (avec un kangourou jouant obligeamment l’intrus) pour nous avertir de ce que ce solo ne sera pas une œuvre autobiographique. Ni une œuvre tout court, à vrai dire : la performance se présente plutôt comme le feuilletage d’un carnet de croquis. On se retrouve à éplucher des brouillons d’idées – idées qu’on trouverait merveilleuses intégrées à un spectacle auquel elles contribueraient à donner du sens, mais qui, juxtaposées ainsi, se contentent d’être ingénieuses… jusqu’à ce que l’ennui s’installe. Car, dans cette perspective expérimentale, la plupart des trouvailles sont exploitées jusqu’à épuisement formel.
L’orfèvrerie technique force l’admiration (les jeux d’ombres ont dû être abominablement compliqués à régler) mais ne raconte aucune histoire et ne suscite généralement aucune émotion passée la surprise de la découverte. Le passage où le chorégraphe rend hommage aux comédies musicales des années 1930, par exemple, commence fort : sa silhouette est démultipliée avec un décalage temporel et spatial qui évoque à merveille les scènes de natation synchronisée kaléidoscopiques (et me rappelle mes jeunes années de meneuse de revue lorsque, gesticulant entre les deux penderies à miroir de ma grand-mère, je m’amusais à créer des armées de corps de ballet). L’effet, saisissant, se dilue pourtant dans la répétition : peu à peu, les silhouettes perdent leurs contours et, de plus en plus floues, se concatènent en formes abstraites, sans que la pulsation induite par le décalage temporel crée un effet hypnotique qui prendrait la relève.
J’imagine que cela fonctionne sur certaines personnes. Il n’y a qu’à voir la différence de perception entre Christelle et moi à propos du mime sur Le Petit Bal perdu : pour elle, c’était comme les jeux d’ombre, cela s’éternisait, il aurait fallu couper après un ou deux couplets ; pour moi, la fascination ne s’interrompt pas, j’observe les doigts qui virevoltent, plus expressifs que des marionnettes sophistiquées. Peut-être est-ce dû à la similarité gestuelle avec la langue des signes, qui me captive, mais je trouve ça d’une poésie folle, et ne m’en lasse pas.
Christelle est davantage séduite par le tout début de la soirée (un passage que j’ai également aimé), lorsque Philippe Decouflé danse sous et avec la projection agrandie en temps réel de ses orteils. Cela paraît idiot dit ainsi, mais cela produit une espèce de court-circuit ; on ne sait plus comment s’emboîtent les parties du corps, laquelle vient d’où et appartient à qui – des orteils et des doigts peuvent-ils vraiment être si expressifs que ça ?
Quand je vois les merveilles qu’il chorégraphie avec ses dix doigts, je me demande pourquoi diable je m’échine à rajouter des centimètres à mes arabesques ; il y a tant de manières de faire surgir la poésie du corps – y compris d’un corps de 57 ans, comme nous le rappelle l’interprète à voix haute, craignant de ne pouvoir compter dessus autant qu’il aimerait. Quand je vois les merveilles qu’il danse de ses dix doigts, je regrette qu’il ne fasse pas davantage confiance à son corps et recherche la poésie dans la mécanique plus que dans l’organique – pourtant bien plus émouvant.
Ce solo ne fonctionne pas en tant que tel, alors même qu’il y a quantité de choses à sauver de son bric-à-brac, qu’il faudrait vider comme un grenier – conserver les fragments précieux et les nettoyer du reste. En l’état, on ne peut qu’imiter Philippe Decouflé, les mains jointes, doigts écartés, derrière son bureau : Well…
On aurait voulu s’écrier : well done! Mais : well, done.
J’avais fait l’aller et retour à l’hôpital avant le spectacle, mais comme j’y suis retournée après pour raccompagner Palpatine chez lui, j’ai davantage eu l’impression de faire l’aller et retour à Chaillot. C’est étrange, un moment de vie normale entre deux éternités à y être soustrait. Je retrouve au pied d’une statue la femme à qui il est convenu que je remette le duplicata de Palpatine, et comme si de rien n’était, elle prend de ses nouvelles, elle qui ne l’a jamais vu, moi qui ne l’ai jamais vue, son compagnon seulement un ami professionnel de mon éclopé. Cheveux courts, air à ne jamais se laisser abattre sans vouloir en découdre avec quiconque, elle me fait penser à ma collègue : j’ai mis six mois avant de comprendre qu’elle était ma boss.
Pendant la première pièce, d’Alexander Ekman, je stresse en sourdine comme si elle était une amie que j’avais embarquée voir un spectacle et dont je regretterais presque la présence, embarrassée de mon choix dont je doute de plus en plus qu’il lui plaise. Il y a des danseurs avec des gros croquenots, des vestes, torses nus, une poubelle, une caisse de régie, des fumigènes, des lunettes de piscine, je crois, tout un fatras qui m’amuse et m’embarrasse ; j’adore pourtant quand les danseurs éparpillés se regroupent pour s’ébrouer, frapper, trembler, se chewinggumer ensemble : quelque part, alors, ça se tient. Ça ne fait pas forcément sens, mais ça fait rire parfois, ou seulement sourire, ou rien du tout, mais ça se tient, tout d’une pièce, d’Alexander Ekman, donc : FIT. Mon amie improvisée apprécie ; je suis plus sereine pour la suite.
Wir sagen uns Dunkles : nous nous disons sombres ? noirs ? Les costumes sont sombres, effectivement, mais surtout les pantalons sont affublés de longues fanfreluches de cow-boys (cousues à l’arrière des jambes plutôt que sur le côté). Cela devrait être ringard, mais toute logique de bon ou du mauvais goût s’évanouit dès que les fanfreluches frémissantes prennent part à la chorégraphie : toujours à la traîne, elles écrivent le mouvement, visuellement. Ça caracole sévère, les croupes agitées des spasmes nerveux dont Marco Goecke a le secret (éventé mais qu’importe, pourvu qu’on ait l’ivresse). Lorsqu’une danseuse au long buste se rapproche de son partenaire, je vois une jument – une jument, je vous jure, les fanfreluches pour encolure, électriques. Cela aurait du être ridicule ; c’était juste beau. Incongru mais beau, comme dans le roman que j’avais en pause de lecture, Pietra Viva, où un surnommé Cavallino, qui préfère les animaux aux hommes, et voit ceux-là en ceux-ci, s’éprend d’une (vraie) jument.
Arrive en dernier la pièce de Sol León et Paul Lightfoot, les chorégraphes attitrés de la compagnie. Signing off. J’aspire à pleins poumons, cônes et bâtonnets la beauté que j’en attendais – et qui est là, dans une absence de surprise qui la rend encore surprenante. Des tentures noires et des panneaux modulent l’espace en écho à la musique de Bach : les corps de danseurs s’y découvrent plus que lumineux, solaires en pantalons blancs. J’en viens à me laisser fasciner par un danseur blond, moi que n’attirent généralement que les bruns ; dans cette dramaturgie abstraite, les physiques nordiques se gonflent de mythes méditerranéens, que voulez-vous. Moi c’est exactement ça, que je veux, comme un monstre mythologique à qui l’on sacrifierait chaque année son tribut de jeunesse : des corps jeunes mais pas lisses, pleins d’une vitalité qui surcompense l’absence de ride et d’histoire, des corps qui disent l’à vivre plutôt que le vécu et qui, ce faisant, donnent le désir de ce qu’il y a à vivre avec une intensité incroyable, dont je me gave sans jamais parvenir à satiété, encore moins à saturation. Palpatine est immobilisé dans son lit d’hôpital, le moindre centimètre de déplacement lui cause des douleurs incroyables, elles aussi ; et moi je suis là, ailleurs dans le noir, à me gaver de ces corps lumineux qui se donnent sans réserve, l’énergie jamais en stock, toujours à se renouveler dans la flamboyance de l’ici et maintenant. Ils ne donnent pas, ils n’ont pas encore cette conscience-là : ils laissent, comme des serpents qui viennent de muer ; ils laissent et moi je prends, sans attendre qu’on me l’offre, je m’empare de ces débordements de vie, contractions, abdominaux, rapidité, muscles, incision, petits culs, visages éclairés, habités. Je me sens vieille, à me gorger d’une vitalité que je découvre extérieure à moi, à me rendre compte de leur jeunesse. Mais pas tant que cela a posteriori : je m’étais emmêlée entre le NDT 1 et le NDT 2 ; il s’agissait bien de la compagnie junior, et non de la compagnie principale que je n’aurais pas vue rajeunir. On ne voit pas souvent des danseurs si jeunes d’une telle maturité artistique. Des artistes dans la force de l’âge, en somme, qui feraient passer la récente soirée Lóon & Lightfoot de l’Opéra pour une séance de répétition.